dimanche 22 janvier 2017

sur le journal de Witold Gombrowicz

Sur le Journal de Gombrowicz (1953-1969)

« Nous nous sommes accoutumés aux paroles sans vie : mieux vaut le verbe qui vous appelle à la vie. »
             Journal, Tome I, p.83


C’est en lisant celui d’André Gide en 1952 que Gombrowicz a eu l’idée de se lancer dans l’écriture de son propre Journal. Même si Gombrowicz emploie l’adjectif, ce n’est pas un journal « intime ». Il paraît par livraisons successives dans Kultura, une revue de l’émigration polonaise et s’écrit donc, si l’on veut, sous « les yeux du lecteur ». Le Journal est comme les romans une œuvre expérimentale et les sujets abordés sont variés. Les deux tomes de l’édition française sont accompagnés d’un index des noms et des thèmes fort utiles pour s’orienter dans cette œuvre foisonnante. Je n’indiquerai que quelques pistes.

J’aime les pages sur la musique : celle de Bach que Gombrowicz juge trop « abstraite » ; celle de Beethoven (1) qu’il défend opiniâtrement, en s’opposant aux jugements de Nietzsche sur le compositeur (dans le Gai Savoir) : « Pourquoi Nietzsche, quand il touche à Beethoven, tombe-t-il si bas ? ». Indigné par le traitement réservé à Beethoven, Gombrowicz s’en prend également aux interprétations sentimentales et mièvres des « tartarins  de la musique » à la Romain Rolland, qui « dans le dernier accord de l’andante du treizième quatuor », « se plaisent à entendre le rire de Bettina Brentano » et réduisent ainsi une œuvre musicale à une anecdote biographique. Milan Kundera qui aime non moins Beethoven, se souviendra de ces pages dans son roman L’immortalité.

Il y a souvent de longs développements purement philosophiques : sur l’existentialisme par exemple et sur Sartre, dont il s’étonne qu’il soit si peu lu en France et dont il discute la conception de la liberté.
Sur le communisme, qu’il aborde à travers un livre « pénétrant et dangereux dans sa monotonie belliqueuse » de Dionys Mascolo et face auquel sa position semble essentiellement défensive : « Contre le communisme, j’aurais sur le plan intellectuel quantité d’autres arguments. Mais ne vaudrait-il pas mieux, considérant ma politique personnelle, ne rien écrire sur ce sujet et même n’y point réfléchir ? L’artiste qui se laisse entraîner sur le terrain de ces spéculations cérébrales est un homme perdu.». Avant – ce balancement est fréquent chez Gombrowicz – de redevenir plus offensive et affirmative : « Nous autres, adeptes de l’art, avons ces derniers temps bien trop humblement permis aux philosophes et aux scientifiques de nous mener par le bout du nez. Nous n’avons pas su demeurer assez indépendants.». Il s’agit de « rétablir l’équilibre » car pour Gombrowicz, à cette époque, « le courant de pensée le plus moderne sera celui qui saura redécouvrir l’individu.» (2)

On y trouve aussi des lettres de lecteurs, des critiques de ses livres, auxquelles il se fait fort de répondre ! Et de la polémique : un réjouissant discours (3)sur « le problème qui domine entièrement toute l’epistêmé occidentale »  (« Plus c’est savant, plus c’est bête ! »), le pamphlet, Contre les poètes (4), qui est par moments très drôle, mais n’est pas ce qu’il a écrit de meilleur ; les pages sur Dante (5), où il se propose d’améliorer pour de sérieuses raisons philosophiques quelques vers de La Divine Comédie : ce qui provoque un beau scandale !
Parmi les quelques idées directrices du Journal, je noterai une constante méfiance envers la Science, la révolte contre ce qu’il nomme « l’abstraction » (car « l’homme réel est celui qui a mal ») et la volonté d’interroger les hommes dans leur rapport avec la culture. Il s’en explique dans Testament : « Mon Journal ne se propose pas d’approfondir notre culture, de l’enrichir, mais de vérifier si elle est bâtie à notre mesure et si elle demeure sur terre avec nous. Ce n’est pas la culture qui m’intéresse, mais nos relations avec elle. Mon point de départ est parfaitement simpliste : chacun joue à plus sage et plus mûr qu’il n’est.» (6)

Dans le Journal, il est évidemment beaucoup question de la Pologne avec laquelle ses rapports sont conflictuels et où ses livres sont interdits, de l’Argentine, mais aussi de l’Allemagne et de la France (son Journal Paris-Berlin).
Gombrowicz écrit assez capricieusement et des considérations profondes, sur la Douleur, un des thèmes de l’index, la mort, dont il ne croit « guère » qu’elle « soit le problème essentiel de l’homme » (7) voisinent avec de pures absurdités, des passages saugrenus, du non-sens, des tribulations amusantes, toutes choses que l’on trouve si fréquemment dans ses romans !

Son Journal est un journal d’écrivain en activité (de 1953 à 1969, parallèlement, il écrit ses deux derniers romans, La pornographie et Cosmos) et, au fil des pages, Gombrowicz se montre surtout soucieux de s’expliquer inlassablement.
Dès le début de son Journal, une personne « fort perspicace » l’a mis en garde contre cette tentation et lui a écrit : « Surtout ne vous commentez pas vous-même ! Ecrivez seulement ! Quel dommage que vous vous laissiez ainsi provoquer à écrire des préfaces pour vos ouvrages, des préfaces et même des commentaires !». Sage conseil en apparence, auquel il répond cependant : «… je suis contraint de m’expliquer autant que je peux, aussi loin que je peux. Bizarrement, je suis convaincu qu’un écrivain incapable de parler de soi-même est un écrivain incomplet.» (8)

Par moments, pour des lecteurs pressés, certaines pages pourraient simplement sembler de l’autopromotion et donner lieu à « quiproquo » ; comme il s’en explique encore dans Testament : « On achète un Journal parce que l’auteur est célèbre, et moi j’écrivais le mien pour devenir célèbre. Là est le quiproquo.» (9)
Afin de bien comprendre ce désir de positionner son œuvre parmi celles du siècle, il ne faut pas oublier que pendant plus de vingt ans, Gombrowicz a été un auteur très isolé, pour ainsi dire « inconnu ». Il est interdit dans son pays et ses livres ne sont pas traduits. Ferdydurke n’est ainsi traduit en espagnol qu’en 1947 et en 1958 en français par Gombrowicz lui-même, avec l’aide de Roland Martin. Une seconde traduction française – celle que l’on lit de nos jours – sera proposée par Georges Sédir en 1973, après sa mort.
C’est pour cette même raison que les dernières années de Gombrowicz ressemblent souvent à une tragique course contre la montre : on le lit, il est presque célèbre, il est même un temps pressenti pour le Prix Nobel, sa situation matérielle s’est très notablement améliorée, mais tout cela arrive un peu tard…

Je finirai sur un sentiment personnel. Ce que j’ai toujours aimé dans le Journal de Gombrowicz, outre que sa lecture est entraînante, riche et me fait rire, c’est que la question de la sincérité ne s’y pose pas, ou qu’elle s’y pose différemment : « Ce Journal, je le rédige à contrecœur. Sa sincérité insincère me fatigue.», note-t-il dès la première année (10). Nous ne sommes plus à l’époque de Rousseau, dont toute l’entreprise autobiographique suppose la transparence à soi-même. Nous sommes au milieu du vingtième siècle, où parfois « la conscience devient un piège pour elle-même » (c’est le sujet de Cosmos), où « l’homme » « est créé de l’extérieur » et se « révolte » contre sa « déformation » (c’est le sujet de Ferdydurke) et où « la sincérité » dont se réclamait l’auteur des Confessions, prend un autre sens : « Si je suis condamné à l’artifice, toute ma sincérité consistera à confesser que je n’ai justement pas accès à moi-même. S’il ne m’est jamais donné d’être moi-même, je ne peux sauver ma personnalité de la catastrophe que par ma volonté d’être authentique, un désir opiniâtre qui me fait proclamer envers et contre tous : « Je veux être moi-même », et qui n’est qu’une révolte tragique et désespérée contre ma déformation. Je ne puis être moi-même et pourtant je le veux, je le dois : c’est une des contradictions qu’on n’arrive jamais à résoudre ni à atténuer… D’ailleurs n’attendez pas de moi des remèdes contre les maladies incurables.» (11)
J’aime non moins – et ce sera mon dernier mot – que philosophiquement, Gombrowicz soit assez proche de la sagesse d’un Montaigne, le contraire d’un extrémiste donc ! S’opposant à Sartre comme je l’ai dit sur la question de la liberté, il écrit ainsi : «… ma liberté à moi c’est la normale, la simple « franchise » de tous les jours, indispensable pour vivre, et qui relève de l’instinct bien plutôt que de la réflexion, une liberté qui, refusant d’être un absolu, veut demeurer affranchie, c’est-à-dire n’importe laquelle : affranchie même envers sa propre liberté. Les Sartre, les Mascolo, eux, me semblent oublier que l’homme est un être né pour des tensions et des températures moyennes. Nous qui connaissons aujourd’hui et le froid de la mort, et le feu vivant, nous avons oublié le secret des doux zéphyrs qui vous rafraîchissent et permettent de respirer.» (12)


                                                                                            Frédéric Perrot 




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1 –  Sur la musique de Bach et de Beethoven, Tome II, p.115 à 128
2 – Sur le communisme, Dionys Mascolo, la liberté sartrienne, Tome I, p.183 à 199
3 – « Plus c’est savant, plus c’est bête », Tome II, page 533 à 540
4 –  Le pamphlet, Contre les poètes, Tome I, p.465 à 480
5 – Sur Dante, Tome II, p. 513 à 531.
6 – Testament, Entretiens avec Dominique de Roux, p.129
7 – Sur la mort, Tome I, p.90-91
8 – Tome I, p.88
9 – Testament, Entretiens avec Dominique de Roux, p.118
10 –Tome I, p.81
11 – Tome I, p.486
12 –  « … l’homme est un être né pour des tensions et des températures moyennes ». C’est moi qui souligne. Tome I, p.196-197

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