Sur le Journal de Gombrowicz (1953-1969)
« Nous
nous sommes accoutumés aux paroles sans vie : mieux vaut le verbe qui
vous appelle à la vie. »
Journal, Tome I, p.83
C’est en lisant celui d’André Gide en 1952
que Gombrowicz a eu l’idée de se lancer dans l’écriture de son propre Journal. Même si Gombrowicz emploie
l’adjectif, ce n’est pas un journal « intime ». Il paraît par
livraisons successives dans Kultura,
une revue de l’émigration polonaise et s’écrit donc, si l’on veut, sous
« les yeux du lecteur ». Le Journal
est comme les romans une œuvre expérimentale
et les sujets abordés sont variés. Les deux tomes de l’édition française sont
accompagnés d’un index des noms et des thèmes fort utiles pour s’orienter dans
cette œuvre foisonnante. Je n’indiquerai que quelques pistes.
J’aime les pages sur la musique :
celle de Bach que Gombrowicz juge trop « abstraite » ; celle de
Beethoven (1) qu’il défend opiniâtrement, en s’opposant aux jugements
de Nietzsche sur le compositeur (dans le Gai
Savoir) : « Pourquoi Nietzsche, quand il touche à Beethoven,
tombe-t-il si bas ? ». Indigné par le traitement réservé à Beethoven,
Gombrowicz s’en prend également aux interprétations sentimentales et mièvres
des « tartarins de la
musique » à la Romain Rolland, qui « dans le dernier accord de l’andante du treizième quatuor »,
« se plaisent à entendre le rire de Bettina Brentano » et réduisent
ainsi une œuvre musicale à une anecdote biographique. Milan Kundera qui aime
non moins Beethoven, se souviendra de ces pages dans son roman L’immortalité.
Il y a souvent de longs développements
purement philosophiques : sur l’existentialisme par exemple et sur Sartre,
dont il s’étonne qu’il soit si peu lu en France et dont il discute la
conception de la liberté.
Sur le communisme, qu’il aborde à travers
un livre « pénétrant et dangereux dans sa monotonie belliqueuse » de
Dionys Mascolo et face auquel sa position semble essentiellement
défensive : « Contre le communisme, j’aurais sur le plan intellectuel
quantité d’autres arguments. Mais ne vaudrait-il pas mieux, considérant ma
politique personnelle, ne rien écrire sur ce sujet et même n’y point
réfléchir ? L’artiste qui se laisse entraîner sur le terrain de ces
spéculations cérébrales est un homme perdu.». Avant – ce balancement est fréquent chez Gombrowicz – de redevenir plus
offensive et affirmative : « Nous autres, adeptes de l’art, avons ces
derniers temps bien trop humblement permis aux philosophes et aux scientifiques
de nous mener par le bout du nez. Nous n’avons pas su demeurer assez
indépendants.». Il s’agit de « rétablir l’équilibre » car pour
Gombrowicz, à cette époque, « le courant de pensée le plus moderne sera
celui qui saura redécouvrir l’individu.» (2)
On y trouve aussi des lettres de lecteurs,
des critiques de ses livres, auxquelles il se fait fort de répondre ! Et de la polémique : un réjouissant discours (3)sur « le problème qui domine entièrement toute l’epistêmé occidentale »
(« Plus c’est savant, plus c’est bête ! »), le pamphlet, Contre les poètes (4), qui est
par moments très drôle, mais n’est pas ce qu’il a écrit de meilleur ; les
pages sur Dante (5), où il se propose d’améliorer pour de sérieuses
raisons philosophiques quelques vers de La
Divine Comédie : ce qui provoque un beau scandale !
Parmi les quelques idées directrices du Journal, je noterai une constante
méfiance envers la Science, la révolte contre ce qu’il nomme
« l’abstraction » (car « l’homme réel est celui qui a
mal ») et la volonté d’interroger les hommes dans leur rapport avec la
culture. Il s’en explique dans Testament : « Mon
Journal ne se propose pas
d’approfondir notre culture, de l’enrichir, mais de vérifier si elle est bâtie
à notre mesure et si elle demeure sur terre avec nous. Ce n’est pas la culture
qui m’intéresse, mais nos relations avec elle. Mon point de départ est parfaitement
simpliste : chacun joue à plus sage et plus mûr qu’il n’est.» (6)
Dans le Journal, il est évidemment beaucoup question de la Pologne avec
laquelle ses rapports sont conflictuels et où ses livres sont interdits, de
l’Argentine, mais aussi de l’Allemagne et de la France (son Journal Paris-Berlin).
Gombrowicz écrit assez capricieusement et
des considérations profondes, sur la Douleur, un des thèmes de l’index, la
mort, dont il ne croit « guère » qu’elle « soit le problème essentiel
de l’homme » (7) voisinent avec de pures absurdités, des passages saugrenus, du
non-sens, des tribulations amusantes, toutes choses que l’on trouve si
fréquemment dans ses romans !
Son Journal
est un journal d’écrivain en activité (de 1953 à 1969, parallèlement, il écrit ses
deux derniers romans, La pornographie
et Cosmos) et, au fil des pages,
Gombrowicz se montre surtout soucieux de s’expliquer
inlassablement.
Dès le début de son Journal, une personne « fort perspicace » l’a mis en
garde contre cette tentation et lui a écrit : « Surtout ne vous
commentez pas vous-même ! Ecrivez seulement ! Quel dommage que
vous vous laissiez ainsi provoquer à écrire des préfaces pour vos ouvrages, des
préfaces et même des commentaires !». Sage conseil en apparence, auquel il répond cependant : «… je suis
contraint de m’expliquer autant que je peux, aussi loin que je peux.
Bizarrement, je suis convaincu qu’un écrivain incapable de parler de soi-même
est un écrivain incomplet.» (8)
Par moments, pour des lecteurs pressés,
certaines pages pourraient simplement sembler de l’autopromotion et donner lieu à « quiproquo » ;
comme il s’en explique encore dans Testament :
« On achète un Journal parce que
l’auteur est célèbre, et moi j’écrivais le mien pour devenir célèbre. Là est le
quiproquo.» (9)
Afin de bien comprendre ce désir de
positionner son œuvre parmi celles du siècle, il ne faut pas oublier que
pendant plus de vingt ans, Gombrowicz a été un auteur très isolé, pour ainsi
dire « inconnu ». Il est interdit dans son pays et ses livres ne sont
pas traduits. Ferdydurke n’est ainsi
traduit en espagnol qu’en 1947 et en 1958 en français par Gombrowicz lui-même,
avec l’aide de Roland Martin. Une seconde traduction française – celle que l’on
lit de nos jours – sera proposée par Georges Sédir en 1973, après sa mort.
C’est pour cette même raison que les
dernières années de Gombrowicz ressemblent souvent à une tragique course contre
la montre : on le lit, il est presque
célèbre, il est même un temps pressenti pour le Prix Nobel, sa situation
matérielle s’est très notablement améliorée, mais tout cela arrive un peu tard…
Je finirai sur un sentiment personnel. Ce
que j’ai toujours aimé dans le Journal de
Gombrowicz, outre que sa lecture est entraînante, riche et me fait rire, c’est que la question de la
sincérité ne s’y pose pas, ou qu’elle s’y pose différemment : « Ce Journal, je le rédige à contrecœur. Sa
sincérité insincère me fatigue.», note-t-il dès la première année (10).
Nous ne sommes plus à l’époque de Rousseau, dont toute l’entreprise
autobiographique suppose la transparence à soi-même. Nous sommes au milieu du
vingtième siècle, où parfois « la conscience devient un piège pour
elle-même » (c’est le sujet de Cosmos),
où « l’homme » « est créé de l’extérieur » et se
« révolte » contre sa « déformation » (c’est le sujet de Ferdydurke) et où « la
sincérité » dont se réclamait l’auteur des Confessions, prend un autre sens : « Si je suis condamné à
l’artifice, toute ma sincérité consistera à confesser que je n’ai justement pas
accès à moi-même. S’il ne m’est jamais donné d’être moi-même, je ne peux sauver
ma personnalité de la catastrophe que par ma volonté d’être authentique, un
désir opiniâtre qui me fait proclamer envers et contre tous : « Je veux
être moi-même », et qui n’est qu’une révolte tragique et désespérée contre
ma déformation. Je ne puis être moi-même et pourtant je le veux, je le
dois : c’est une des contradictions qu’on n’arrive jamais à résoudre ni à
atténuer… D’ailleurs n’attendez pas de moi des remèdes contre les maladies
incurables.» (11)
J’aime non moins – et ce sera mon dernier
mot – que philosophiquement, Gombrowicz soit assez proche de la sagesse d’un Montaigne, le contraire
d’un extrémiste donc ! S’opposant à Sartre comme je l’ai dit sur la
question de la liberté, il écrit ainsi : «… ma liberté à moi c’est la
normale, la simple « franchise » de tous les jours, indispensable
pour vivre, et qui relève de l’instinct bien plutôt que de la réflexion, une
liberté qui, refusant d’être un absolu, veut demeurer affranchie, c’est-à-dire
n’importe laquelle : affranchie même envers sa propre liberté. Les Sartre,
les Mascolo, eux, me semblent oublier que l’homme
est un être né pour des tensions et des températures moyennes. Nous qui
connaissons aujourd’hui et le froid de la mort, et le feu vivant, nous avons
oublié le secret des doux zéphyrs qui vous rafraîchissent et permettent de
respirer.» (12)
Frédéric Perrot
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1 – Sur la musique de Bach et de Beethoven, Tome
II, p.115 à 128
2 – Sur le
communisme, Dionys Mascolo, la liberté sartrienne, Tome I, p.183 à 199
3 – « Plus
c’est savant, plus c’est bête », Tome II, page 533 à 540
4 – Le pamphlet, Contre les poètes, Tome I, p.465 à 480
5 – Sur Dante, Tome
II, p. 513 à 531.
6 – Testament, Entretiens avec Dominique de Roux, p.129
7 – Sur la mort,
Tome I, p.90-91
8 – Tome I, p.88
9 – Testament, Entretiens avec Dominique de Roux, p.118
10 –Tome I, p.81
11 – Tome I, p.486
12 – « … l’homme est un être né pour des
tensions et des températures moyennes ». C’est moi qui souligne. Tome I,
p.196-197
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