On
m’a dit parfois – non sans une légère nuance de condescendance – que j’étais
« fragile », ce qui m’a chaque fois donné l’impression d’être un vase
en porcelaine qui se fêle au moindre choc et que l’on ne peut manier qu’en
prenant d’infinies précautions.
C’est
pourtant loin de correspondre à la réalité.
On
ne m’a pas ménagée au cours de mon existence, et si je me suis fêlée c’est
sous l’effet de chocs violents et répétés. J’ai connu les trahisons, les
échecs, les brimades, la précarité, l’incertitude, l’abandon, la culpabilité,
la violence psychologique, le chômage, l’indifférence, la douleur des deuils,
que sais-je ?
Dire
que je suis fragile sous-entend que je suis une petite nature et qu’une autre
personne, soumise aux mêmes épreuves que moi, s’en sortirait sans mal.
Dire
que je suis fragile c’est considérer que mon esprit portait déjà en lui-même
les germes de sa souffrance, que les chocs reçus n’y sont pratiquement pour
rien.
C’est
me pointer du doigt comme déficiente dès l’origine et dédouaner ceux qui, endossant
le costume du destin, ont porté les coups.
Selon
une idée répandue, le fait d’écrire peut nous aider à résister contre la folie.
Mais
non, la réflexion, avec ou sans stylo, ne peut que nous faire macérer davantage
dans notre mal être et nos ruminations.
On
n’a pas un cerveau différent pour vivre et pour écrire, et le seul fait de
saisir un stylo ne nous remet pas brutalement sur les rails.
Je
dirais même que le fait d’écrire (par exemple un journal intime) peut
contribuer à développer une amorce de délire, à lui faire prendre des
proportions encore plus précises et étendues, et à lui conférer une consistance
et une apparence de réalité qu’il n’aurait pas eues si on n’avait pas écrit.
Il
m’est arrivé parfois de noter mes pensées pendant que j’étais hospitalisée, mais cela
revenait à tirer sur un membre malade, cela revenait à fatiguer et à égarer
encore plus mon esprit qui avait surtout besoin de repos et de se confronter au
dialogue et à la chaleur du monde des humains plutôt qu’au silence vide d’une
feuille blanche.
Car,
quand on est fou, on ressent un grand besoin d’humanité et d’affection et
l’écriture, en nous renvoyant à notre solitude, nous renvoie en même temps à
notre souffrance et à nos défaillances.
Qui
pourrait le supporter, dans un si grand état de faiblesse ?
Il
m’arrive de trouver certaines personnes considérées comme saines d’esprit,
beaucoup plus folles que les fous. À
commencer par les jaloux, les vaniteux, les ambitieux, les belliqueux, et
certains partisans de partis politiques extrémistes ou de tendances religieuses
intégristes.
Parfois,
certaines personnes trop sûres d’elles-mêmes et de leur bon droit me paraissent
également plus folles que les véritables fous.
Les
authentiques fous sont souvent trop repliés sur leur souffrance pour être
nuisibles.
Ce
sont les gens raisonnables et considérés comme sains, qui essaient d’étendre
leur zone d’influence et qui protègent jalousement leur petit pouvoir et leurs
petites prérogatives, et qui se révèlent toxiques.
Les
authentiques fous sont presque toujours les victimes de gens raisonnables…
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La Portée de l’Ombre de Marie-Anne Bruch est un livre double,
qui au fil des pages fait alterner le récit douloureux d’une expérience intime
de la folie – la « folie qu’on enferme », dit-elle, citant dès les
premières lignes Rimbaud –, et de courts textes consacrés à des pièces
musicales aimées.
Autant
le récit autobiographique est abrupt et porté par une saine révolte que l’on
devine profonde, autant les pages qui nous invitent à un rapide voyage à
travers l’histoire de la musique – de Bach à Miles Davis – sont d’humeur
changeante, tour à tour enjouées et méditatives, et d’une écriture plus déliée
dans ses formules et ses images. Marie-Anne Bruch y privilégie une approche sensible
de la musique, celle d’une auditrice attentive.
Marie-
Anne Bruch, La Portée de l’Ombre
Rafael
de Surtis, 2020