La beauté est un monde
trahi
« Le
roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est
l’existence humaine dans le piège qu’est devenu le monde.» (Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être)
En 1984, paraît le second roman de Milan
Kundera depuis qu’il a fui son pays et s’est installé en France, en 1975, L’insoutenable légèreté de l’être.
Rétrospectivement, ce roman m’apparaît comme l’un des sommets de son œuvre. Je
tenterai de m’en expliquer dans les lignes à venir.
Avec son roman précédent, le plus étrange
et le plus déroutant (Le livre du rire et
de l’oubli), Kundera a engagé ce que je nommerai une tranquille « révolution
formelle ». Il s’agit de se débarrasser définitivement de certaines
conventions romanesques ; et de fait, on peine à envisager ce livre comme
un roman… Les sept parties qui le composent ne semblent avoir aucun lien entre
elles. Ce sont les thèmes et
uniquement les thèmes qui leur donnent une unité.
Ce principe se retrouve à l’origine de L’insoutenable légèreté de l’être, dont
les premières pages sont une réflexion de l’auteur sur ce « mythe loufoque » avec lequel
Nietzsche « a mis bien des
philosophes dans l’embarras » : celui de l’éternel retour. De ces
réflexions semble surgir un premier personnage, Tomas : « Il y a bien des années que je pense à Tomas. Mais c’est à la lumière de ces réflexions
que je l’ai vu clairement pour la première fois. ».
On remarquera d’abord que Kundera ne songe
nullement à se cacher, qu’il n’est en rien un narrateur impersonnel et qu’il
prive ensuite le lecteur de cette illusion
fondamentale qui explique notre amour des romans, à savoir que les
personnages qui s’agitent sous nos yeux ont l’air réels et parfois même plus
réels que certains vivants… Au contraire, Kundera rappelle à plusieurs reprises
leur caractère fictif et que ces « egos
expérimentaux » lui permettent de développer sa réflexion sur les
thèmes qui sont au cœur de son roman : la légèreté, la pesanteur, le
hasard, la trahison, le kitsch…
De même, Kundera prive le lecteur de son
goût de la « story ».
L’intrigue principale semble en effet assez mince : c’est une histoire
d’amour presque banale entre deux personnages, Tomas et Tereza qu’une suite de
« hasards » a fait se
rencontrer dans une petite ville de province.
Mais cette histoire d’amour n’est pas tant
racontée que pensée, méditée, interrogée, cela étant permis par l’alternance
des points de vue ; et au fil des pages, avec l’apparition d’autres
personnages plus ou moins liés aux premiers –Sabina, Franz – et celle de
l’Histoire – l’entrée des chars russes dans Prague –, cette « banale
histoire » prend une toute autre ampleur, pour devenir une fiction planétaire,
où sont évoqués au gré des voyages des personnages ou de leur fuite, la Suisse,
la Hollande, New York, le Cambodge.
Le lecteur n’en a pas forcément conscience ;
mais par une suite d’élargissements progressifs, tout, le terrible et le
dérisoire, étant raconté sur le même ton –
ce ton si particulier de Kundera, qui dans une même phrase peut passer de la
compassion à l’ironie la plus féroce – la « banale histoire » devient
symbolique de tout un monde en pleine perdition…
Cet élargissement progressif naît de la
composition même du roman, en sept parties relativement indépendantes où
s’enchaînent de courts chapitres numérotés, qui donnent leur rythme à l’ensemble.
J’aborderai à présent ce qui me touche le
plus dans le roman : l’importance des rêves et ce que je nommerai la
nostalgie de la beauté. Tereza est très jalouse, d’autant plus jalouse que
Tomas est très infidèle, et elle est aussi une
rêveuse, dont les rêves trahissent ses obsessions : les autres femmes,
la mort… Souvent, en se réveillant d’épouvantables cauchemars, elle les raconte
à Tomas, qui se sent évidemment coupable et tente de la consoler… Cela est
encore banal : combien de femmes nous ont raconté leurs rêves pour nous
accabler !
Mais un saut qualitatif est accompli dans
la quatrième partie, où il devient impossible pour Tereza comme pour le
lecteur, de distinguer ce qui est rêve et ce qui est réalité. Tout cela est
angoissant et très beau et l’on se croirait dans un film de Fellini, en particulier
Juliette des esprits, où le
personnage féminin ayant entendu son mari prononcer un nom de femme dans son
sommeil, sombre peu à peu dans un monde onirique, la folie guettant… Dans le roman qui nous occupe,
tout l’art du romancier consiste à raconter avec la même précision froide ce
qui pourrait être encore plausible et ce qui ne l’est absolument pas et de
laisser le lecteur dans l’indécision. À la toute fin du roman, Tereza renonce
elle-même à déterminer ce qu’elle a vécu, fantasmé ou rêvé…
Dans son essai L’art du roman, Kundera définit quatre grands « appels », auxquels le roman doit
selon lui répondre : l’appel du jeu, l’appel du rêve, l’appel de la
pensée, l’appel du temps. Dans L’insoutenable
légèreté de l’être, roman beaucoup moins drôle que certains de ses romans
précédents, Kundera me semble avant tout répondre aux appels du rêve et de la
pensée, la dimension onirique et la dimension réflexive étant presque
équivalentes.
Et c’est une très belle scène que celle où
Tereza voit disparaître emportés par la Vltava les bancs de couleur des jardins
publics de Prague :
« Elle
se retourna pour demander aux gens ce que ça voulait dire. Pourquoi les bancs des jardins publics de
Prague s’en allaient-ils au fil de l’eau ? Mais les gens passaient avec
une mine indifférente, ça leur était bien égal qu’un fleuve coule, de siècle en
siècle, au milieu de leur ville éphémère. Elle se remit à contempler l’eau. Elle se sentait infiniment triste. Elle comprenait que ce qu’elle voyait, c’était un adieu. L’adieu à la vie qui s’en allait avec ses
couleurs.»
Ce n’est pas exagéré de dire que Milan
Kundera n’aime guère, voire méprise le monde moderne. Cela enchante certains de
ses lecteurs fervents et consterne nombre de ses détracteurs, dont beaucoup, à
une époque, ne lui ont pas pardonné de renvoyer « dos à dos » si je
puis dire, l’ancien monde communiste et le monde dit occidental… Ce monde moderne que méprise Kundera, c’est
celui du bruit, de « l’oubli de
l’être », du « rire
imbécile de la publicité », où la nature disparaît, où la laideur
s’accroît… Mais mieux que dans ses essais, cette nostalgie de la beauté se
trouve exprimée dans ses romans à travers la conscience des personnages qui
souvent sont des témoins inconsolables d’un monde dévasté…
Tereza ne supporte plus « la laideur » de Prague, où des enfants pour s’amuser enterrent
vivants des oiseaux, où « la nuit russe »
semble être tombée sur les âmes et où les jeunes filles joyeuses qui dans « les premiers jours de l’invasion »
provoquaient les soldats soviétiques avec leurs jupes très courtes, ont disparu
et ne sont plus que ces femmes hostiles et silencieuses qui la bousculent dans
la rue. Elle n’aime plus que son chien, Karénine et rêve de « la campagne », d’un lieu à
l’écart, où ils pourraient s’installer elle et son mari, ce pauvre Tomas, qui
« fait vieux » et accepte,
le régime l’ayant brisé (il n’exercera plus jamais son métier, celui de médecin).
Ce sont les dernières pages du roman, une pastorale, où l’on voit Tereza conduire
des vaches et pleurer sur la mort de son chien ; et Kundera écrire quelques-unes
de ses méditations les plus profondes, sur le rapport de l’homme aux animaux,
l’effondrement de Nietzsche à Turin… Le plus étonnant demeurant que les deux
personnages, tombés en-dessous de leurs vies, sont « heureux ».
Ce dont a pris conscience Sabina, en
apprenant leur mort par une lettre du fils de Tomas. C’est encore une des ruses
narratives de Kundera : le roman n’a rien de chronologique et quand le
lecteur lit ces belles pages que baigne un
bonheur triste, il sait depuis longtemps que les deux personnages sont
morts dans un absurde accident de la circulation.
Sabina est artiste, elle est peintre et
elle aussi a la nostalgie de la beauté.
Elle a fui la Tchécoslovaquie et refuse que ses œuvres soient conçues
comme celles d’une persécutée et réduites à un quelconque message politique.
Elle est une femme libre et son
ennemi est « le kitsch », qui
est universel (comme tend à le démontrer la très grinçante et désespérante sixième
partie du roman). Elle est aussi une femme qui fuit, qui aime trahir, sa famille, son pays, ses
amants…
« Mais
qu’est-ce que trahir ? Trahir,
c’est sortir du rang. Trahir c’est
sortir du rang et partir dans l’inconnu.» Or, « Sabina ne connaît rien de plus beau que de partir dans l’inconnu. ».
Et, par un paradoxe qui n’est qu’apparent,
c’est justement cette femme qui, en entrant dans une église après avoir fui un
moment l’absurde « Chantier de la
jeunesse » où elle travaille, découvre que « la beauté est un monde trahi » :
« On
célébrait justement une messe. La
religion était alors persécutée par le régime communiste et la plupart des gens
évitaient les églises. Sur les bancs
il n’y avait que des vieillards, car eux n’avaient pas peur du régime. Ils n’avaient peur que de la mort.
Le
prêtre prononçait une phrase d’une voix mélodieuse et les gens la reprenaient
en chœur après lui.
C’étaient des litanies. Les mêmes
mots revenaient comme un pèlerin qui ne peut détacher les yeux d’un paysage,
comme un homme qui ne peut prendre congé de la vie. Elle s’assit au fond sur un banc ; elle fermait parfois les yeux, rien que pour entendre cette musique des
mots, puis elle les rouvrait : elle
voyait au-dessus d’elle la voûte peinte en bleu et sur cette voûte de grands
astres dorés. Elle cédait à
l’enchantement.
Ce
qu’elle avait rencontré inopinément dans cette église, ce n’était pas Dieu mais
la beauté. En même temps,
elle savait bien que cette église et ces litanies n’étaient pas belles en
elles-mêmes, mais belles grâce à leur immatériel voisinage avec le Chantier de
la jeunesse où elle passait ses jours dans le vacarme des chansons. La messe était belle de lui être apparue
soudainement et clandestinement comme un monde trahi.
Depuis,
elle sait que la beauté est un monde trahi. On ne peut la rencontrer que lorsque ses
persécuteurs l’ont oubliée par erreur quelque part. »
Derrière
Sabina, j’aperçois l’ombre de l’auteur, cet athée paisible, esprit désabusé,
mécontent, railleur, mais rarement cynique…
Milan Kundera, comme ses personnages,
demeure inconsolable que la beauté peu à peu disparaisse du monde dans
l’indifférence générale.
Frédéric Perrot