Sans
y penser, il monta dans le tramway.
En
cette heure matinale, il n’y avait personne à l’arrêt. Le tramway s’immobilisa
à sa hauteur, les portes s’ouvrirent devant lui avec un léger sifflement et il
s’y engouffra, son porte-documents sous le bras. Le tramway était vide et il
s’assit au hasard.
Après
la douloureuse nuit qui avait été la sienne, il avait l’esprit brumeux et ne
remarqua pas tout de suite qu’il n’y avait personne aux commandes. Il se leva
d’un bond pour s’approcher de la cabine où d’habitude était assis le
chauffeur : personne… Il tenta de se raisonner, mais il ne trouvait pas
d’explication plausible à ce phénomène.
Le
tramway poursuivait son trajet et ainsi traversa-t-il la ville d’un bout à
l’autre. Parvenu au terminus, le tramway marqua une courte pause avant de
repartir dans l’autre sens. Il ne s’arrêtait à aucune station.
L’heure
tournait. Il sourit amèrement en songeant qu’il allait être en retard à son
rendez-vous d’affaires. Le plus étonnant était que la ville ne s’animait
aucunement, comme si ses habitants l’avaient désertée ou comme si ce jour-là
ils avaient tous décidé de rester chez eux, cachés derrière leurs fenêtres
crasseuses. À un moment, il pensa à utiliser son téléphone pour prévenir
quelqu’un de sa situation, mais il dut constater que l’appareil ne fonctionnait
pas.
Ainsi
se passa sa première journée, puis les suivantes. Le tramway accomplissait sans
fin le même trajet dans une ville déserte, abandonnée, et lui curieusement, ne
souffrait ni de la faim, ni de la soif, comme si son corps réel, avec toutes
ses nécessités, était resté allongé dans la chambre de son appartement.
Pour
se dégourdir les jambes, il marchait de long en large. Pris d’une soudaine
inspiration, il se mettait à courir, comme s’il avait été un athlète et l’allée
centrale une piste… Soucieux d’occuper son esprit, il relisait sans cesse les
quelques feuillets que contenait son porte-documents.
Les
jours passaient. Des fleurs apparaissaient aux arbres le long des grands
boulevards. Bientôt ce serait l’été accablant. Puis l’automne, puis un nouvel
hiver, avec ses courtes journées et ses longues nuits…
Ne
pouvant se l’expliquer, il s’efforçait de ne pas prendre sa situation trop au
tragique. Tout bien considéré, il était à l’abri des aléas du climat, dans ce
tramway, dont la tranquille et silencieuse avancée souvent le berçait. Il
posait alors la tête contre la vitre et fermait les yeux. Il désirait rêver, jamais
il ne rêvait.
Les
années passant, il peinait à se souvenir de sa vie antérieure. Toujours il
était ramené à sa situation présente. Ce qui le rongeait, c’était sa solitude.
Si au moins, il avait pu même une fois apercevoir un autre visage, un autre
être ou même un animal… Avec quelle joie il eût accueilli l’apparition d’un
chien clopinant sur le trottoir ou celle d’un chat guettant en silence sa proie
sautillant parmi les branches… Mais il était selon toute apparence le seul être
vivant dans cette ville, à travers laquelle le tramway pour nulle part, comme
il l’avait nommé, continuait son trajet immuable.
Lui,
il vieillissait malgré tout. Tout son être se ratatinait. Il n’éprouvait plus
le besoin de se dégourdir les jambes ou d’occuper son esprit et assis,
recroquevillé dans un coin, il attendait l’heure de sa délivrance.
(Mars
2013, Marseille – Janvier 2019, Schiltigheim)
Frédéric
Perrot