Eric Doussin |
« Let me see you stripped/Down to the bone… »
Martin Gore
C’est
une situation impossible… C’est intenable, invivable, cela ne peut plus
continuer ainsi : c’est une torture, un véritable supplice… Et tout cela à
cause d’un malheureux malentendu, tout cela à cause d’une malheureuse phrase
prononcée sans intention particulière, tout cela à cause d’une malheureuse
phrase que je ne me souviens qu’à peine avoir prononcée… Et dont pourtant
depuis dix jours, je dois subir les désastreuses conséquences…
Mais
ce que j’ai dit – si tel est bien le nœud du problème, si telle est bien
l’origine de la mésentente –, ce que j’ai dit, je l’ai dit sans équivoque, je
ne pensais pas à mal… J’étais sincère lorsque j’ai prononcé ces quelques
malheureux mots qui ont été si mal compris, de travers et avec une
arrière-pensée que je ne leur donnais pas, une arrière-pensée qui n’était
simplement pas la mienne… Et il est en vérité tout à fait étrange, voire
incompréhensible que Louise me l’ait prêté cette arrière-pensée : comme si
je pouvais avoir vis-à-vis d’elle de telles arrière-pensées, empoisonnées,
nocives…
C’est
à n’y rien comprendre : comment peut-on se tromper à ce point et à ce
point s’obstiner dans l’erreur ? Et comment lui faire entendre raison, si
je ne suis plus autorisé à lui adresser la parole, si tout doit se passer à mon
corps défendant, bien malgré moi et sans que j’aie mon mot à dire ? Oui,
comment lui faire entendre raison, si je n’ai plus le droit de lui adresser la
parole ou de dire quoi que ce soit, si je suis condamné à accepter sans
broncher des conditions nouvelles et naturellement inacceptables, auxquelles
pourtant et contre toute vraisemblance je dois me soumettre… De même qu’au
terme d’une terrible lutte armée, un pays vaincu doit se soumettre aux
conditions en général guère charitables que lui impose le pays vainqueur…
Car assurément vaincu, je le suis : je
suis un pays dévasté, un pays en ruines, dont on a massacré ou déporté les
populations civiles, auquel on impose de nouvelles frontières, dont le
territoire se trouve divisé en différentes zones d’occupation et n’existe plus
que dans le souvenir de ses habitants et sur quelque ancienne carte devenue
obsolète… Et ce n’est en rien une façon de parler, ce n’est qu’à peine une
image… Dans ma situation et pour le dire sans ambages, avec tout ce qui s’est
passé depuis dix jours, comment pourrais-je avoir le souci de faire des
phrases…
Certes,
certes, il faut que je m’explique… Il faut que j’essaie d’être clair et que
malgré tout je parvienne à m’exprimer sans détours…
Disons-le
donc tout net : le plus terrible est que Louise ne me laisse nullement
l’occasion de dissiper le malentendu, non, elle refuse de me parler depuis dix
jours, depuis ce repas chez sa sœur au retour duquel elle m’a fait une scène
épouvantable, Louise refuse de communiquer avec moi autrement que par l’intermédiaire
de ces petits billets qu’elle écrit entre les quatre murs de ce qui était
encore il y a dix jours à peine notre chambre et dont la porte depuis me
demeure close, cette chambre où elle s’enferme à double tour, cette chambre qui
n’est plus la nôtre et qu’elle ne quitte quasiment plus, si ce n’est
pour déposer sur la table du salon l’un de ces petits billets incendiaires par
lesquels au sens propre elle pose ses conditions et s’est mise à
réorganiser de fond en comble notre vie commune pour en faire cette espèce
d’interminable cauchemar dont je ne sais comment me réveiller…
Le
premier de ces billets était net et sans bavures, d’un laconisme qui me
glaça : « Plus parler. Plus de mots. Silence. ». Et cela me fit
l’effet d’une déflagration : j’étais après la scène de la nuit, sonné…
Mais je n’étais pas encore au bout de mes peines : loin de là… Le second
beaucoup plus long, long de plusieurs pages, ressemblait à une sorte d’humiliant
traité de Versailles à usage domestique au fil duquel Louise m’indiquait point
par point et avec une jubilation aussi palpable qu’effrayante – comme si tout
cela n’était qu’un jeu cruel, une plaisanterie féroce –, ce qui
dorénavant serait mon lot…
Aussi
invraisemblable que cela puisse paraître, Louise m’indiquait point par point ce
que j’étais autorisé et n’étais pas autorisé à faire dans mon propre
appartement… Un appartement qu’elle divisait en différentes zones, en
différents espaces sur lesquels pesaient différentes règles, différentes lois
auxquelles je devais me soumettre… Ainsi la chambre m’était-elle désormais
interdite « sans négociation possible » : je devais me le tenir
pour dit… Et je pourrais tambouriner aussi longtemps et aussi fort que je le
voudrais, cela ne changerait rien et le seul résultat envisageable de mes
gesticulations serait de provoquer une querelle avec les autres locataires qui
ne manqueraient sans doute pas non plus de venir tambouriner afin que cesse
tout ce tapage… Mais naturellement – quelle langue de vipère ! et quel
venin ! –, elle comptait sur ma légendaire délicatesse, mon profond souci
des convenances et ma répugnance à me retrouver dans des situations
embarrassantes ou à faire, comme on dit, des histoires… D’un mot, elle ne se
permettait pas de douter qu’à la lecture de ces lignes ma réaction serait celle
d’un « adulte responsable » et non celle d’un gamin chamailleur, d’un
gosse insupportable à qui l’on ne saurait passer tous ses caprices… À cet instant, j’ai bien cru que j’allais
tout simplement enfoncer cette porte toute affaire cessante… Mais comment le
dire autrement : le venin agissait déjà… Je ne reconnaissais plus
Louise : voilà…
La Louise qui écrivait avec jubilation ces lignes
acides n’était pas la Louise que j’avais toujours connue, la Louise que
j’aimais et qui était ma compagne depuis plus de trois ans, mais une autre
Louise, une autre Louise dont je ne soupçonnais pas l’existence, qui se
révélait sous mes yeux et sortait de l’ombre… Qui était cette Louise qui
pouvait noircir plusieurs pages pour me donner mon congé ? Mais qui
était donc cette Louise qui simplement écrivait ?
La Louise que je connaissais, la Louise que
j’aimais, je ne l’avais jamais vue écrire autre chose que ses listes de
courses, des numéros de téléphone ou des dates de rendez-vous, chez le
dentiste, le gynécologue, oui, je ne l’avais jamais vue écrire autre chose que
ces courts pense-bêtes notés à la va vite sur des papiers autocollants scotchés
sur la porte du frigo ou au feutre sur quelque ardoise effaçable… Mais qui
était donc cette Louise qui n’ouvrait jamais un livre, ne lisait rien d’autre
que les inepties de la presse féminine et se révélait soudainement capable
d’écrire de ces phrases interminables et filandreuses, dans les méandres
desquels je me perdais, aux arêtes saillantes desquelles je me heurtais et me
blessais…
Tout cela pour dire que je ne comprenais pas ce qui
se passait et que j’étais désarmé face à cette Louise inconnue qui au fil des
mots se révélait et dont la prose me tenait sous son influence :
comme anesthésié… Qui était donc cette Louise qui demeurait barricadée dans
cette chambre et m’indiquait point par point ce que j’étais autorisé à faire ou
non… Mais qui était donc cette Louise autoritaire et cruelle ?
Dans ce terrible second billet, elle m’indiquait
également que je ne devais jamais et sous aucun prétexte me trouver en même
temps qu’elle dans le salon… Et si j’entendais la porte de la chambre s’ouvrir,
je devais me précipiter dans la cuisine, qui avec la salle de bains et les
toilettes, constituent ce qu’elle a appelé d’une expression que je n’ai certes
pas inventée, « les pays neutres »… Oui, aussi invraisemblable que
cela puisse paraître, je dois m’estimer heureux et satisfait de filer à toute
jambe dans la cuisine dès que j’entends s’ouvrir la porte de la chambre… Ceci
dans mon propre appartement : ceci dans un appartement, dont pour l’essentiel,
c’est-à-dire à hauteur de 80% et en raison de la différence entre nos salaires
respectifs, je paie le loyer… Mais dans ma situation, avec tout ce qui s’est
passé depuis dix jours, qu’est-ce que cela peut me faire ces histoires
d’argent ? Il est bien évident que d’être par exemple contraint chez
soi de dormir dans le canapé tandis que celle qui est votre compagne se
pavane dans la chambre dont elle vous refuse l’accès –
Enfin, je ne sais plus ce que je voulais dire,
depuis dix jours je perds de plus en plus le fil… Je ne fais qu’errer dans
l’appartement, je n’arrive à rien, et c’est à peine si j’ose m’approcher à pas
silencieux de la porte qui nous sépare… Parfois, je l’entends rire, rire aux
éclats, et ce rire, non moins que ses billets qu’elle écrit à un rythme
toujours régulier – à raison de six ou sept billets par jour, parfois longs,
prolixes, parfois lapidaires –, me glace : car de quoi peut-elle donc
rire ? Et rire aux éclats ? C’est à croire que de son côté, derrière
cette porte qui nous sépare, elle ne souffre nullement de la situation, au
contraire s’en amuse, s’en amuse beaucoup… Comme si tout cela n’était au fond
qu’une énorme et féroce plaisanterie, un jeu pervers qu’elle mène afin de me
mettre à la torture…
Il semble bien hélas en tout cas que le contact soit
rompu… Et tout cela peut-être à cause d’un malheureux malentendu, tout
cela à cause d’une malheureuse phrase prononcée sans intention particulière…
Evidemment, je ne veux pas croire que ces quelques mots que je ne me souviens
qu’à peine avoir prononcés soient l’unique cause de tout cela… Même je me
refuse à le croire, ce serait à devenir fou, et j’imagine que la crise couvait
déjà avant ce repas chez sa sœur… Oui, il y avait déjà quelque chose avant, il
y a nécessairement autre chose, mais quoi ? Qu’ai-je pu donc faire pour
mériter cela ? Et quand, et comment ce cauchemar se terminera-t-il ?
Lorsque je n’en peux plus d’être le bourreau de
moi-même et de chercher en vain ce que j’ai pu faire pour mériter cela, je sors
dans le quartier, je marche un peu… Comme si je pouvais ainsi me libérer de
moi-même, égarer au hasard des rues les questions insolubles et douloureuses
qui me harcèlent sans cesse… Mais non, rien n’y fait, ces sorties ne me sont
d’aucun profit, d’aucun secours, je suis nerveux, anxieux, fébrile et je ne
reste jamais longtemps hors de l’appartement… Il faut que j’y retourne, il faut
que j’y retourne au plus vite, je ne sais précisément ce que je crains ou
espère, il faut que j’y retourne au plus vite et déjà, ayant même oublié que je
suis sorti, comme un automate dont le mécanisme s’affole, je reviens en
courant, en courant à perdre haleine et sans rien voir, et déjà je gravis quatre
à quatre les marches de l’escalier, et déjà je me jette sur la porte de
l’appartement pour l’ouvrir avec des gestes nerveux…
Et je suis tout étonné de me retrouver hors
d’haleine au milieu du vaste salon vide et silencieux comme de toute éternité…
Rien n’a changé, le salon est vide et dépeuplé, la porte de la chambre
me demeure fermée… Et c’est comme si notre histoire était une fois pour toutes
écrite, c’est comme si rien – ô douleur – ne devait plus jamais changer…
Ce devait être le quatrième ou le cinquième jour…
J’ai voulu tendre un piège à Louise, j’ai fait semblant de sortir et je
suis resté devant la porte de l’appartement, l’oreille tendue, attendant,
attendant que quelque chose se produise… Je n’ignore pas que Louise profite de
mes absences pour se nourrir, aller aux toilettes, passer sous la douche :
enfin tout ce qu’une personne fait et doit faire, tout ce que son corps lui
impose… Et ce jour-là, j’attendais anxieusement d’entendre la porte de la
chambre s’ouvrir tel un chien de garde aux aguets, et je devais avoir l’air
bien ridicule : l’oreille tendue, piaffant d’impatience devant la porte de
mon propre appartement…
Enfin, la porte de la chambre s’ouvrit et ce que
j’entendis alors me confondit plus que tout le reste… Dans le silence de
l’appartement vide, Louise chantait, oui, dans le silence de l’appartement
vide, vide de moi, Louise chantait et sa voix claire s’élevait
joyeusement… Et c’était comme si elle s’enivrait de son propre chant, c’était
comme si sa voix ravie et enchantée de sa propre clarté ne devait plus cesser
de s’élever vers des hauteurs et des cimes de ravissement pour moi
inaccessibles… Oui, elle chantait, elle chantait comme une jeune fille heureuse
qui s’abandonne au pur plaisir de chanter… Et de l’entendre chanter,
s’abandonner à cette joie pour moi écœurante, s’abandonner à cet
insolent bonheur – comme si plus rien n’existait en ce monde que son chant –,
me désespéra plus que tout le reste…
Je demeurais, béant, devant la porte… Et je ne fis
rien, je ne fis rien d’autre que rester devant cette porte, béant et abattu… L’idée
de surprendre Louise avait simplement disparu… L’idée de lui tendre un piège
s’était simplement évaporée… Car, dois-je le dire, de même que je n’avais
jamais vu Louise écrire, de même jamais jusqu’à ce jour je ne l’avais entendue
chanter…
Non, cela ne peut plus durer, cela ne peut plus
continuer… Il faut que je fasse quelque chose et j’ai décidé de lui répondre…
À aucun moment jusqu’à aujourd’hui, en ce onzième
jour où je dois de toute urgence entreprendre quelque chose – notre congé, cette douzaine de jours
qui devait constituer nos vacances, pendant lesquelles nous devions partir à la
neige, faire du ski, profiter de l’air vivifiant des montagnes, touchant à sa
fin –, cette possibilité ne m’avait effleuré : la possibilité de moi-même
écrire pour répondre à Louise, afin de lui dire simplement que cela ne peut
plus durer, qu’une telle situation est intenable, invivable…
Oui, je n’avais pas envisagé cette possibilité… Je
recevais ses billets, pour mon plus grand préjudice je les lisais, mais l’idée
ne m’était pas venue que je pourrais y répondre…
Je me suis installé à la table du salon avec un
certain nombre de pages volantes… Et j’ai décidé de ne pas me relever de cette
chaise tant que je n’aurai pas écrit à Louise tout ce que j’ai à lui écrire,
pour lui répondre et que peut-être enfin s’achève cet interminable cauchemar…
Dans deux jours, Louise et moi, nous sommes censés reprendre le travail
et je ne veux même pas imaginer ce qui pourrait alors se produire…
Depuis une heure déjà, je suis assis à cette table,
j’ai un stylo à portée de main et devant moi, posée sur une revue, ce que les
écrivains appellent une page blanche… Je ne suis évidemment pas écrivain
et n’ai jamais songé à l’être… J’ai un métier, une profession, j’allais dire sérieuse
et je ne me suis jamais soucié d’écrire quoi que ce soit d’autre que ce que
tout le monde écrit : des cartes postales, des lettres de contestations
administratives, des listes de courses… J’ai si peu de mots, si peu de mots… Et
comment écrire avec si peu de mots ? Comment écrire lorsqu’on dispose
d’aussi peu de mots… Et quelle injustice de se retrouver contraint de se
poser de telles questions ! Quelle absurdité de chercher ses mots, des mots
qui ne viennent pas, des mots qui se dérobent, échappent… Et ce, alors que le
temps passe, le temps passe…
Et comme le temps passe, comme dans le silence du
salon j’entends l’horloge murale marteler impitoyablement les secondes, je
m’énerve, je m’énerve tout seul et en souffrant atrocement, je dois me retenir
de me lever de cette chaise stupide, je dois lutter contre l’envie de me lever
séance tenante de cette chaise stupide… Et je sens que sous la table mes deux
jambes tremblent, tremblent malgré moi et avec des mouvements irrépressibles…
Je sens la sueur sur mon front… Et j’ai les tempes douloureuses, douloureuses,
je suis oppressé, j’ai peine à respirer…
Et en haletant comme un homme à qui l’air manque,
d’un coup avec un cri de colère, un cri de colère douloureux, j’attrape le
stylo et je commence à écrire, à écrire en traçant fiévreusement chaque mot,
guidé par l’espoir aveugle qu’au terme de cet effort insensé, de cette
invraisemblable douleur consistant à écrire un mot après l’autre – en me
mettant à nu devant elle, en lui avouant toute l’étendue de mes souffrances et
que tout cela ne peut plus, ne peut plus continuer –, je parviendrais à trouver
les mots justes : et ce, afin que cet interminable cauchemar
finisse et que nous soyons Louise et moi, sauvés…
Quelques heures dont je n’ai aucun souvenir ont
passé… Tout a été si vite… Je suis anéanti, plus mort que vivant… Tout cela n’a
pas dû prendre plus que quelques minutes… Ayant glissé la feuille sous la
porte, épuisé, littéralement vidé, je me
suis rassis et j’ai attendu… Cela n’a pas dû prendre plus que quelques minutes…
La porte s’est ouverte… Louise est apparue sur le
seuil, elle a fait dans le salon quelques pas et en me regardant d’une manière
effrayante, comme si elle ne me voyait tout simplement pas ou comme si elle
voyait à travers moi, elle a calmement déchiré la feuille de papier sur
laquelle avec tant de peine, j’avais en tout et pour tout écrit une petite
vingtaine de lignes…
Et à présent, que puis-je faire ? Sinon
attendre que quelque autre événement catastrophique et inimaginable se
produise, lorsque dans deux jours notre congé s’achèvera et que nous devrons
Louise et moi, reprendre le travail…
Frédéric Perrot.