Sur les Possédés
Je crois que Les Possédés est le roman le plus
puissant de Dostoïevski. C’est un roman violent, sombre, emporté. Ce n’est en rien un roman confus. Le récit est très maîtrisé.
Il y a moins de « grandes scènes » que dans L’Idiot, de ces scènes où Dostoïevski rassemble soudainement tous
ses personnages ; il y en a une en fait – l’arrivée de Stavroguine,
précédé par Piotr Stepanovitch dans le salon de la mère – et l’action se joue
aussi en extérieur, dans une ambiance
tour à tour « grisâtre » ou nocturne.
Mais si l’on songe aux Possédés, ce qui revient presque
immédiatement en mémoire, c’est son invraisemblable galerie de personnages. Quatre principalement : Stavroguine,
Piotr Stepanovitch, son « singe », Kirilov et Chatov. Si l’on excepte le « singe », les trois autres sont des
personnages excessifs, contradictoires, des figures intrigantes.
Kirilov est fou. Stavroguine ne l’est pas moins. Le premier veut se tuer
pour obéir à une idée, le « suicide logique » ; le second est un
débauché, un malheureux qui a mené « une vie ironique », a sans doute
violé une petite fille et s’est marié avec une pauvre « malade
mentale » au terme d’un pari d’ivrognes. Brutal cynisme, mépris de la
fragilité des êtres… Ce mariage gardé secret est malgré tout quand il est
révélé une forme de suicide social comparable
à celui de Pierre dans le roman de Melville. En tous cas et avant même cette
révélation, tous les personnages s’interrogent sur « la santé
mentale » de Stavroguine, dont les agissements sont pour le moins bizarres,
sauvages, saugrenus...
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Kirilov, qui a
tant fasciné Albert Camus, qui lui consacre un chapitre du Mythe de Sisyphe, est un insomniaque d’un
genre particulier ; à proprement parler, il ne dort jamais, il passe ses nuits dans sa chambre à penser, marcher et
boire du thé, au point que Chatov, qui craint qu’il ne devienne
« épileptique », lui lance à un moment : « Ecoutez Kirilov,
vous ne devez plus veiller toutes les nuits.».
C’est non moins un monomaniaque, l’homme d’une
idée : « Je ne sais comment cela se passe chez les
autres, et je sens que je ne puis être comme tout le monde. Tout le monde pense
à une chose, et puis pense immédiatement à une autre chose. Moi je ne peux pas penser
à autre chose ; toute ma vie je pense à la même chose. Toute ma vie j’ai
été tourmenté par Dieu… »
Kirilov,
qui est « ingénieur », un « constructeur de ponts » a
encore une particularité étonnante : ayant vécu longtemps « à l’étranger »,
il s’exprime dans un russe que la plupart des autres personnages trouve
« étrange », comme s’il avait un « défaut d’élocution ».
Personne ne comprend d’ailleurs vraiment sa fameuse idée, qu’inlassablement il
explique avec patience ou irritation. Ne dormant pas, il connaît de curieuses extases ; ses pensées prennent parfois un
tour éthéré, évanescent ; il n’est pas un brutal cynique comme Stavroguine,
il « aime les enfants ».
Les personnages
sont excessifs ; même Chatov, la victime. L’intrigue principale du roman, c’est
en effet la longue préparation d’une exécution sommaire au fond d’un
bois : celle d’Ivan Chatov, qui veut se libérer du mouvement révolutionnaire,
auquel il a un temps appartenu et auquel il ne croit plus. C’est en un mot le
récit en apparence compliqué d’un
« complot » dont les protagonistes mêmes – de petits « provinciaux »
veules et effrayés –, saisissent mal les tenants et les aboutissants.
Le crime
proprement dit occupe une cinquantaine de pages, dont je ne connais aucun
équivalent dans la littérature universelle… Chatov a retrouvé le goût de la vie ; suite au
retour pour le moins inattendu de sa
femme, qui va bientôt accoucher d’un enfant qui n’est même pas le sien, mais celui
sans doute de Nicolaï Stavroguine ; ce « misérable »… La scène
paraît impossible ; elle est
bouleversante. Après s’être démené comme un beau diable au chevet de sa femme, lui
avoir tenu des discours enflammés sur le « grand mystère » que
constitue « l’apparition d’un nouvel être », leur « vie
nouvelle », « la bonté des hommes », rendu moins méfiant par son
bonheur, heureux, il est attiré dans un vulgaire guet-apens et assassiné
« comme un chien » par de médiocres conspirateurs, qui veulent
récupérer « une presse d’imprimerie », afin de diffuser leurs ineptes
« proclamations ».
Ce crime a été
préparé par cette crapule de Piotr Stepanovitch, ce personnage aussi irritant
que la Mouche de la Fable, ce trublion hystérique, infatigable, qui a décidé que
Chatov devait être assassiné. Ce Iago d’opérette – tous les personnages des Possédés sont un peu
« d’opérette », c’est la dimension sarcastique du roman – intrigue
bassement auprès d’un gouverneur crédule et effrayé, dont il abuse de la
faiblesse, afin qu’il lui livre Chatov… Car c’est aussi le récit d’une vengeance, qui comme celle de Iago est toute personnelle –
Chatov a « humilié » Piotr Stepanovitch par le passé – et qui n’a
donc guère de raison « politique ». Le mouvement révolutionnaire dont
ce dernier prétend être un des chefs n’existe peut-être même pas…
C’est un roman à
thèse, si l’on veut, une critique des « nihilistes » russes et du
« nihilisme » européen en général.
Le roman a été perçu à sa parution en Russie comme un violent « pamphlet »
que politiquement on peut dire « réactionnaire ». Les
« libéraux » sont de tous les personnages les plus ridicules.
Deux questions
paraissent fondamentales pour Dostoïevski : le suicide, qu’il conçoit
comme « un mal spirituel » et l’athéisme qu’il considère comme
« le problème » de son temps et la plus lourde menace qui pèse sur
l’avenir de la Russie et de l’Europe…
Le problème de l’athéisme
est formulé très clairement par Ivan dans Les
Frères Karamazov : « Si Dieu n’existe pas, tout est
permis ». Pour le personnage, comme pour son créateur, ce
« tout » est redoutable, effroyable : on ne peut pas dire que le
vingtième siècle leur ait donné entièrement tort… Ivan, cette figure de
« la révolte métaphysique » dira Albert Camus, qui n’intervient pas
pour empêcher l’assassinat d’un père qu’il déteste, laisse faire puisque « tout est permis », finit dans la
folie…
Dans Les Possédés, ces deux questions, ces obsessions se retrouvent éclatées dans
la conscience des différents personnages, qui les incarnent comme malgré eux. Elles les tourmentent, les
font discourir, les agissent : en ce sens aussi, ce sont des
« démons », des « possédés ». Ainsi Chatov n’est-il pas
moins hanté par l’idée de Dieu que Kirilov. Kirilov se suicide ; Stavroguine
également. Dostoïevski n’est pas « un penseur » : il est
romancier, il a besoin de ses « marionnettes » qui acquièrent dans
tant de scènes un si troublant relief.
C’est enfin un
roman ironique et l’ironie grinçante du romancier touche tous les personnages. Même Chatov lors de sa première apparition « est
caractérisé assez cruellement », comme le remarque Milan Kundera dans L’art du roman : « … c’était un de ces
idéalistes russes qui, illuminés soudain par quelque immense idée, en sont restés
éblouis, souvent pour toujours. Ils ne parviennent jamais à dominer cette idée,
ils y croient passionnément, et dès lors toute leur existence n’est plus,
dirait-on, qu’une agonie sous la pierre qui les a demi-écrasés.»
Quant au noble
suicide « logique » de Kirilov, qui en toute simplicité veut devenir « Dieu »
et affirmer par sa mort son « indépendance », sa « liberté »,
« la peur » étant « la malédiction de l’homme », il tourne
à la catastrophe, s’achève dans la démence, la folie furieuse. Non seulement
Kirilov accepte par « indifférence » que son acte serve les vils
desseins de Piotr Stepanovitch – il se reconnaîtra coupable de la mort de
Chatov – mais la scène est affreuse et en dit long sur la réalité concrète d’un
suicide… Le suicide n’est pas un acte « libre »…
Dostoïevski ne
partage pas les illusions dangereuses
et mortifères de ses personnages.
On peut même dire que son propos est de les tourner en dérision en les
confrontant au réel ; et dans le pénible et horrible récit de la fin de
Kirilov, on le sent grimaçant, haletant, ricanant.
Il
demeure évidemment difficile de dire ce que Dostoïevski veut prouver au juste : est-ce important, la bêtise,
c’est de vouloir conclure… Mais peut-être son roman, qui est aussi très mélodramatique et se lit comme un roman
d’aventures, porte-t-il en lui-même sa propre image : celle d’une
« toile d’araignée ». Lisa, la jeune fille de la bonne société que
l’on projette de marier à Stavroguine et qui par « orgueil » se donne
à lui, l’affirme nettement. Toujours il lui a semblé que Stavroguine la
conduirait « dans un endroit habité par une monstrueuse araignée, de la taille
d’un homme » et que leur vie commune se résumerait « à regarder l’araignée
en tremblant de peur ». La nuit d’amour romantique entre les deux jeunes tourtereaux (« la fin d’un
roman » est le titre ironique du chapitre) est « un fiasco »
total ; hors la débauche, incapable d’aimer, il est possible que Stavroguine,
comme le Prince de L’Idiot, soit impuissant et Lisa mourra « lynchée »
au matin de l’émeute déclenchée par Piotr Stepanovitch et ses tristes sbires,
afin de couvrir leurs méfaits. Violent, sombre, emporté, ai-je dit, éclairé par
des incendies criminels…
Reste l’image de
la « toile d’araignée » qui n’est pas le seul exemple de mise en abyme.
Il y en a un autre, dans ce roman qui s’achève par la bizarre « confession »
de Stavroguine, confession à laquelle il manque une page, dont une page a été
« arrachée », l’aveu de l’indicible, le viol de l’enfant… Au cœur de
cette confession – dont on nous dit que « les fautes d’orthographe »
y sont étonnamment nombreuses pour un homme si « cultivé » –, comme
au cœur de tout le roman sans doute, il y a donc un trou vertigineux… L’Évêque « indulgent » à la
limite de « l’hérésie » (Tikhone) à qui Stavroguine la fait lire
s’étonne et se montre « mécontent » de ce « feuillet manquant ».
Stavroguine « ricane » et « s’excuse »… L’entrevue des deux
personnages tourne ensuite assez rapidement court, dans une incompréhension
mutuelle. Peut-être le romancier s’imaginait-il pouvoir par cette incroyable
« astuce littéraire » échapper à la censure ; le Messager russe ne s’y trompa pas,
exigea la suppression de l’ensemble du chapitre, qui ne paraîtra qu’après la
révolution…
Et, il n’aura
rien été dit encore des nombreux personnages, des intrigues secondaires, de la
formulation par Chigaliov, l’un des conspirateurs, du fameux paradoxe sur le «
despotisme illimité ».
Il n’aura rien été
dit non plus de Varvara Petrovna, la mère un peu folle de Stavroguine, et du
père de Piotr Stepanovitch, Stépan Verkhovensky, ce « vieux libéral »
à la fois ridicule et touchant, qui défend jusqu’au bout contre « l’utilitarisme »
d’une « jeune génération » qu’il méprise « le droit à la
beauté » et le théâtre de Shakespeare.
Ces deux-là, que
leurs fils respectifs rendent si malheureux, sont des inséparables ; et leur étonnante relation
« amoureuse », qui dure « plus de vingt ans », encadre le roman
et lui donne sa poésie.
Mais il restera
toujours au moins quelques « feuillets manquants ».
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Sur
le personnage de Kirilov –
Maurice Blanchot (« L’œuvre et l’espace de la
mort », L´espace littéraire)
« C’est pourquoi, avec son instinct
des choses profondes et par le biais de ses intentions théoriques qui étaient
de montrer dans l’athéisme militant un rêve de la folie, Dostoïevski n’a pas
donné à Kirilov un destin impassible, la fermeté froide héritée des anciens. Ce
héros de la mort certaine n’est ni indifférent, ni maître de lui, ni sûr, et il
ne va pas à son néant comme à un pâle rien, purifié et à sa mesure. Que sa mort
soit un extraordinaire gâchis, qu’il tue, en se tuant, aussi ce compagnon, son
double, auprès duquel il demeurait jadis étendu dans un silence mauvais, qu’il
n’ait pour dernier interlocuteur et finalement pour seul adversaire que la figure
la plus sinistre où il peut regarder dans toute sa vérité l’échec de son
dessein, ces circonstances n’appartiennent pas seulement à sa part d’existence
dans le monde, mais émergent de l’intimité sordide de l’abîme. » Et :
« On croit en mourant, s’engager dans un noble combat avec Dieu, et
finalement c’est Verkhovensky qu’on rencontre, image bien plus vraie de cette
puissance sans hauteur avec laquelle il faut rivaliser de bestialité. »