Le postulat du roman de Philip K. Dick, Le maître du Haut Château, publié en
1962, est à juste titre célèbre : en 1947, les puissances de l’Axe, à
savoir l’Allemagne nazie et le Japon, ont remporté la Seconde Guerre Mondiale.
Cela nous le découvrons au fur et à
mesure. Une des forces de K. Dick est son
réalisme paradoxal. Le roman s’ouvre en effet dans la boutique d’un certain
Robert Childan, vendeur d’objets d’art, qu’un dignitaire japonais, Monsieur
Tagomi harcèle au téléphone au sujet d’une commande : une « affiche des services de recrutement de la
guerre de Sécession ».
Les seuls clients de la boutique sont des Japonais
civilisés à l’extrême, envers lesquels Childan éprouve un curieux sentiment d’infériorité
et qui sont soucieux de collectionner « des objets traditionnels américains ».
Lentement, au fil de sa lecture et des
détails égrenés, le lecteur comprend que tout cela se passe dans la zone
d’occupation japonaise – l’ouest des Etats-Unis – tandis que l’est des
Etats-Unis vit sous la tyrannie de la loi allemande.
Comme souvent chez K. Dick, nous passons
d’un personnage à l’autre et quelques pages plus loin, nous faisons la
connaissance du pauvre Frank Frink, ouvrier juif, qui vient de perdre son
travail à l’usine et aimerait retrouver sa femme Juliana, qui l’a quitté et
travaille comme « monitrice de judo »
à « Canon City » « dans le Colorado ». Les personnages
de K. Dick sont toujours des américains moyens, des paumés aux prises avec
leurs problèmes, leurs angoisses, voire leurs épisodes névrotiques, en ce qui
concerne Juliana.
Cela est l’aspect le plus remarquable de
ses romans : ce point de vue au ras de la vie ordinaire, dirais-je.
D’un autre côté, il y a l’humour féroce de
Philip K. Dick et son imagination délirante et « pulp »
(du nom de ces magazines de quatre sous, aux couvertures criardes, dont il était amateur).
Ainsi nous apprenons que les brutes
allemandes ont « asséché »
la mer Méditerranée « grâce à
l’utilisation de l’énergie atomique », perpétré le plus abominable des
génocides sur le continent africain, avant de se lancer dans la conquête
spatiale, en particulier la colonisation de la planète Mars, toutes actions qui
leur valent le mépris des Japonais et l’ironie des humoristes américains :
« As-tu entendu l’émission de Bob Hope l’autre soir ? lui
cria-t-elle. Il a raconté cette
histoire vraiment drôle, celle où ce major allemand interroge des Martiens.
Ils ne peuvent pas donner de documents
établissant que leurs grands-parents étaient aryens. Si bien que le major fait savoir à Berlin que Mars est peuplé de Juifs. »
Pour bien comprendre K. Dick, et les vertiges dont ses romans peuvent
être l’occasion, il me semble qu’il faut bien garder à l’esprit ces trois
dimensions : réalisme paradoxal, humour féroce et imagination délirante.
Le roman se complique encore quand ses
personnages – Juliana, son amant, le très inquiétant Joe Cinnadella, les
clients japonais de Childan, des dignitaires nazis – se mettent à discuter longuement d’un étrange
« roman de science-fiction »,
La sauterelle pèse lourd, écrit par
un certain Hawthorne Abendsen – ce maître du Haut Château qui donne son titre
au livre – et qui raconte de manière très convaincante que ce ne sont pas les
Allemands et les Japonais qui ont gagné la guerre, mais les Anglais.
Un « tour d’écrou »
supplémentaire est donné quand le lecteur découvre avec le même effroi que les Japonais, que le gouvernement
du « Dr. Goebbels » travaille secrètement au déclenchement de
l’opération « Pissenlit »,
qui vise à les exterminer. (Dans certains passages, le roman ressemble plus à
un roman d’espionnage qu’à un roman de science-fiction.)
Je ne suis pas certain que K. Dick soit
parvenu – ou même ait souhaité – relier toutes ces intrigues en un ensemble
cohérent.
Mais je parlais des vertiges dont ses romans sont parfois l’occasion. Il y a ainsi dans
Le maître du Haut Château quelques
pages tout à fait extraordinaires. Le très noble dignitaire japonais, monsieur
Tagomi, qui se refuse par exemple à
livrer le juif Frank Frink aux autorités allemandes, déprimé par la violence à
laquelle il a été mêlé – il a tué deux hommes pour protéger l’agent allemand
venu prévenir les Japonais au sujet de l’opération « Pissenlit » – vit une bien étrange expérience.
Il glisse d’un univers dans un autre et se retrouve sans le savoir dans une
« réalité historique » plus conforme à celle que nous connaissons et
où les Américains ont vaincu les Japonais. Rentrant dans un bar, Tagomi
s’étonne qu’aucun des clients américains ne lui cède sa place. Ces pauvres
ivrognes refusent de le regarder, lui, le japonais et lui font comprendre qu’il
n’est pas le bienvenu :
« Il
s’éloigna en courant du comptoir. Les
portes se refermèrent en pivotant derrière lui ; une fois de plus il se trouvait sur le trottoir. Où suis-je ? Hors de mon univers,
de mon espace et de mon temps. »
Au terme de cette expérience effrayante,
sans que cela ne soit plus expliqué, Tagomi retrouve avec soulagement son
« univers » véritable et
subit une « petite attaque cardiaque »
suite à la conversation avec le dignitaire nazi venu réclamer « le criminel » Frank Frink.
Je ne dirai rien des toutes dernières
pages du roman qui voient Juliana se rendre chez Hawthorne Abendsen pour
l’interroger sur l’écriture de son livre La
sauterelle pèse lourd. J’indiquerai seulement que dans ce roman, celui de
K. Dick, où « le vrai est un moment
du faux », le « Haut Château »
où est censé vivre le célèbre écrivain, est en fait une « maison » « très ordinaire ».
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Dans « Labyrinthe de mort », un texte
de Marcel Thaon (Le livre d’or de la
science-fiction), j’ai appris – mais je m’en doutais – que K. Dick lisait
l’allemand, qu’il choisit en 1943 « comme
langue vivante au lycée ».
Il semble que K. Dick ait été « écœuré » par le patriotisme de son
pays entré en guerre après Pearl Harbor, « la rupture psychique » se faisant après une séance de cinéma,
où « sont projetées les images (venues du
front) de la prise par les troupes américaines d’une île dans le Pacifique.»
Comme une « partie de la conquête se
fait au lance-flammes » on « voit
un Japonais brûler vif ». Dick est « atterré » tandis que « la
masse exulte, s’esclaffe, applaudit ».
Dans Le
maître du Haut Château, les Japonais sont présentés comme des occupants civilisés qui ont apporté avec eux l’usage
du Yi-King, Le Livre des Transformations. Note de mon Journal, 30 mai 2016.
Source
image : Babelio
Frédéric Perrot, mai 2019