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Scènes de comptoir - Eric Doussin |
Dis-moi à présent où
tu as passé la nuit, ne me mens pas, n’essaie pas, je sais quand tu me mens, il
y a tes yeux qui te trahissent, et quelque chose dans la manière de souffler la
fumée de ta cigarette, quelque chose dans la manière de faire tomber ta cendre,
ne me mens pas, n’essaie pas, je t’observe, je t’épie sans cesse, je ne te
quitte jamais des yeux, je connais le moindre de tes gestes, je sais tout de
toi, n’essaie pas de te voiler dans le mystère, je te perce à jour, j’écarte le
voile, tu n’as pas de secrets, tu n’as pas de zones d’ombres pour moi, je suis
une lumière froide, qui dissipe les secrets et fait reculer les ombres…
Mais tu ne dis rien,
tu as peur que ta voix te trahisse, que se trouble et s’accélère ton rythme
cardiaque, lorsque tu prononceras le premier mot, un premier mot que tu
regretteras aussitôt, dont tu entendras longtemps résonner l’écho menteur, cet
écho qui dans le silence, mon silence, deviendra assourdissant, qui te fera
honte, une honte que tu ne pourras dissimuler, car même si tu les baisses, il y
a tes yeux qui te trahissent, car même si tu l’écrases, il y a quelque chose
dans la manière d’écraser ta cigarette, quelque chose qui n’est pas toi,
quelque chose qui n’est pas de toi, que tu ne peux contrôler comme ta voix ou
ton rythme cardiaque, quelque chose qui t’échappe et me prouve ton mensonge…
Dis-moi à présent où
tu as passé la nuit, je sais que tu n’étais pas chez toi, je te rappelle que
j’ai les clefs de chez toi, et même si j’ai les clefs de chez toi j’ai frappé
d’abord, j’ai frappé d’abord doucement à la porte par respect pour toi, et tu
n’as pas répondu, tu ne m’as pas répondu, pour la seule et bonne raison que tu
n’étais pas chez toi, pour la seule et bonne raison que tu as passé la nuit
dehors, ailleurs, dans d’autres bras… Dis-moi à présent où tu as passé la nuit,
ne me mens pas, n’essaie pas, tu n’étais pas chez toi alors que tu m’avais dit
le contraire deux heures plus tôt, tu n’étais pas chez toi alors que tu m’avais
dit deux heures plus tôt que tu ne te sentais pas bien et que tu allais rester
chez toi pour te reposer : ton appartement était vide pourtant quand j’y
entrais, je te cherchais un moment, je faisais le tour des pièces, j’allumais,
je t’appelais, et tu ne répondais pas, tu ne me répondais pas, et ce pour la
seule et bonne raison que tu n’étais pas là, mais ailleurs, dans d’autres bras…
Mais même si je
perdais la tête à tenter d’imaginer où tu pouvais te trouver, à certains
détails, il n’était pas difficile de tout deviner : dans ton impatience tu
avais oublié d’éteindre la lumière de la salle de bains, et ce n’est pas dans
tes habitudes de laisser traîner tes vêtements, même quand tu es en retard le
matin tu prends encore le temps de les jeter au linge sale et de plier les
serviettes et de nettoyer le lavabo et ta brosse à dents des restes de
dentifrice, tu prends encore le temps d’enlever les cheveux accrochés à ton
peigne ou d’essuyer le miroir au-dessus du lavabo… Il est étrange non qu’une
personne qui a prétendu deux heures plus tôt qu’elle ne se sentait pas bien,
non seulement change de vêtements, mais laisse encore les armoires et les
lumières ouvertes et une salle de bains en l’état avec des vêtements qui
traînent partout, des cheveux dans l’évier et sur le miroir au-dessus du lavabo
des éclaboussures d’eau et de dentifrice, il est étrange non qu’une personne
qui a prétendu qu’elle allait se reposer non seulement ne se trouve pas dans
son lit deux heures plus tard, mais a encore laissé derrière elle toutes les
traces d’un départ précipité, toutes les preuves d’un désir impérieux…
J’ai passé la nuit à
te chercher, j’ai passé la nuit dehors moi aussi, mais à te chercher, à aller
partout où tu pouvais te trouver, en chaque lieu où tu pouvais te trouver sans
en oublier un seul, j’ai passé la nuit à te chercher et tu n’étais nulle part,
où étais-tu donc, si je ne te trouvais nulle part, si les quelques personnes
rencontrées n’en savaient pas plus, ne pouvaient m’être d’aucun secours et
d’aucune aide, ne le savaient pas, te croyaient malade, chez toi, à te reposer…
À croire qu’ils s’étaient passé le mot, à croire que tu leur avais dit de se
passer le mot… Tu n’étais nulle part et tu n’étais pas chez toi : où
étais-tu donc, tu ne pouvais être dehors, il pleuvait, il soufflait un vent
glacial et tu ne te sentais pas bien, tu devais rester chez toi pour te
reposer, où étais-tu donc, si tu étais malade et si tu n’étais pas chez toi,
sinon ailleurs, bien au chaud dans d’autres bras…Toute la journée à mon
travail, j’ai eu l’esprit ailleurs moi aussi, et cela m’a été reproché, après
une telle nuit j’avais les yeux qui me piquaient, des douleurs dans la nuque,
je ne parvenais pas à me concentrer, et cela m’a été reproché, je n’étais pas
dedans, je n’arrivais pas à m’y mettre, ma pensée m’échappait, c’est dans
l’ordre des choses après une nuit pareille, passée à te chercher, à aller
partout où tu pouvais te trouver, en chaque lieu où tu pouvais te trouver sans
en oublier un seul, à aller partout où tu pouvais te trouver malgré la faim et
la fatigue, malgré le sombre pressentiment qui m’oppressait et malgré
l’angoisse qui me soulevait le cœur…
Mais tu ne dis rien
pour ta défense, j’aimerais t’entendre, j’aimerais entendre le son de ta voix,
j’aimerais entendre si elle tremble, tu ne dis rien pour ta défense, tu ne
daignes rien dire pour ta défense, parce que tu te persuades que tu n’as pas à
te défendre, que n’ayant rien à te reprocher tu n’as pas à te défendre, cette
scène est déjà suffisamment pénible te dis-tu, je ne vais pas encore y
participer même pour me défendre : et tu me laisses parler, pour que
j’aille jusqu’au bout, pour que je dépasse les bornes, pour que j’abatte toutes
mes cartes et qu’en laissant libre cours à ma colère, j’en dise trop, j’en
fasse trop et me ridiculise devant toi…
Ou peut-être
espères-tu simplement qu’à force de t’accuser je vais me fatiguer, ma rage
retombant comme malgré moi, et que ma pensée m’échappant et ne trouvant plus à
se dire, je vais te laisser te lever de cette chaise sur laquelle pourtant
sache-le, tu resteras tant que tu n’auras pas avoué…
Je veux la vérité à
présent, je veux toute la vérité, et comme tu n’as jamais su la dire, tu vas
l’écrire, je veux une confession complète, je ne veux pas une de tes
habituelles petites tromperies qui ne trompent d’ailleurs plus personne, je
veux la vérité noir sur blanc, à cette table, sur cette page, à présent… Pour
la première fois tu ne vas pas mentir, pour la première fois tu ne vas rien
embellir, tu vas jeter sur tout une lumière froide, et ayant perdu ton habituel
sourire ironique, à chaque instant plus terriblement sincère, tu te pencheras
sur la feuille et de ta main jailliront les premiers mots vrais qu’elle a
jamais tracés : car tu vas tout dire à présent, je veux la vérité et les
détails qui vont avec, sans lesquels elle demeure abstraite, sans lesquels elle
perd de sa saveur, de son piquant, je veux la vérité et les détails qui vont
avec, et tu ne vas rien oublier, tu ne vas rien omettre et rien m’épargner, et
pour la première fois tout sera à sa place, mis en forme, noir sur blanc…
Mais tu hésites, tu as
les mains qui tremblent, et il n’y a toujours rien d’écrit sur la page, tu
recules devant la vérité, elle te fait peur, tu as peur qu’elle t’entraîne trop
loin, tu as toujours eu peur d’aller trop loin, tu as toujours reculé devant la
vérité, quand tu ne lui tournais pas délibérément le dos, pour te réfugier dans
tes fantaisies puériles, étendre devant toi le voile de tes fictions
mensongères qui ne trompent plus personne…
Est-ce le premier mot
qui t’effraie, est-ce le premier mot qui te semble insurmontable, devant lequel
tu recules comme devant un obstacle, devant lequel tu sens la faiblesse
t’envahir, je te préviens, je te préviens que tu vas devoir le lever et le
renverser cet obstacle, afin de libérer tous les autres mots dont il te sépare,
comme se libèrent les flots impétueux lorsque s’écroule la digue : et une
fois cet obstacle levé à chaque mot que tu traceras, tu sentiras tes yeux
s’emplir de larmes, et ce ne seront pas des larmes de douleur ou provoquées par
le remords, mais des larmes de joie à mesure que tu traceras pour la première
fois des mots dont le mensonge s’écarte…
Mais je te préviens,
il faut que tu t’y mettes, il est tard déjà, l’heure tourne et tu vas devoir
t’y mettre si tu ne veux pas passer la nuit sur cette chaise, devant cette
page, si tu ne veux pas que je sois dans l’obligation de te faire avouer
moi-même… Tu sais que je n’aime pas la violence et nous sommes si bien
ensemble, j’ai tout mon temps, je peux attendre, je suis d’une patience à toute
épreuve, tu le reconnais toi-même, je peux attendre jusqu’à ce que tu te
décides, j’ai tout mon temps, et je n’ai pas peur de la nuit qui s’annonce,
comme je n’ai pas peur des autres jours et des autres nuits, nous sommes si
bien ensemble, nous allons nous barricader, ne plus sortir, ne plus quitter,
moi cet appartement et toi cette chaise, à laquelle je t’attacherai s’il le
faut, tu sais, comme on dit d’un enfant agité qu’il faudrait l’attacher sur sa
chaise, nous nous barricaderons, nous ne saurons plus rien du monde, nous ne
quitterons plus, moi cet appartement et toi cette chaise, et nous serons si
bien ensemble à l’abri entre ces murs que ce sera comme si à nouveau nous
faisions connaissance, comme si c’était à nouveau pour la première fois, comme
si nous venions à l’instant de nous rencontrer : t’en souviens-tu, j’en
doute, c’était un mardi du mois de mai, tu étais alors pour moi une sorte de
divinité, tu étais alors pour moi une lumière imméritée, dis-moi, est-ce moi
qui ai fait cela à ta beauté ?
Mais tu souris, tu te
moques, c’est le mot divinité sans doute qui t’amuse tant, un mot il est
vrai bien grandiose, pour une frêle créature comme toi, tu te moques, tu oses
encore te moquer, tu veux me pousser à bout et avoir au moins cette consolation
si la nuit finit mal de m’avoir fait perdre la tête : tu pourras alors te
poser en victime, comme tu l’as toujours fait, comme tu l’as toujours fait mon
éternelle victime, et en portant inscrites sur ton visage les preuves de mon
indignité, tu pourras aller redorer ton blason auprès de tes amis, tes
merveilleux amis toujours si prompts et si enclins à te monter contre moi de
toutes les façons…
Tu oublies simplement
ma patience, tu oublies que j’ai tout mon temps, tu oublies ma force et ta
faiblesse, tu oublies que je suis debout et toi sur cette chaise, à laquelle je
t’attacherai si cela est nécessaire, tu sais, comme un enfant, et il me sera
alors loisible tour à tour de t’affamer ou de te nourrir, si je constate des
progrès, si tu fais des efforts, et tu pourras essayer de crier, j’ai de quoi
te bâillonner, je saurai te faire avouer avant de t’apprendre à te taire, tu
seras à moi comme tu n’as jamais voulu l’être et nous serons si bien ensemble,
nous serons si bien ensemble et tout recommencera
Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Il a été également publié en juin 2013 dans le numéro 7 de la revue Népenthès et dans les pages culture de Marseille-Hebdo. Frédéric Perrot