« Donnez-moi
des nouvelles données… »
Alain
Bashung
Une
nuit, agacé de lui-même et ulcéré par le souvenir d’une conversation qu’il
avait dû subir la veille, Myriad abandonna le roman qu’il lisait et quitta
l’appartement.
« Nous
ne sommes fous que la nuit, se disait-il en allant d’un bon pas, soucieux
seulement de disperser son moi au hasard des rues, et c’est bien regrettable…
Que ne pourrions-nous faire, si nous rêvions à toute heure du jour ? La
vie sans doute serait toute différente et l’habitude ne nous ferait pas baisser
la tête… Quand on cesse de ressentir, il faut se taire. Qui disait ça ?
Parler, parler, quel ennui… Et quel affreux comédien, on devient alors… Moi, si
j’avais un peu de courage, je me coudrais les lèvres avec des fils noirs et
emmêlés, pour ne plus jamais parler. On nous réclame sans cesse des actes. Ce
serait une manière bien nette de marquer mon désaccord, mon refus… Mais bien
sûr, j’aurais peur que cela me fasse mal. J’ai peur de la douleur et l’on ne
fait rien quand on a une telle peur… »
Son
errance inconsciente l’avait conduit en périphérie de la ville, dans un
quartier où il ne se serait jamais aventuré dans d’autres circonstances. Tout
au long du trottoir, il y avait des carcasses de voitures brûlées et Myriad
songeait qu’elles ressemblaient à de ridicules dépouilles d’animaux
antédiluviens. Les bâtiments eux-mêmes étaient noirs de crasse et paraissaient
tous plus ou moins sur le point de s’effondrer comme de misérables châteaux de
cartes. Myriad pensait qu’il aurait sans doute suffi d’un bon coup de vent pour
que ce sinistre quartier tombe en poussière. Cela n’aurait pas été un drame, il
fallait parfois faire place nette, afin de repartir sur des bases différentes.
Il n’y avait par ailleurs nulle trace d’une présence humaine et même les
sempiternels vandales devaient être occupés à piller dans quelque autre endroit
de la ville. Myriad n’avait pas d’opinion particulière au sujet de cette flambée
de violence et de tous ces affrontements qui avaient éclaté partout dans le
pays, il manquait d’informations vérifiables et comme à peu près
quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses concitoyens, et même s’il travaillait
pour elles, il ne croyait plus un mot de ce que racontaient les autorités. La
défiance régnait, les pillards pillaient et les forces de l’ordre gazaient et
matraquaient à qui mieux mieux : c’était à peu près tout ce que
l’on pouvait en dire… Ce n’était pas très intéressant et cela se répétait à
intervalles réguliers depuis des années selon un schéma toujours sensiblement
identique. On s’étonnait seulement qu’il y eût encore quelque chose à brûler et
à piller…
« Moi,
je suis un privilégié, se disait-il, je ne suis ici que par hasard, j’ai un
appartement dans ce que l’on continue de nommer par paresse intellectuelle le
centre-ville, un appartement que je loue pour un loyer exorbitant et qui
ressemble plutôt à une cellule tant il est hypersécurisé, un appartement dans
lequel je devrais en fait me trouver à cette heure précise de la nuit, pour
travailler, engranger encore des données sur mon Collab dix-septième
génération… S’ils savaient qu’au lieu de cela, je passe mes nuits à lire des
romans, j’aurais sans doute quelques soucis… Mais même le contrôle ne peut être
absolu… Les autorités manquent de personnels compétents et les machines aussi
sophistiquées soient-elles ne peuvent pas tout faire… Il faudra toujours des
imbéciles diplômés dans mon genre pour vérifier que le système général ne
dysfonctionne pas de façon trop colossale… Et s’il fallait encore vérifier le
travail des vérificateurs, on n’en sortirait plus… »
Un
bruit indistinct se fit entendre, l’arrachant à ses méditations sur l’ineptie
de son activité professionnelle, et Myriad chercha à en déterminer la
provenance et la nature exacte… Avec un sourire amer, il songeait que dans l’un
de ces mauvais films d’anticipation comme on en tournait tant par le passé, à
cet instant précis, à coup sûr aurait surgi des ténèbres quelque personnage incongru,
une petite fille en guenilles par exemple, au visage noir de saleté, qui
craintivement s’approcherait de l’anti-héros solitaire et désabusé : ce
qui ne manquerait bien sûr pas de toucher au cœur le dit anti-héros, dont
chacun pouvait soupçonner que sous sa rude carapace, il dissimulait au fond une
âme sensible ! Comme ces films étaient tous d’un humanisme et d’un
optimisme qui confinaient à la sottise, cette rencontre improbable, celle du
cynisme froid et de l’innocence outragée, ne tarderait pas à provoquer dans la
conscience de l’anti-héros un mouvement de révolte le conduisant à remettre en
question tout son mode de vie et à se soulever contre l’ignoble système dont il
avait été jusqu’alors un serviteur zélé. Cette soudaine illumination était en
général accompagnée d’un tonnerre de musique larmoyante, au moment où
l’anti-héros tendait la main à la petite fille ou la prenait simplement dans
ses bras pour la porter à travers les ruines de l’ancienne civilisation...
Mais
il n’y avait personne : ce n’était pas une attendrissante petite fille aux
grands yeux clairs, seulement un énorme rat, que Myriad considéra avec autant
de stupeur que de dégoût. Il y avait donc encore des rats, on ne les avait pas
tous mangés… Il y avait donc encore des rats, et même en excellente santé, si
on en jugeait par la taille et la corpulence de celui-ci… L’odieux animal avait
surgi de quelque coin obscur et sans montrer le moindre signe de peur,
fouillait dans un tas d’immondices, à quelques pas à peine de Myriad.
« Tu
as de la chance, mon ami ! Si je n’étais pas qu’un médiocre serviteur
docile, un lecteur de romans, je te prie de croire que je te réglerais ton
compte avec sauvagerie ! Empoignant cette bouteille vide que je vois là
sur le sol, j’en briserais le cul sur un coin de mur et armé de ce redoutable
tesson, je me ferais un plaisir de me jeter sur toi pour t’éventrer et faire
jaillir de toi ton sang pestilentiel… Puis, en te saisissant par ton horrible
queue comme le divin Maldoror saisissait ses victimes par leur chevelure, en
tournant sur moi-même, je te lancerais au loin, hors de ma vue… Mais tu as de
la chance, mon ami, tu as de la chance, crois-moi ! Il est bien évident
hélas que je suis si peu habile de mes mains qu’en brisant le cul de la
bouteille, je ne manquerais pas de me blesser et de m’ouvrir les paumes !
Ce n’est pas ton sang qui jaillirait, mais le mien, rouge sombre… Quant à
t’attraper par la queue, il ne saurait en être question, je n’ai ni gants, ni
gel désinfectant et je frissonne de dégoût à l’idée de ce seul contact… »
Une
main sur le cœur, comme s’il déclamait un texte pour quelque public invisible,
Myriad se sentit soudain ridicule. Le rat lui-même, sans doute lassé par cette
harangue, avait disparu, sans demander son reste.
« Oui,
la douleur et le ridicule, voilà ce que j’ai toujours redouté, se disait-il en
s’éloignant d’un pas moins assuré, et c’est pour cela que je n’ai jamais rien
osé, pour secouer mes chaînes, quel cliché de poètes, ou simplement accomplir
un premier mouvement réel… Non, non, tu vas rentrer chez toi, dans ton
appartement hypersécurisé, dormir un peu à coups de somnifères… Puis, en te
réveillant nauséeux, inévitable effet secondaire, tu vas passer une journée de
plus en visioconférence avec des imbéciles diplômés dans ton genre… Toujours
les mêmes histoires, les mêmes petites mesquineries, les mêmes blagues salaces
de célibataires excités devant leurs écrans, leur Collab dix-septième
génération… Tu n’écouteras que d’une oreille distraite, tu feras ton possible
pour ne pas te mêler à ce flot virtuel de stupidités… Tu ne diras rien, tu ne
prononceras pas un mot, tu ne parleras pas… Et peut-être qu’à un moment ou à un
autre, malgré tes maux de tête, tu te souviendras qu’une fois n’est pas
coutume, tu as passé la nuit dehors… »
Frédéric
Perrot