Lorsque Suzanne revient chez elle, la
porte de son appartement est ouverte. Après un instant d’hésitation, elle
entre. Le salon est éclairé. Immobiles et silencieux au centre de la pièce, se
tiennent un homme et une femme, qu’elle n’a jamais vus auparavant. Elle
aimerait leur demander ce qu’ils font dans son appartement, comment ils sont
entrés, mais quelque chose d’indéfinissable dans leur attitude l’en retient.
Entre eux, sur la table basse, son regard
tombe sur un seau de plastique noir, qui ne lui appartient pas, dont elle
suppose qu’il appartient aux deux inconnus. La présence de ce seau, qu’elle
imaginerait plus volontiers parmi d’autres ustensiles dans un cabanon de
jardin, lui laisse une impression désagréable qu’elle ne s’explique pas. Il lui
semble entendre un murmure presque imperceptible qui monte du seau et comme
malgré elle, elle fait un pas en avant.
« Penchez-vous, si vous ne voyez pas,
c’est très intéressant… », dit l’homme d’une voix neutre.
Et d’un même mouvement, l’homme et la
femme s’écartent de la table basse, comme pour lui laisser observer tout à
loisir l’intérieur du seau. Elle pose son sac sur le divan, s’agenouille au
bord de la table et en repoussant d’un geste une mèche de cheveux qui lui tombe
sur le visage, en agrippant l’anse de fer du seau comme si elle devait
s’assurer une prise, elle regarde… Elle n’aperçoit rien d’abord, se penche
davantage et d’un coup elle pousse un cri, elle a un mouvement de recul, au
moment où penchée comme elle l’est, elle comprend ce que sont les minuscules
créatures qui s’agitent au fond et qu’une première impression lui avait fait
prendre pour une masse grouillante d’insectes : ce ne sont pas des
insectes, non, ce sont des hommes et des femmes de quelques centimètres, nus,
et qui tendent vers elle des mains suppliantes, poussent des cris, l’appellent…
« Qui sont-ils ? demande-t-elle
en se relevant dans un brusque mouvement de dégoût. Et que leur avez-vous
fait ?
– Qui sont-ils ? répète l’homme de la
même voix sans intonation. Mais des hommes comme vous et moi, évidemment. Nous
pensions que cela vous amuserait de les observer.
–
Vous pensiez que cela m’amuserait, dit-elle dans un cri, mais sur ce dernier
mot sa voix s’étrangle.
– Une existence de vieille fille n’est pas
toujours très gaie, dit la femme en guise d’explication.
Elle sent la colère qui monte en elle.
–
Mais qui êtes-vous donc ? Et de quel droit, me parlez-vous sur ce
ton ? Je ne suis pas une vieille fille comme vous dites, mon mari est mort
et… »
Elle s’interrompt d’elle-même en prenant
conscience qu’elle se justifie devant ces deux inconnus et que d’une certaine
manière elle se laisse entraîner dans leur jeu pervers… Alors que tout ce
qu’elle doit faire, c’est s’enfuir, s’enfuir au plus vite…
Et dans un mouvement précipité de panique,
elle se rue vers la porte… Mais l’homme l’a déjà attrapée par les cheveux et
sans effort particulier la ramène vers lui. La douleur la met littéralement à
genoux. Une grande gifle la jette à demi évanouie sur le sol. Elle entend la
femme éclater de rire au moment même où avec horreur elle sent sur son visage
l’haleine de l’homme, qui pèse de tout son poids sur elle, qui en lui enserrant
les poignets d’une main, relève de l’autre sa robe, fait craquer d’un coup sec
l’élastique de sa culotte tandis que désespérément elle tente de se débattre,
et qui toujours encouragé par les rires de la femme, la pénètre avec une telle
violence qu’elle a un instant avant de s’évanouir, l’impression qu’il va la
traverser de part en part comme une épée et dans des gerbes de sang, des gerbes
de sang la déchirer…
Lorsqu’elle rouvre les yeux, elle est
toujours allongée sur le sol. Il fait sombre et elle sent dans tout son corps
comme la froide brûlure d’une souffrance infinie… Elle baigne dans son propre
sang…
Près d’elle dans l’obscurité, elle perçoit
des mouvements furtifs… Des voix et des murmures étouffés lui parviennent de
partout à la fois, comme si autour de son corps fourbu de douleur s’était
assemblée toute une foule attirée par le spectacle…
Elle lève les yeux vers la lumière… Et
bien loin au-dessus d’elle, penchés sur le bord du seau de plastique noir, elle
aperçoit les visages gigantesques de l’homme et de la femme qui l’observent en
riant à gorge déployée.
Ce sombre récit a été écrit en 2005
et revu en 2015. Un ami a cru y lire une métaphore des conséquences
psychologiques du viol. C’est bien son droit. Selon moi, c’est plus littéral et
incompréhensible comme un cauchemar… Mais libre à chacun de l’entendre comme il
veut. Frédéric Perrot .