À l’isolement
« Nous sommes bien dans la
caverne de Platon. Le problème, c’est que les films qu’on nous passe sont
pourris. » (Philip K. Dick)
Martial se réveilla brutalement, dans une
chambre qu’il ne reconnut pas. Il était tout habillé, allongé en travers d’un
grand lit à baldaquins, qui lui parut anachronique et en contradiction avec le
reste du mobilier qui était fonctionnel, comme celui de sa cellule. Il avait la
tête lourde, comme s’il avait une sévère gueule de bois, mais la première chose
dont il se rappela, était sa fonction. Il était scribe, scribe dans un
ministère ou une administration, et son bureau où il écrivait des rapports pour
le gouvernement, était couramment nommé entre collègues une cellule…
Sur une chaise d’une forme artistique
étonnante et d’une couleur vive, il y avait une valise ouverte. Martial se leva
pour en inspecter le contenu. Il n’y avait rien d’autre qu’un carnet, dont les
premières pages se couvraient de phrases très courtes, apparemment
indépendantes les unes des autres et qui lui semblèrent toutes dépourvues de
sens. Il sourit à la pensée que l’on avait bien de l’argent à dépenser, dans
son ministère ou son administration, si on le payait pour noter de telles
inepties, car il lui semblait que c’était son écriture…
L’anachorète
se méfie du tournesol. C’était la première phrase notée, et
toutes les autres étaient de la même eau… Enigmatiques sans l’être
vraiment et agaçantes pour la même raison, comme les effusions automatiques
d’un poète de seconde zone, aveuglé par sa confiance absurde dans les mots…
Mais le plus étonnant était qu’il n’avait aucun souvenir de les avoir notées et
que lui-même se demandait ce qu’elles pouvaient signifier ; car c’était
son écriture à coup sûr et s’il avait voulu crypter des informations
importantes, afin qu’elles ne tombent pas entre les mains de l’ennemi, le code
à présent lui manquait…
Anachorète était un clair archaïsme et il
n’aurait pas juré du sens du mot ; quant au tournesol, il avait le
sentiment que ce devait être une fleur de couleur jaune, par déduction
sémantique. Il n’y avait plus aucun végétal depuis si longtemps... Il avait
cependant l’impression d’avoir aperçu, dans son enfance, au bord d’une large
route, des fleurs qui auraient pu se nommer tournesol ; il n’en était pas
certain, ce n’était peut-être qu’un souvenir construit… Il sourit une nouvelle
fois à la pensée qu’on ne le payait pas pour rien, puisqu’il était bien occupé
à essayer de comprendre des traces manuscrites.
« Vos notes vous laissent
perplexe ? »
Martial sursauta malgré lui.
Une femme se tenait à quelques pas de
distance et le considérait avec une attention soucieuse. Toute son attitude
traduisait un semblant d’intérêt maternel ou sororal parfaitement imité. Elle
portait un uniforme d’un blanc impeccable. Ses cheveux raides étaient d’une
blondeur irritante et il eut le sentiment d’être face à une infirmière…
Ou que du moins telle était l’idée, qu’on
voulait lui donner de la fonction de cette femme, qui pour le reste n’était
qu’un pur cliché d’un érotisme conventionnel, comme sorti d’un magazine pour
hommes ; ce qui devait amoindrir ses capacités de réflexion en ajoutant à
la scène une vague promiscuité d’ordre sexuel…
C’était toujours la même technique, on ne
faisait aucun effort et Martial commençait enfin à comprendre où il était
précisément… Il était revenu, ou plutôt il se trouvait toujours dans l’enceinte
qu’il n’avait pas un instant quittée réellement…
Comme il ne disait rien, au bout d’un
moment, l’infirmière obéissant sans doute à quelque impulsion programmée, tenta
de relancer ce simulacre de conversation, en expliquant d’une voix mécanique
que ces notes avaient également laissé perplexes les plus brillants experts.
« J’imagine, s’écria Martial soudain
ulcéré par le manque de subtilité de la manœuvre, puisqu’elles ne veulent rien
dire… Ce ne sont que des mots, agencés au hasard et le sens de la plupart
d’entre d’eux m’est inconnu…Vous espériez sans doute, en me torturant le
cerveau comme vous savez si bien le faire, que je livrerai des informations
d’importance sur le mouvement d’opposition, auquel contre toute vraisemblance
vous croyez que j’appartiens, et qui n’existe même pas… Mais apparemment mon
pauvre cerveau ne manque pas de ressources ! Puisque je n’ai écrit que des
stupidités dépourvues de sens, mais qui pouvaient encore donner l’illusion
qu’elles en avaient un et vous faire bûcher un peu, en vain… Votre grande
victoire, je dois l’admettre, est de m’avoir fait croire pendant un moment que
j’étais un scribe d’un quelconque ministère, que ce que j’avais écrit était
important pour le gouvernement, que je devais le comprendre et me l’expliquer à
moi-même…Mais tout ça, tout ça c’est de la foutaise ! »
Martial criait, en faisant de grands
gestes, comme s’il défiait une assemblée invisible, des puissances obscures et
maléfiques ; et presque aussi soudainement qu’elle l’avait saisi, sa
colère retomba… Haletant, il se sentit un peu honteux et ridicule, mais cela
était sans importance. Il n’y avait jamais eu personne, ni infirmière, ni rien…
Ce n’était qu’une grossière manipulation. Le lit à baldaquins avait disparu, comme
le fantasme anachronique qu’il était. Il ne portait pas de beaux habits, même
chiffonnés, il ne portait qu’une tenue de prisonnier… Il était bien dans une
cellule, et il n’y avait rien d’autre qu’un seau d’aisance et un carnet, ainsi
qu’un stylo, posés à même le sol, dans la poussière. Depuis combien de temps se
trouvait-il dans l’enceinte ? Et pendant combien de temps encore
devrait-il souffrir, avant qu’ils ne parviennent à le briser ?
Frédéric Perrot