lundi 30 novembre 2020
samedi 28 novembre 2020
La Mariée infidèle (poème de Federico Garcia Lorca, traduction Guy Debord)
Guy Debord |
Et moi qui, sans m’en douter,
L’ai menée à la rivière !
Je croyais qu’elle était fille,
Mais elle avait un mari.
Pour la nuit de la Saint-Jacques,
Tout paraissait convenu.
Sitôt les lampes éteintes
Et les grillons crépitant,
Au dernier tournant des rues
J’ai touché ses seins dormants
Mais vite éveillés pour moi,
Grappes de jacinthes écloses.
L’amidon de son jupon
Me crissait dans les oreilles
Comme une pièce de soie
Quand dix couteaux la déchirent.
Sans clair de lune à leurs cimes,
Les arbres se font plus hauts.
L’horizon des chiens aboie
Loin, très loin de la rivière.
Passés les mûres sauvages,
Les épines et les joncs,
Elle a défait ses cheveux,
Aplani pour nous la rive.
J’ai enlevé ma cravate.
Elle a enlevé sa robe.
Moi, ceinture et revolver.
Elle, ses quatre corsages.
Odorant nard, coquillages,
Rien ne se peut voir si fin.
Ni le miroir sous la lune
N’éblouit de cet éclat.
Ses cuisses, qui m’échappaient
Comme des poissons surpris,
C’était le feu tout entier,
Et aussi la fraîcheur même.
Cette nuit-là, j’ai couru
Dans le meilleur des chemins,
Montant pouliche de nacre,
Sans étriers et sans brides.
Je n’ose dire, étant homme,
Les choses qu’elle m’a dites.
Le grand jour de la raison
M’incite à plus de réserve.
Je la ramenai salie
Par les baisers et le sable.
Contre le vent bataillaient
Les iris et leurs épées.
Tel que je suis, je dois vivre :
Comme un gitan authentique.
J’offris un beau nécessaire
De couture, en paille rase.
Et je n’ai donc pas voulu
Devenir amoureux d’elle,
Parce qu’étant mariée
Elle a dit qu’elle était fille,
En venant vers la rivière.
Guy Debord, Œuvres,
Quarto Gallimard, p.1654-1655.
jeudi 26 novembre 2020
lundi 23 novembre 2020
L'enfant de Pompéi (poème de Primo Levi)
Primo Levi |
Puisque l’angoisse de
chacun est notre angoisse,
Nous revivons toujours la
tienne, enfant gracile,
Qui t’es blottie contre
ta mère, éperdument,
Comme si tu voulais te
réfugier en elle,
Quand tout noir, à midi,
le ciel est devenu.
En vain, parce que l’air
transformé en poison
A filtré jusqu’à toi par
les fenêtres closes
De ta maison tranquille,
aux murs si rassurants,
Qu’avaient ravie tes
chants et tes rires timides.
Des siècles ont passé, la
cendre faite pierre
Emprisonne à jamais la
grâce de ton corps.
Ainsi restes-tu parmi
nous, convulsif moulage de
plâtre,
Agonie infinie, terrible
témoignage
Du cas que font les dieux
de notre race altière.
Rien, cependant, ne reste
parmi nous, de ta lointaine
sœur,
De l’enfant de Hollande,
entre quatre murs emmurée,
Qui écrivit pourtant sa
jeunesse sans lendemain :
Ses cendres ont été
dispersées par le vent, muettes,
Et un cahier jauni
renferme sa vie brève.
Plus rien ne reste de
l’écolière d’Hiroshima,
Ombre clouée au mur par
la lumière de mille soleils.
Puissants de la terre,
maîtres en nouveaux poisons,
Tristes gardiens secrets
du tonnerre définitif,
Les fléaux du ciel
amplement nous suffisent.
Avant que d’appuyer du
doigt, arrêtez-vous, réfléchissez.
20 novembre 1978
samedi 21 novembre 2020
Mosaïque
Le poème appartient au recueil Mosaïques contemporaines (septembre 2015). Frédéric Perrot.
vendredi 20 novembre 2020
mercredi 18 novembre 2020
Paul Valéry, London-Bridge (extrait de Tel quel)
Claude Monet |
Je
passai, il y a quelques temps, sur le pont de Londres, et m’arrêtai pour
regarder ce que j’aime ; le spectacle d’une eau riche et lourde et
complexe, parée de nappes de nacre, troublée de nuages de fange, confusément
chargée d’une quantité de navires dont les blanches vapeurs, les bras mouvants,
les actes bizarres qui balancent dans l’espace balles et caisses, animent les
formes et font vivre la vue. Je
fus arrêté par les yeux ; je m’accoudai, contraint comme par un vice. La
volupté de voir me tenait, de toute la force d’une soif, fixé à la lumière
délicieusement composée dont je ne pouvais épuiser les richesses. Mais je
sentais derrière moi trotter et s’écouler sans fin tout un peuple invisible
d’aveugles éternellement entraînés à l’objet immédiat de leur vie. Il
me semblait que cette foule ne fût point d’êtres singuliers, ayant chacun son
histoire, son dieu unique, ses trésors et ses tares, un monologue et un
destin ; mais j’en faisais, sans le savoir, à l’ombre de mon corps, à
l’abri de mes yeux, un flux de grains tous identiques, identiquement
aspirés par je ne sais quel vide, et dont j’entendais le courant sourd et
précipité passer monotonement le pont. Je n’ai jamais tant ressenti la
solitude, et mêlée d’orgueil et d’angoisse ; une perception étrange et
obscure du danger de rêver entre la foule et l’eau. Je
me trouvais coupable du crime de poésie sur le pont de Londres.
Ce
malaise indirect s’exprimait vaguement. J’y reconnaissais la saveur
amère d’une culpabilité mal définie, comme si j’eusse commis quelque grave
manquement à une loi cachée, sans aucun souvenir ni de ma faute, ni de la règle
même. N’étais-je point soudain retranché des vivants, quand c’était moi qui
leur ôtais la vie ? (Ces
derniers mots, sur un air imaginaire d’opéra, se mirent à chantonner en moi…) Il
y a du coupable dans tout être qui s’écarte. Un homme qui songe, songe toujours
contre le monde habitable. Il lui refuse sa part ; il éloigne le
prochain à l’infini.
Ce port fumant, cette eau sale et splendide, ces pâles cieux dorés, souillés, riches et tristes, exerçaient sur ma vie une puissance telle, une telle vertu de fascination, que, perdu au milieu des trésors du regard, je devenais, frôlé de tous ces hommes pourvus d’un but, essentiellement dissemblable.
Dans « Souvenir actuel »,
Paul Valéry écrit également : « J’étais à Londres en 1896, fort seul,
quoique obligé par mes occupations de voir quantité de personnes, et des plus
pittoresques, chaque jour. J’aimais Londres, qui était encore assez étrange, et
assez « Ville de la Bible », comme dit Verlaine : nul ne l’a
mieux décrite en quelques vers. »
lundi 16 novembre 2020
Travailler fatigue (poème de Cesare Pavese)
Cesare Pavese |
Traverser
une rue pour s’enfuir de chez soi
seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,
tout le jour, par les rues, ce n’est plus un enfant
et il ne s’enfuit pas de chez lui.
En été, il y
a certains après-midi
où les places elles-mêmes sont vides, offertes
au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient
le long d’une avenue aux arbres inutiles, s’arrête.
Est-ce la peine d’être seul pour être toujours plus seul ?
On a beau y errer, les places et les rues
sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,
lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.
Autrement, on se parle tout seul. C’est pour ça que parfois
il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder
et vous racontent les projets de toute une existence.
Ce n’est
sans doute pas en attendant sur la place déserte
qu’on rencontre quelqu’un, mais si on erre dans les rues,
on s’arrête parfois. S’ils étaient deux,
simplement pour marcher dans les rues, le foyer serait là
où serait cette femme et ça vaudrait la peine.
La place dans la nuit redevient déserte
et cet homme qui passe ne voit pas les maisons
entre les lumières inutiles, il ne lève plus les yeux :
il sent seulement le pavé qu’ont posé d’autres hommes
aux mains dures et calleuses comme les siennes.
Ce n’est pas juste de rester sur la place déserte.
Il y a certainement dans la rue une femme
qui, si on l’en priait, donnerait volontiers un foyer.
Traduction de Gilles de Van.
lundi 9 novembre 2020
L'exceptionnel est la juste mesure du temps
Paul Valéry à son bureau, en 1935 |
Comme disait Paul Valéry,
Je ne suis pas une
tireuse de cartes,
Et de l’avenir je ne sais
rien…
Mais on peut l’imaginer,
Ce n’est pas rassurant.
Ils nous diront sans
doute ensuite :
L’exceptionnel est la
juste mesure du temps.
Ce qui a valu une fois vaudra
dorénavant.
Habituez-vous à l’état de
crise permanent…
Bien sûr ils ne le diront
pas aussi clairement,
Cela sera juste inscrit
dans les lois…
dimanche 8 novembre 2020
Deux extraits encore de Mosaïques contemporaines
Face au rien qui obsède
Confits
en dévotion face au rien qui obsède
Parfois
à peine écrits les mots dégoûtent sans remède
Nous
oublions le jour nous oublions l’année
Nous
prétendons nouvelles des tristesses passées
Tels
seront les fragments d’un poème impossible…
Un
court tic d’orgueil – mon rien vaut bien votre néant –
Puis
tout retourne au silence
Vernaculaire
Nos mots sont de piètres
véhicules
Le chemin est heurté et
la parole difficile
Verse dans les ornières
de l’inarticulé
De vastes architectures attestent
des splendeurs passées
Le vent soulève des
essaims de poussière
Le végétal a disparu
Et d’imposantes carcasses
animales
Semblent sur l’horizon
plat
Des collines éventrées
Notre langue lentement
devient vernaculaire
Frédéric
Perrot