« But
I’m a substitute for another guy… »
The Who
« Je
l’ai fait… »
Martial leva les yeux de son livre et vit
Marlène qui au sortir de la douche minaudait à la porte de la chambre, avant de
s’approcher comme en dansant du lit.
« Qu’as-tu fait ? »,
demanda-t-il au bout d’un moment, Marlène demeurant silencieuse au bord du lit
et semblant attendre une quelconque réaction de sa part.
Sans dire un mot, Marlène lui tendit un
prospectus publicitaire aux couleurs criardes. Martial y jeta un œil distrait.
Il aurait dû s’y attendre… Une photographie d’une remarquable vulgarité était
accompagnée d’un tissu d’insanités, parmi lesquelles les témoignages de
quelques clientes « comblées » le firent sourire un court instant.
C’était une publicité pour l’agence Cupidon.
« Tu vas donc recourir à un
substitut… »
Ce n’était pas vraiment une
question. Il aurait dû s’y attendre, mais cela le laissait malgré tout pantois.
Et, après avoir posé son livre sur la table de chevet, il éteignit la lumière
et se tourna dans le lit, en tirant le drap sur lui.
Martial dormit mal et se réveilla en
sueur d’un rêve pénible, dont il n’avait aucune envie de se souvenir. D’un
mouvement brusque, comme pour échapper à la tiédeur écœurante de leur lit
conjugal et se débarrasser des dernières impressions de son rêve, il se leva,
alla dans la cuisine où il se servit un verre d’eau. Il se sentait sale, hébété
et il décida qu’une douche rapide lui ferait le plus grand bien, même s’il
était quatre heures du matin, la journée promettant d’être longue, trop longue…
Vers sept heures, Marlène se
réveilla et vint le rejoindre dans le salon où, assis dans un fauteuil, il
tentait de poursuivre la lecture entamée la veille.
« Le rendez-vous a lieu ce
vendredi, le substitut viendra vers dix-neuf heures. Je ne sais pas ce que tu
avais prévu, mais… »
Marlène ne termina pas sa
phrase ; Martial s’était enfoncé un doigt dans chaque oreille pour lui
signifier qu’il ne l’écoutait pas, ne souhaitait pas l’écouter…
« Tu vois bien que j’essaie de
travailler. Tes petites histoires ne m’intéressent pas. Ne t’inquiète
pas : je n’ai ni envie d’entendre, ni de regarder… »
Marlène partie travailler dans son
agence de publicité, Martial passa sa journée pour se mortifier à se renseigner
sur les substituts. Une vaste documentation existait sur le sujet. À l’origine,
dix ans auparavant, cela n’avait été qu’un vague projet, suivi d’un appel
d’offre, lancés par le ministère de la Condition Féminine en lien avec celui
des Nouvelles Technologies. À proprement parler, les substituts n’étaient pas
des « robots sexuels » – l’expression était caricaturale et
tendancieuse –, mais des hommes génétiquement modifiés, améliorés. Les
premières expérimentations, les détails techniques, les puces installées dans
le cerveau de ces gigolos d’un genre nouveau, n’intéressaient guère Martial.
Cependant, tous les témoignages convergeaient : ces substituts étaient des
amants parfaits. Ils étaient des hommes athlétiques, qui ne connaissaient ni la
sudation, ni la fatigue et leurs « performances » étaient largement
supérieures à celles des hommes du commun. Il y avait aussi des détails
scabreux : les substituts ne débandaient
pas et se révélaient capables de provoquer un nombre invraisemblable
d’orgasmes. On prétendait même qu’ils se montraient plus doux et attentionnés
que les hommes du commun et soucieux d’assouvir « le moindre désir »
de leurs partenaires. Un point de détail d’une analyse psychologique ne manqua
pas d’inquiéter Martial : il semblait avéré qu’une femme ayant connu
« une expérience positive et épanouissante » avec un substitut, ce
qui se produisait dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, répugnait
ensuite à reprendre une sexualité « plus conventionnelle avec un compagnon
ordinaire »…
Marlène et Martial connurent deux
soirées très silencieuses. Martial feignait de lire tandis que Marlène feignait
de s’activer dans le salon ou la cuisine. Ils n’échangèrent pas une parole et
le vendredi, vers dix-sept heures, Martial quitta l’appartement, en regardant
avec dégoût Marlène essayer différentes tenues sexy et déposer sur la table basse
du salon deux flûtes à champagne et une assiette couverte de toasts.
Martial ne s’éloigna guère. Il
s’installa à la terrasse d’un café qui se trouvait juste en face de leur
immeuble et dans lequel il avait ses habitudes. Il désirait au moins voir celui qui allait le remplacer et ce
ne serait pas difficile puisque les substituts portaient tous une sorte
d’uniforme en vinyle aux couleurs reconnaissables entre toutes de l’agence Cupidon. « Leur affaire marche si
bien que la discrétion doit être le dernier de leurs soucis… ».
Martial commanda une bouteille de
champagne ; ce qui étonna le serveur, qui ne l’avait jamais vu boire
d’alcool. Avec un fin sourire, Martial lui expliqua qu’il se sentait
d’excellente humeur ; son travail de thèse touchait à sa fin ; il avait
une compagne merveilleuse : la vie était belle d’un mot et la soirée s’annonçait
si agréable… Le serveur lui sourit et regretta par politesse l’absence de
Madame, puis ayant débouché la bouteille avec des gestes méticuleux, il
s’éloigna, appelé à d’autres tables.
Martial ne désirait pas s’enivrer. Le
champagne cependant lui tourna rapidement la tête et à sept heures, il se
sentait déboussolé et pâteux, incapable de fixer son esprit sur quoi que ce
soit plus d’un instant.
Enfin, l’autre arriva et Martial fut déçu. Il s’était imaginé une sorte de
grand sportif roulant des mécaniques et cherchant tout autour de lui des
regards approbateurs, une caricature qu’il lui aurait été aisé de haïr ; et ce n’était pas vraiment
ça… C’était un tout jeune homme au visage pâle, de taille moyenne et qui
semblait hésitant, mal à l’aise. Ce devait être lui pourtant… Il portait leur
accoutrement ridicule et après être passé deux fois devant la porte de leur
immeuble, dans un sens puis dans l’autre, il s’arrêta, sonna, avant de disparaître
à l’intérieur, la porte se refermant doucement sur lui.
Martial resta un moment songeur. C’était
donc ce gamin pâlot qui allait rendre Marlène folle de plaisir ; cela lui
semblait malgré tout étonnant et il se demanda si tous les articles dithyrambiques
sur les substituts qu’il avait lus, ne dissimulaient pas une grossière
escroquerie et une très ordinaire
prostitution. Mais ce n’était pas son affaire…Ces trois derniers jours avaient
suffi à pervertir sans doute irrémédiablement les sentiments qu’il avait pour
Marlène, qui n’avait même pas songé à lui épargner ses séances d’essayage et
sifflotait en se regardant dans la glace… Sa pensée dérivant, il la revit telle
qu’il l’avait connue cinq ans auparavant, fraîche, jolie, insouciante ; et
il se demandait comment elle avait pu devenir cette femme vulgaire, qui
attendait avec impatience une espèce de machine à baiser qui allait « la
tringler à mort »… Martial avait mal à la tête ; le champagne le
rendait mauvais et après avoir réglé la note, il quitta la terrasse, marchant
au hasard des rues…
Il perdit toute notion du temps et de
lui-même et à l’aube, en titubant, il sortit d’un cabaret de dernière zone, où
pendant des heures, il avait écouté une entraîneuse lui parler de ses rêves
illusoires… La lumière du jour lui fit mal aux yeux. Il était sale, poisseux,
il avait même fumé un grand nombre de cigarettes en compagnie de l’entraîneuse
et pris de vertige, il s’appuya contre un mur pour vomir douloureusement.
Marlène l’attendait. Son visage rayonnait
et c’est à peine s’il remarqua les traces de morsures qu’elle avait dans le cou
et les nombreux hématomes qui constellaient la blancheur laiteuse de ses bras.
Marlène parlait et riait beaucoup. Elle avait connu une nuit merveilleuse et à
un moment elle s’était crue transportée dans quelque monde sauvage où
n’existait plus que la folie des corps. Elle pensait bien que les publicités
exagéraient un peu, mais en fait cela dépassait toute imagination !
Martial l’écoutait distraitement. Il
l’interrompit seulement avec un mouvement d’humeur, quand elle voulut lui
raconter les choses dont elle ne se serait jamais pensée elle-même capable… Il
était fatigué, il voulait dormir…
En sautillant à côté de lui, Marlène le
suivit dans la chambre. Elle avait encore tant à lui raconter !
« Oh, je ne t’ai pas dit, Valentin revient
vendredi prochain… Mais ne t’inquiète pas mon chéri : pour le reste, tu es
irremplaçable… »