Il est parvenu pour un moment à leur échapper, ils
ont apparemment perdu sa trace, il n’entend plus leurs cris d’ivrognes, il
n’entend plus leurs chiens… Il avise une étroite ruelle où il s’engouffre en
songeant que s’il se présente quelqu’un, il sera pris au piège et que cela sera
fini, et malgré ses blessures, ayant à peine repris son souffle, il hâte à
nouveau le pas, il court presque et il aperçoit déjà le bout de la ruelle, il
hâte le pas, il ne va pas se laisser prendre ici et en courant presque, il
débouche dans une petite rue déserte et silencieuse… Trottoirs déchiquetés,
maisons en ruines, monceaux d’ordures comme partout dans la ville… Mais
pourquoi en serait-il ici autrement ? La ville a été détruite et n’est
plus depuis longtemps que le terrain de jeu des chasseurs. Il y a en face de
lui, derrière un haut grillage de fer une sorte de terrain vague abandonné aux
broussailles et aux ronces et, au-delà encore, il distingue dans les ténèbres
la masse sombre d’un imposant bâtiment qui a dû être à une époque déjà
ancienne, une usine… Il regarde avec désespoir le grillage : il est
décidément trop haut, il ne pourra jamais l’escalader, il est surmonté de
barbelés, et il a déjà les mains en sang… Il renonce à l’idée de se cacher un
moment dans l’usine désaffectée, et en reprenant péniblement son souffle,
appuyé à un mur de la ruelle, il tente de réfléchir et de rassembler ses
pensées… Il sait qu’il lui faut aller jusqu’à la rivière, c’est sa seule
chance, son seul espoir, et une fois arrivé à la rivière nager jusqu’à l’autre
berge, sans être aperçu des hommes qui patrouillent… Là, et là seulement, il
pourra se dire sain et sauf : les chasseurs ne s’aventurent jamais dans
les forêts au-delà de la rivière… Il songe un instant avec amertume que même
s’il arrive à rejoindre la rivière, à supposer même qu’il soit dans la bonne
direction et ne s’en éloigne pas par erreur, cela risque de ne rien
changer : il sait à peine nager, l’eau doit être glacée, et si c’est pour
échapper à ses poursuivants en se noyant… Il se redresse pour chasser la
pénible vision de son corps disparaissant dans les remous… Il veut vivre, il
veut leur échapper et il trouvera bien un moyen de traverser cette fichue
rivière… Il se remet en marche avec peine.
Pourquoi l’a-t-on choisi pour servir de proie ?
Pourquoi a-t-il été exclu de la cité souterraine pour servir de proie à ces
brutes gorgées d’alcool ? Qu’a-t-il fait pour mériter cela ? C’est ce
qu’il ne parvient pas à comprendre, même s’il sait que de telles questions sont
en fait dépourvues de sens : il a été désigné, c’est tout… Son nom et son
matricule sont apparus sur l’écran de contrôle de la chaîne de montage et dans
l’instant, il s’est vu entouré par quatre ouvriers, les autres étant déjà prêts
à venir en renfort. Les sirènes ont retenti dans toute la cité souterraine,
comme à chaque fois qu’est désignée une proie, et il a été conduit sans
ménagement par une dizaine d’hommes jusqu’à une cellule. Une heure après tout
au plus, il a senti la légère vibration annonçant la montée de la cellule vers
la surface et lorsque les portes se sont ouvertes, il s’est mis à courir droit
devant lui, sachant que les chasseurs seraient là d’un instant à l’autre.
Ils l’ont blessé dès les premières minutes comme ils
l’ont fait avec quasiment tous les hommes qui l’ont précédé : les
chasseurs ne sont pas bons joueurs, ils tiennent à blesser leur proie dès le
début de la partie de chasse… C’est la vue du sang qui les excite, le cri de
l’homme qui sent soudain dans sa jambe une douleur fulgurante et qui fauché
dans sa course, tombe lourdement sur le sol… Ensuite, ils lui ont laissé
prendre de l’avance comme ils le font à chaque fois… Ils auraient pu l’achever
dès le début, il était à terre, à ramper, sanglant, il les entendait autour de
lui : mais cela n’aurait pas été drôle… Ils lui ont craché dessus, l’ont
roué de coups, certains lui ont pissé dessus, puis ils se sont tous éloignés
pour aller boire et chercher leurs chiens… À partir du moment où ils ont blessé
leur proie une première fois, les chasseurs ont tout leur temps… Il se passe
parfois plusieurs heures avant que la chasse reprenne : ces porcs
festoient… Ils se goinfrent, boivent, éructent, s’excitent les uns les
autres : c’est à qui gueulera le plus fort…
Tout cela, il l’a vu comme tout le monde des dizaines
de fois sur les écrans de contrôle. Il y songe avec dégoût, en s’appuyant à
nouveau contre un mur pour reprendre son souffle… En ce moment même, assemblés
devant les écrans, la plupart des travailleurs de la cité souterraine suivent
la partie de chasse… Rares sont ceux qui protestent et plus rares encore ceux
qui se dérobent au spectacle. Les différentes chaînes de montage sont arrêtées
ou en service ralenti pendant les quelques heures que dure la partie de chasse.
Et il y en a beaucoup qui vont et viennent, un peu abrutis d’être soudainement
désœuvrés… Ils marchent, se dégourdissent les jambes, s’étirent, et à un moment
ou à autre, ils reviennent toujours se poster sous l’écran vers lequel ils
doivent lever les yeux… Et c’est pourtant l’assassinat légal de l’un des leurs,
un homme qu’ils ont pu côtoyer sur une chaîne de montage ou dans les chambrées,
un homme à qui certains ont parlé… Mais un homme que les membres du conseil d’administration
ont exclu pour des raisons inconnues du « commun des mortels » comme
on le dit par dérision autour des chaînes de montage, et parce que les
chasseurs imposent qu’une proie leur soit livrée toutes les trois semaines… Et
qui dès lors n’est plus et ne sera plus jamais l’un des leurs… Et eux aussi, ce
qu’ils veulent voir et contempler, c’est la mort, une mort annoncée, quasi
certaine, puisque aucun homme de la cité souterraine n’est jamais parvenu à
échapper aux chasseurs… Il y en a même, il en a connu, qui font des paris… Le
but est de déterminer le temps approximatif de la chasse et celui qui est le
plus près empoche la donne : c’est-à-dire à peu près rien, au mieux un
misérable petit tas d’objets volés et en général sans importance, mais pour
lequel certains d’entre eux, parmi les plus frustres, seraient prêts à se
battre ou à tuer…
Personne sur les chaînes de montages ne sait pourquoi
tel ou tel homme est désigné pour devenir la proie : ces désignations ne
semblent obéir à aucune règle… Les travailleurs des chaînes de montage ne
savent d’ailleurs à peu près rien… Le conseil d’administration compte cinq
membres, ce sont ces cinq membres qui dirigent la cité souterraine et qui sont
en rapport avec les chasseurs : c’est en résumé la connaissance qu’un
travailleur des chaînes de montage a du système qui l’opprime… Le reste est
rumeur et superstition, hypothèses, racontars, pures conjectures… Les
travailleurs des chaînes font leurs seize heures de travail quotidien, se
nourrissent avec les rations fournies, dorment à sept ou huit par chambrées, obéissent
et parfois se jettent les uns sur les autres : c’est tout… Les rapports humains
dans la cité souterraine sont des plus rudimentaires. Il n’y a aucun contact
entre les travailleurs des différentes chaînes : cela vient du fait qu’ils
sont strictement cloisonnés dans des espaces différents de la cité souterraine,
dont il ignore et ne saura jamais si elle est aussi vaste que certains le
prétendent… Il y a eu des révoltes par le passé, mais rares sont ceux qui
peuvent en parler : ceux qui ne sont pas morts sont séniles… Tout le monde
sait pourtant que la répression a été terrible et que le nombre des
travailleurs tués par les chasseurs a été considérablement revu à la baisse par
les membres du conseil d’administration… Pour un peu, avec la disparition progressive
de ceux qui ont vécu à cette période et pourraient encore témoigner, il n’y
aurait simplement pas eu de morts comme il n’y aurait pas eu de révolte !
Il sourit douloureusement dans l’obscurité. On les exploite, on les maintient
dans l’ignorance, et on nie même leur passé… Tout cela est remarquablement
organisé et dure depuis que la ville a été détruite et que l’ancien
gouvernement a laissé toute latitude aux chasseurs pour gérer cette ville en
ruines, qui n’intéressait plus personne… Et cela remonte à des lustres,
puisqu’il a passé plus de quarante ans dans la cité souterraine… Il ne se
souvient que confusément de l’époque qui a précédé la destruction de la ville,
il était alors tout enfant, il se souvient des bombardements, de l’évacuation
dans les anciens égouts de la ville, de la prise du pouvoir par les chasseurs qui
sur le plus grand nombre avaient cet avantage non négligeable de disposer d’un
stock d’armes en apparence inépuisable, et il lui semble que tout cela a été
très vite… Après l’organisation de la cité et du travail s’est faite au fur et
à mesure… Il se souvient d’avoir un moment participé à la construction des
chambrées… Il s’agissait surtout de pomper l’eau et d’abattre des murs :
un travail harassant pour l’enfant qu’il était alors… Il songe qu’il n’y a
d’ailleurs plus d’enfants dans la cité souterraine depuis très longtemps… Mais
comment en serait-il autrement, alors qu’il n’y pas de femmes ? Pour
remplacer ceux qui meurent d’épuisement, de maladie ou sous les balles des
chasseurs, à intervalles réguliers, il y a des arrivages d’hommes adultes, les
« produits d’importations » comme les appellent avec mépris certains
anciens… Quant aux femmes, elles ont été dès les premiers mois systématiquement
enlevées par les chasseurs et ont disparu de la cité souterraine qui, par voie
de conséquence, est devenue avec le temps et comme semble-t-il les anciennes
prisons, le théâtre sordide d’une sexualité brutale et souvent forcée… La cité
souterraine ressemble par bien des aspects à ces anciennes prisons : à
cette différence près que les hommes qui s’y trouvent enfermés n’étaient à
l’origine que des survivants d’un conflit dont la plupart ne savent rien ou
n’ont jamais rien su…
Il entend un bruit tout près de lui. Il se rend
compte qu’il a glissé sans en avoir conscience le long du mur et qu’il est
assis sur le sol humide… Il se redresse péniblement… À quelques pas à peine de lui, un
chasseur qui apparemment ne l’a pas vu, est plié en deux, en train de vomir…
Encore un que la bière frelatée produite par l’une des chaînes de montage a
rendu malade… Mais pourquoi est-il tout seul ? Est-ce un piège ? Les
autres sont-ils cachés quelque part, ayant profité de sa torpeur pour
s’approcher ? Il remarque que le chasseur a déposé son fusil sur un tas de
gravats à côté de lui, et sans hésiter, en un bond douloureux, il se jette en
avant en songeant un instant qu’il ne s’est jamais servi d’une arme… Il l’a
déjà en main, le chasseur étonné se retourne : c’est un tout jeune homme, qui
ne doit pas avoir vingt ans… Il a tout autour de la bouche des restes de
vomi... Il brandit l’arme comme il l’a vu faire sur les écrans et en se
retenant de tirer tout de suite, il demande au jeune chasseur s’il est encore
loin de la rivière… L’autre, qui est tombé à la renverse dans son mouvement
pour reculer, le regarde un moment sans comprendre, hébété… Et puis, d’un coup,
il éclate de rire… La rivière, répète-il entre deux éclats de rires, la fameuse
rivière au-delà de laquelle les chasseurs ne vont pas ! Mais c’est une légende,
il n’y a pas de rivière, il n’y a jamais eu de rivière, elle a été asséchée à
des fins industrielles peu après la destruction de la ville… Le jeune chasseur
n’en finit plus de rire et il sent que ses dernières forces le quittent… Il n’y
a donc aucun espoir, la partie de chasse a toujours été truquée, il aurait dû
s’en douter, les chasseurs ne sont pas bons joueurs, la proie ne peut
s’échapper, la proie ne peut leur échapper, il n’y a aucune issue… La rivière
et les forêts au-delà n’ont jamais existé que dans l’imagination abusée des
travailleurs de la cité souterraine… Tout cela n’était qu’un mensonge entretenu
dans les esprits par les chasseurs et les membres du conseil d’administration… Il
a sans en avoir conscience fermé un instant les yeux, et il les rouvre d’un
coup… L’autre rit toujours et cela en devient pénible… Et qui rit de lui ?
Un gamin qui n’a pas la moitié de son âge, n’a connu aucune de ses souffrances
et qui, comme fils de chasseur, peut tuer en toute impunité… Un gamin avec du
vomi autour de la bouche… Portant cet accoutrement ridicule qu’ils portent tous
avec ostentation pour leur partie de chasse… En se préparant à la brutalité du
mouvement de recul, il appuie sur la détente… Le jeune chasseur est violemment
projeté en arrière et s’écroule contre le mur… Il n’a même pas un cri… Il y a
du sang partout… Il lève vers lui un regard immensément étonné, comme s’il
s’était cru jusqu’à cet instant immortel, puis sa tête retombe… Il s’approche
du corps sans vie. Il l’a atteint en plein ventre et à cette distance, à
quelques pas à peine, le jeune chasseur n’est plus qu’une sorte de pantin
désarticulé, une bouillie de chair et de sang, et malgré son dégoût, il
commence de le fouiller. Au bout d’un moment, il se redresse avec un
haut-le-cœur. Il a assez de balles pour défendre chèrement sa peau. Il va les
attendre tranquillement ici, au pied de ce mur contre lequel il s’appuie, dans
cette rue sombre, parmi les ordures et les saletés… Il ne sert à rien d’aller
plus loin et de s’épuiser en vain : il n’y a aucune issue… Tout au plus,
peut-il espérer tuer quelques chasseurs avant d’être lui-même abattu… Ou il
peut aussi retourner l’arme contre lui-même avant qu’ils arrivent… Il dispose
d’une certaine manière de ce choix… Il peut choisir de se tuer plutôt
que d’être tué et pour la première fois dans l’histoire des parties de chasse,
un homme issu de la cité souterraine pourrait les priver de la mise à la mort
de leur proie…
Mais il verra, le moment venu…
Cette nouvelle a été écrite en 2005, 2006. Sur le même
thème, voir le poème Scènes de chasse. Frédéric Perrot.
http://beldemai.blogspot.com/2021/10/scenes-de-chasse-avec-un-dessin-deric.html