Vivre,
c’est être un autre. Et sentir n’est pas possible si l’on sent aujourd’hui
comme on l’a senti hier : sentir aujourd’hui la même chose qu’hier, cela
n’est pas sentir – c’est se souvenir aujourd’hui de ce qu’on a ressenti hier,
c’est être aujourd’hui le vivant cadavre de ce qui fut hier la vie, désormais
perdue.
Tout
effacer sur le tableau, du jour au lendemain, se retrouver neuf à chaque
aurore, dans une revirginité perpétuelle de l’émotion – voilà, et voilà
seulement ce qu’il vaut la peine d’être, ou d’avoir, pour être ou avoir ce
qu’imparfaitement nous sommes.
Cette
aurore est la première du monde. Jamais encore cette teinte rose, virant
délicatement vers le jaune, puis un blanc chaud, ne s’est ainsi posée sur ce
visage que les maisons des pentes ouest, avec leurs vitres comme des milliers
d’yeux, offrent au silence qui s’en vient dans la lumière naissante. Jamais
encore une telle heure n’a existé, ni cette lumière, ni cet être qui est le
mien. Ce qui sera demain sera autre, et ce que je verrai sera vu par des yeux
recomposés, emplis d’une vision nouvelle.
Collines
escarpées de la ville ! Vastes architectures que les flancs abrupts retiennent
et amplifient, étagements d’édifices diversement amoncelés, que la lumière entretisse
d’ombres et de taches brulées – vous n’êtes aujourd’hui, vous n’êtes moi que
parce que je vous vois, et je vous aime, voyageur penché sur le bastingage,
comme un navire en mer croise un autre navire, laissant sur son passage des regrets
inconnus.
Quatrième de couverture
Le Livre de L’Intranquillité
est le journal intime que Pessoa a tenu pendant presque toute sa vie, en l’attribuant
à un modeste employé de bureau de Lisbonne, Bernardo Soares. Incapable d’action
sur les choses et d’échange avec les êtres, reclus en littérature, s’analysant
avec passion, cultivant systématiquement le pouvoir de son imagination, il se
construit un univers personnel vertigineusement irréel, et pourtant plus vrai
en un sens que le monde réel.
Fernando Pessoa, Le Livre
de l’intranquillité
Traduit du portugais par
Françoise Laye
Présenté par Edouardo
Lourenço et Antonio Tabucchi
Christian Bourgois Editeur
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