« Mais
je suivrai le chemin sinueux et sans fin, la rivière qui coule dans la caverne
de l’homme, où qu’elle me mène, en quelque lieu que je doive aborder. »
Herman
Melville
Dans
Le Mythe de Sisyphe, parmi les œuvres
« vraiment » absurdes, Albert Camus cite Moby Dick ; mais s’il l’avait connu, il eût pu tout autant
mentionner l’autre grand roman de Melville écrit dans la foulée si l’on peut
dire, tant sa rédaction a été rapide, Pierre
ou Les ambiguïtés. Car tout y est absurde ; jusqu’à l’étrange
coïncidence entre ce que raconte le roman et ce que l’on pourrait nommer le
destin de Melville comme écrivain.
Que
veut Melville en écrivant Pierre ou Les
ambiguïtés ? À l’origine, il veut écrire un roman
« gothique » dont il espère qu’il l’établira comme écrivain, après
les ventes décevantes de l’histoire de la Baleine.
Roman
gothique ? C’est un genre peu connu et sans réelle tradition en
France ; un mélange de noirceur et d’eau de rose et qui est alors à la mode. Melville ne doute pas de
parvenir à écrire un tel roman « pour dames » ! Et s’il y a peut-être
aussi dans la tradition de Cervantès une intention parodique – le roman
gothique, comme le roman de chevalerie est un genre « mineur », qui a
ses ridicules – tout y est en tout cas !
Le
style est emphatique, les majuscules abondent, les dialogues entre Pierre et
Lucy semblent tout droit sortir de Shakespeare et n’ont rien de réaliste, tout
est grandiloquent, sentimental… Cela est surtout vrai au début, car si cette
impression initiale demeure par la suite, elle s’atténue, le lyrisme échevelé
cédant souvent la place à l’amertume manifeste de l’auteur :
« Il me plait que la Mort soit aussi
démocratique ; et, désespérant de toute autre démocratie réelle et
permanente, je chéris du moins la pensée que si, durant la vie, certaines têtes
sont couronnées d’or et certaines autres d’épines, pourtant, de quelque façon
qu’on les cisèle, les pierres tombales sont toutes semblables. »
Que
s’est-il passé ? On pourrait dire qu’à un moment ou à un autre Melville a
écouté son « mauvais démon » (un lecteur moderne dirait son
inconscient et ses fantasmes) et le roman qui commençait comme une féerie
campagnarde teintée de rousseauisme s’enfonce peu à peu dans des méandres de
plus en plus inquiétants.
C’est
que le roman est le récit d’une révolte confuse, vouée à l’échec, mais totale,
la révolte de Pierre…
Lui
qui a toujours désiré avoir une sœur, découvre qu’il en a une, une sœur
illégitime, l’étrange Isabelle. Tout s’écroule alors : l’image idéalisée
du père mort dont deux tableaux, l’un que l’on cache, l’autre qui occupe une
place de choix dans le manoir familial, présentent des portraits bien
différents – l’ambiguïté, l’ambiguïté ! Mais aussi l’image de veuve
intouchable de la mère que par badinerie Pierre appelait jusque-là « sœur » ! Et même les fiançailles
avec la pauvre Lucy. Car l’heureux
Pierre, en découvrant l’existence d’Isabelle, choisit le sentier de ronces de
la Vérité… et le malheur.
Le
roman bascule quand Pierre ayant entendu les étranges récits d’Isabelle, qui
pour évoquer son enfance mystérieuse s’accompagne à la guitare, décide contre toute raison de l’épouser et de
faire de cette sœur illégitime son épouse légitime prétendue. Vraiment absurde,
disais-je... Surtout si l’on ajoute que Pierre est le seul à connaître le lien
exact qui l’unit à Isabelle et qu’aux yeux du monde, de la bonne société
campagnarde qui a été la sienne jusqu’à présent, il n’est qu’un « scélérat » qui a rompu ses
honorables fiançailles pour se jeter dans la débauche avec une fille perdue
surgie dont on ne sait où.
La
réaction du Monde face à ce mariage purement fictif ne se fait d’ailleurs pas
attendre. Elle est à la mesure de l’affront, du camouflet. Sa mère outragée le
renie ; déshérité, Pierre est chassé du domaine familial ; ses amis
lui tournent le dos et arrivé tant bien que mal dans une grande ville « inhumaine »
qui ne semble qu’un décor fantomatique en compagnie de son « épouse »
et d’une autre « fille perdue »
qui leur servira de servante, Nelly, Pierre s’enfonce rapidement dans la misère
la plus noire.
Le
lecteur n’est pourtant pas au bout de ses surprises. Car il découvre alors que
Pierre est aussi écrivain et que
réfugié aux Apôtres, une ancienne église « peuplée de toutes sortes de poètes, de peintres, de crève-la-faim et de
philosophes », il espère faire vivre tout ce beau monde (Isabelle et
Nelly) grâce à ses talents d’écrivain. Si l’eau de rose avait déjà franchement
tourné au vinaigre, les chapitres consacrés à « la jeune Amérique
littéraire » sont d’une ironie mordante et d’une fantaisie digne de
Dickens. On songe également aux Illusions
perdues de Balzac et à ses foules d’apprentis rimailleurs et de
« songe-creux ».
Comme
Melville, Pierre ne doute pas de parvenir à écrire rapidement un grand livre qui lui assurera quelques fonds.
Cependant
Pierre se perd totalement dans le rédaction de ce Livre qui à l’instar de celui
de Mallarmé doit être une somme philosophique ; et la description de Pierre à
sa table de travail (dans une partie ironiquement nommée « Où l’on lève
le rideau de fleurs ») est proprement incroyable ; tant avec cent ans d’avance – on a alors oublié
que Pierre ou Les ambiguïtés est
écrit en 1852 –, elle semble annoncer les noirceurs d’un Beckett ou les
personnages candidats à la disparition d’un Paul Auster.
L’inévitable
échec est proche… Et Pierre, abandonnant son épuisant labeur qui le rend peu à
peu aveugle, se met de plus en plus régulièrement « à diriger ses pas vers les sombres et étroites rues de traverse, en
quête des tavernes les plus retirées et les plus mystérieuses » jusqu’au
jour, où il est saisi d’un « étourdissement » :
« …une
sensation insolite l’envahit soudain : il ne savait plus où il était, il
avait perdu tout sentiment de la vie ordinaire, il ne voyait pas, bien qu’il
crût sentir, en portant instinctivement la main à ses yeux, que ses paupières
étaient ouvertes. A l’aveuglement s’ajoutèrent vertige et étourdissement ;
il chancela ; une myriade de météores verts se mirent à danser devant ses
yeux, son pied trébucha contre le trottoir, il étendit les mains en avant et
perdit connaissance. Quand il revint à lui, il s’aperçut qu’il était couché en
travers du ruisseau, souillé de boue et de limon.»
Quelques
cinq cents pages ont conduit là le pauvre Pierre « frais émoulu de
l’adolescence » (selon le titre du tout premier chapitre) et la fin du
roman elle-même semble très précipitée : meurtre, prison, sang, larmes,
avec peut-être dans les dernières lignes un souvenir de Roméo et Juliette.
Naturellement
Pierre ou Les ambiguïtés ne se résume
pas à son intrigue. C’est un roman philosophique et métaphysique, qui foisonne
de détails insolites, où les digressions et les considérations de l’auteur
accompagnent et commentent l’étrange « destin » du personnage.
Le
cri de révolte de Pierre est aussi celui de Melville, qui le redouble et l’accentue.
Melville attaque avec force, en critique acerbe, les convenances et les hypocrisies
sociales de son temps, qui lui sont insupportables. Tout y passe : le
mariage, la famille, la charité chrétienne qui permet de se donner bonne
conscience, tout en étant impitoyable dans ses actes et ses jugements, ainsi
que le montrerait suffisamment le personnage de la mère, qui meurt emportée par
un « immense chagrin » et un « immense orgueil ».
Pierre
ou Les ambiguïtés fut un échec retentissant, qui mit fin à
la carrière de Melville comme romancier, exception faite du Grand escroc écrit en 1858. La critique
fut assassine ; on se demanda si l’auteur n’était pas devenu fou et le
roman qualifié entre autres de « bourbier fangeux » ne se
vendit pas plus que ne s’était vendu Moby
Dick…
Commença
alors la seconde période de la vie de Melville – nommée un peu à tort par
certains critiques modernes « le silence » de Melville – où
ayant renoncé à la forme longue et au roman, il se consacre à l’écriture de
courts récits tels que Bartleby ou Benito Cereno et à la poésie.
Le
texte a été écrit en 2013. C’est ici une version revue après ma quatrième
lecture du roman de Melville. Frédéric Perrot