mercredi 5 août 2020

sur Pierre ou Les ambiguïtés de Herman Melville


« Mais je suivrai le chemin sinueux et sans fin, la rivière qui coule dans la caverne de l’homme, où qu’elle me mène, en quelque lieu que je doive aborder. »
                                                       Herman Melville

Dans Le Mythe de Sisyphe, parmi les œuvres « vraiment » absurdes, Albert Camus cite Moby Dick ; mais s’il l’avait connu, il eût pu tout autant mentionner l’autre grand roman de Melville écrit dans la foulée si l’on peut dire, tant sa rédaction a été rapide, Pierre ou Les ambiguïtés. Car tout y est absurde ; jusqu’à l’étrange coïncidence entre ce que raconte le roman et ce que l’on pourrait nommer le destin de Melville comme écrivain.

Que veut Melville en écrivant Pierre ou Les ambiguïtés ? À l’origine, il veut écrire un roman « gothique » dont il espère qu’il l’établira comme écrivain, après les ventes décevantes de l’histoire de la Baleine.
Roman gothique ? C’est un genre peu connu et sans réelle tradition en France ; un mélange de noirceur et d’eau de rose et qui est alors à la mode. Melville ne doute pas de parvenir à écrire un tel roman « pour dames » ! Et s’il y a peut-être aussi dans la tradition de Cervantès une intention parodique – le roman gothique, comme le roman de chevalerie est un genre « mineur », qui a ses ridicules – tout y est en tout cas !
Le style est emphatique, les majuscules abondent, les dialogues entre Pierre et Lucy semblent tout droit sortir de Shakespeare et n’ont rien de réaliste, tout est grandiloquent, sentimental… Cela est surtout vrai au début, car si cette impression initiale demeure par la suite, elle s’atténue, le lyrisme échevelé cédant souvent la place à l’amertume manifeste de l’auteur :
« Il me plait que la Mort soit aussi démocratique ; et, désespérant de toute autre démocratie réelle et permanente, je chéris du moins la pensée que si, durant la vie, certaines têtes sont couronnées d’or et certaines autres d’épines, pourtant, de quelque façon qu’on les cisèle, les pierres tombales sont toutes semblables. » 
  
Que s’est-il passé ? On pourrait dire qu’à un moment ou à un autre Melville a écouté son « mauvais démon » (un lecteur moderne dirait son inconscient et ses fantasmes) et le roman qui commençait comme une féerie campagnarde teintée de rousseauisme s’enfonce peu à peu dans des méandres de plus en plus inquiétants.
C’est que le roman est le récit d’une révolte confuse, vouée à l’échec, mais totale, la révolte de Pierre…
Lui qui a toujours désiré avoir une sœur, découvre qu’il en a une, une sœur illégitime, l’étrange Isabelle. Tout s’écroule alors : l’image idéalisée du père mort dont deux tableaux, l’un que l’on cache, l’autre qui occupe une place de choix dans le manoir familial, présentent des portraits bien différents – l’ambiguïté, l’ambiguïté ! Mais aussi l’image de veuve intouchable de la mère que par badinerie Pierre appelait jusque-là « sœur » ! Et même les fiançailles avec la pauvre Lucy.  Car l’heureux Pierre, en découvrant l’existence d’Isabelle, choisit le sentier de ronces de la Vérité… et le malheur.
Le roman bascule quand Pierre ayant entendu les étranges récits d’Isabelle, qui pour évoquer son enfance mystérieuse s’accompagne à la guitare, décide contre toute raison de l’épouser et de faire de cette sœur illégitime son épouse légitime prétendue. Vraiment absurde, disais-je... Surtout si l’on ajoute que Pierre est le seul à connaître le lien exact qui l’unit à Isabelle et qu’aux yeux du monde, de la bonne société campagnarde qui a été la sienne jusqu’à présent, il n’est qu’un « scélérat » qui a rompu ses honorables fiançailles pour se jeter dans la débauche avec une fille perdue surgie dont on ne sait où.
La réaction du Monde face à ce mariage purement fictif ne se fait d’ailleurs pas attendre. Elle est à la mesure de l’affront, du camouflet. Sa mère outragée le renie ; déshérité, Pierre est chassé du domaine familial ; ses amis lui tournent le dos et arrivé tant bien que mal dans une grande ville « inhumaine » qui ne semble qu’un décor fantomatique en compagnie de son « épouse » et d’une autre « fille perdue » qui leur servira de servante, Nelly, Pierre s’enfonce rapidement dans la misère la plus noire.

Le lecteur n’est pourtant pas au bout de ses surprises. Car il découvre alors que Pierre est aussi écrivain et que réfugié aux Apôtres, une ancienne église « peuplée de toutes sortes de poètes, de peintres, de crève-la-faim et de philosophes », il espère faire vivre tout ce beau monde (Isabelle et Nelly) grâce à ses talents d’écrivain. Si l’eau de rose avait déjà franchement tourné au vinaigre, les chapitres consacrés à « la jeune Amérique littéraire » sont d’une ironie mordante et d’une fantaisie digne de Dickens. On songe également aux Illusions perdues de Balzac et à ses foules d’apprentis rimailleurs et de « songe-creux ».
Comme Melville, Pierre ne doute pas de parvenir à écrire rapidement un grand livre qui lui assurera quelques fonds.
Cependant Pierre se perd totalement dans le rédaction de ce Livre qui à l’instar de celui de Mallarmé doit être une somme philosophique ; et la description de Pierre à sa table de travail (dans une partie ironiquement nommée « Où l’on lève le rideau de fleurs ») est proprement incroyable ; tant avec cent ans d’avance – on a alors oublié que Pierre ou Les ambiguïtés est écrit en 1852 –, elle semble annoncer les noirceurs d’un Beckett ou les personnages candidats à la disparition d’un Paul Auster.
L’inévitable échec est proche… Et Pierre, abandonnant son épuisant labeur qui le rend peu à peu aveugle, se met de plus en plus régulièrement « à diriger ses pas vers les sombres et étroites rues de traverse, en quête des tavernes les plus retirées et les plus mystérieuses » jusqu’au jour, où il est saisi d’un « étourdissement » :
 « …une sensation insolite l’envahit soudain : il ne savait plus où il était, il avait perdu tout sentiment de la vie ordinaire, il ne voyait pas, bien qu’il crût sentir, en portant instinctivement la main à ses yeux, que ses paupières étaient ouvertes. A l’aveuglement s’ajoutèrent vertige et étourdissement ; il chancela ; une myriade de météores verts se mirent à danser devant ses yeux, son pied trébucha contre le trottoir, il étendit les mains en avant et perdit connaissance. Quand il revint à lui, il s’aperçut qu’il était couché en travers du ruisseau, souillé de boue et de limon

Quelques cinq cents pages ont conduit là le pauvre Pierre « frais émoulu de l’adolescence » (selon le titre du tout premier chapitre) et la fin du roman elle-même semble très précipitée : meurtre, prison, sang, larmes, avec peut-être dans les dernières lignes un souvenir de Roméo et Juliette.

Naturellement Pierre ou Les ambiguïtés ne se résume pas à son intrigue. C’est un roman philosophique et métaphysique, qui foisonne de détails insolites, où les digressions et les considérations de l’auteur accompagnent et commentent l’étrange « destin » du personnage.
Le cri de révolte de Pierre est aussi celui de Melville, qui le redouble et l’accentue. Melville attaque avec force, en critique acerbe, les convenances et les hypocrisies sociales de son temps, qui lui sont insupportables. Tout y passe : le mariage, la famille, la charité chrétienne qui permet de se donner bonne conscience, tout en étant impitoyable dans ses actes et ses jugements, ainsi que le montrerait suffisamment le personnage de la mère, qui meurt emportée par un « immense chagrin » et un « immense orgueil ».

Pierre ou Les ambiguïtés fut un échec retentissant, qui mit fin à la carrière de Melville comme romancier, exception faite du Grand escroc écrit en 1858. La critique fut assassine ; on se demanda si l’auteur n’était pas devenu fou et le roman qualifié entre autres de « bourbier fangeux » ne se vendit pas plus que ne s’était vendu Moby Dick…  
Commença alors la seconde période de la vie de Melville – nommée un peu à tort par certains critiques modernes « le silence » de Melville – où ayant renoncé à la forme longue et au roman, il se consacre à l’écriture de courts récits tels que Bartleby ou Benito Cereno et à la poésie.  


Le texte a été écrit en 2013. C’est ici une version revue après ma quatrième lecture du roman de Melville. Frédéric Perrot




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