mercredi 29 juin 2022

La Maman et la Putain est à l'affiche (pour Richard)


 

« Alexandre est un jeune dilettante oisif. Il vit chez Marie, sa maîtresse, et flâne à Saint-Germain-des-Prés. Un jour, il croise Veronika, une jeune infirmière. Il entame une liaison avec elle, sans pour autant quitter Marie… »

 


La Maman et la Putain

Jean Eustache – 1973 – 3h40

avec Jean-Pierre Léaud, Bernadette Lafont, Françoise Lebrun…

 

Le film de Jean Eustache est de retour en salle en version restaurée.


lundi 27 juin 2022

Bernard-Marie Koltès, Home

Hambourg, août 2021

 

 J’ai longtemps cherché à ressentir cette émotion dont j’avais entendu parler, qui est celle qu’éprouve l’homme qui rentre à la maison. Bien sûr, je ressentais vaguement quelque chose dans le genre, en rentrant à Paris après un voyage, mais je trouvais ce sentiment plutôt con et superficiel, en tous les cas, il n’y avait pas de quoi en faire des histoires. Un jour – je ne sais vraiment plus où, très loin de Paris, dans un milieu plutôt hostile et fermé –, tout à coup, venant d’un bar ou d’une voiture qui passait, étouffées, lointaines, j’ai entendu quelques mesures d’un vieux disque de Bob Marley ; j’ai alors poussé une sorte de soupir, comme les propriétaires terriens, dans les livres, en poussent en s’asseyant le soir dans un fauteuil, près de la cheminée, dans le salon de leur hacienda. Et n’importe où maintenant, à entendre, même de loin, Rat Race ou War, je ressens l’odeur, la familiarité, et le sentiment d’invulnérabilité, le repos de la maison.

 

 

Bernard-Marie Koltès, Home

Prologue et autres textes.

Les Editions de Minuit, 1991.

 

Pour écouter War de Bob Marley : https://youtu.be/4XHEPoMNP0I

La blessure

 

« Ta douleur ici ne vaut rien : ce n’est que l’ombre, l’ombre de ma blessure…»
                              Leonard Cohen (traduction Jean-Louis Murat)

             

Ce n’est rien, non ce n’est rien, même si un peu de sang a coulé, c’est une blessure superficielle, ce n’est qu’une éraflure, mais quelle idée aussi de s’approcher d’un buisson de ronces : oui, oui, bien sûr, pour aider, rendre service, être agréable, le seau est là dans l’herbe, par politesse bien sûr, participer à la grande activité de l’après-midi, la cueillette des mûres… Et toi bien sûr, il faut que tu t’enfonces une épine dans le doigt, et devant elle, justement devant elle qui te regarde un instant sans comprendre, avant de t’attraper la main pour l’examiner dans le détail comme si elle devait y lire l’avenir, avant, ayant laissé retomber ta main, de rentrer dans la maison afin d’y aller chercher de l’alcool et une pince à épiler. Heureusement que tu ne l’as pas laissée te charcuter, heureusement que tu lui as retiré ta main… Elle a voulu profiter de ton léger vertige dans la grange, mais tu as su lui dire non... Ce qu’elle peut être assommante avec sa sollicitude, son empressement à bien faire : comme si tu n’étais pas capable, une fois le vertige passé, de te l’enlever toi-même cette épine, cette écharde, qu’importe au nom.

 

Le repas déjà était affreux, interminable. Autour de la table décorée sans goût particulier comme l’ensemble du salon. Les scènes pastorales au fond des assiettes aux bords ébréchés. Les serviettes pliées, les verres et les couverts astiqués, le pain coupé en tranches dans les paniers en osier parmi les chandeliers et les bougies censées égayer le tableau, lui donner de la profondeur… Et eux, lui et elle chacun d’un côté de la table debout, immobiles et silencieux comme dans l’attente d’un commentaire, d’une politesse de circonstance : quelle comédie, quelle pantomime que les repas familiaux…

Et ce n’est pas ta faute si justement tu ne manges jamais de gibier, de gésier, ce n’est quand même pas ta faute, tu n’es pas difficile en général, tu manges de tout sans faire d’histoires, tu sais te tenir à table, tu es fort capable de tourner un compliment : et bien il faut que justement cela tombe sur du gibier, du gésier et servi sans compter… A votre âge, il faut manger : la viande c’est plein de protéines, c’est énergétique et c’est bon pour la santé… Mais combien de bouchées encore avant la fin de ce supplice ? Et parler en plus, devoir parler alors que l’on est tout occupé de mâcher… Avoir l’air aimable, dire oui, oui, très bon, alors que l’on se sent devenir livide à compter les morceaux dans l’assiette, discrètement, avec le bout de la fourchette.

Et comme elle te regardait alors que tu gesticulais sur ta chaise, te faisais servir un autre verre de vin, alors qu’ayant posé ta fourchette à côté de l’assiette, tu écoutais son mari et tentais de t’intéresser à sa conversation… Comme elle te regardait, comme elle t’épiait, enregistrant le moindre de tes mouvements, à croire qu’au terme du repas elle devait t’en présenter l’addition : vous avez été comme ci, comme ça, j’ai remarqué votre grimace à l’arrivée du plat et vous avez encore eu ensuite le toupet de me demander ce que c’était exactement… Et comme elle coupait la parole à son mari, afin que je n’oublie pas ce qui restait dans mon assiette sans doute : ici, on finit… Et les gâteaux secs avec le café : secs de plusieurs jours justement et durs sous la dent… Et à la fin toujours dire non, refuser, parce que l’on n’est pas une oie et que l’on n’a pas envie d’être gavé…

Et ce soir, ce sera pareil, en attendant l’arrivée de Pierre mon amour, le fils prodige : celui pour lequel je supporte les longues heures de cette journée, celui pour lequel je suis ici… Lui au moins, il saura quoi dire et je pourrais m’effacer dans mon coin, participant de loin en loin à la bonne humeur générale : quel soulagement de ne plus devoir parler...

C’est bête, c’est très bête et gênant, mais lorsque je suis dans l’obligation de parler, je n’aime pas ma voix et cette impression s’aggrave ou s’adoucit selon le rapport d’intimité qui existe avec les personnes à qui je dois m’adresser… Plus elles me seront étrangères et plus ma voix m’irritera, comme avec eux, ce couple fatigué qui ne tient plus que par habitude et parce qu’à partir d’un certain âge, on n’a plus la force de se séparer, l’imprudence, les grandes embardées dans l’inconnu n’étant plus à l’ordre du jour : refaire sa vie, changer, comme cela serait-il possible ? Alors que cela fait si longtemps que l’on est ensemble, alors que l’on a vieilli ensemble… Alors que sans s’en rendre compte on radote et que l’on est sans cesse à se plaindre de ses douleurs, l’essentiel des conversations étant d’ordre médical. Alors que l’on vit au milieu de tout ce que l’on a en une vie accumulé, maison, résidence secondaire, souvenirs, bibelots : toute cette immense pagaille poussiéreuse, toutes ces preuves matérielles du temps qui a passé, comme des vestiges ou d’absurdes monuments funéraires…Tous ces objets, innombrables, qui dissimulent le vide, réduisent l’espace, dont on s’entoure comme par angoisse et comme si l’on voulait par l’accumulation même et de façon inconsciente contredire l’avenir, éloigner l’idée du néant, et ce, par l’acte sans cesse répété de remplir jusqu’à l’invraisemblance, avec frénésie et parce que l’on a de l’argent… Oui, à ce point rempli que l’on se sent soi-même parmi tant de choses pris de vertige, de malaise…. 

Mais vivement que Pierre arrive, tout s’éclairera dès qu’il sera là. Il prendra la situation en main, il redonnera aux événements leurs justes proportions : cette impression d’irréalité légère, d’invraisemblance un peu pénible disparaîtra dès qu’il aura passé la porte, sa présence écartera de moi la tristesse et l’amertume, fera reculer les pensées confuses et mesquines qui m’assaillent depuis le repas et cette stupide histoire de blessure. Il s’en amusera sans doute, il saura en faire une anecdote, il a l’esprit si vif, si gai… Et en sa présence, sa mère n’osera plus me regarder qu’à la dérobée, sans insister, détournant les yeux à chaque fois que je croiserais son regard… C’est tout de même extraordinaire le regard qu’elle a ! Il vous déshabille, il vous juge, il perce vos illusions et met à nu vos mensonges… C’est le regard impitoyable de l’aigle qui fond : et l’être qu’il a devant lui, ce regard l’observe sans indulgence et le considère avec une sorte de froideur objective… Mais de façon curieuse la terrible lucidité traduite par le regard s’accompagne dans les faits, les gestes, les réflexions d’une incapacité fondamentale à concevoir l’existence d’un autre, à accepter l’évidence d’une conscience séparée… Et c’en est à ce point que la mère de Pierre n’a de cesse de chercher à asseoir sur les autres son autorité, comme si l’être qu’elle a en face d’elle n’existait pas simplement et ne devait pas s’étonner d’être ainsi soumis à cette volonté un peu folle… Oui, c’est cela : la mère de Pierre est de ces personnes qui imposent leur volonté et n’ont de cesse de l’imposer, même si l’autre sur lequel s’exerce cette volonté doit pour cela se briser, se défaire comme une poupée de tissu dont les coutures s’effilent…

Mais que de sombres pensées encore…Vivement que Pierre arrive et dissipe toutes ces chimères, écarte tous ces fantômes… Je les entends qui s’activent dans la cuisine, j’entends son exaspération et les remontrances provoquées par sa lenteur à lui… Tu n’aides pas, une fois de plus… Et bien ce n’est pas grave, on s’en passera… Comme j’aimerais ne plus quitter cette chambre, comme j’aimerais me glisser sous les draps et attendre simplement Pierre ! Il serait si agréable de ne plus se soucier des convenances et d’attendre simplement sous les draps et sans plus rien demander à personne, attendre l’arrivée de Pierre, en songeant seulement aux moments de sensualité à venir, au plaisir entre ses bras, dans ce lit qui n’est pas le nôtre, dans cette chambre dont nous n’avons pas l’habitude... Pour peut-être dans la volupté, oublier tout le reste et affirmer dans un cri ou un mouvement d’acquiescement heureux que seuls comptent, que seuls sont vrais ces moments de sensualité sur lesquels la tristesse de tout le reste n’a pas de prise et ne saurait en avoir…

 

Cela n’est pas possible, ce n’est pas raisonnable, même Pierre te le reprocherait… Tu dois descendre, tu dois les rejoindre dans la cuisine, cela fait une bonne heure que tu es dans cette chambre, pour te reposer… Et en bas ils s’activent, avec des regards entendus peut-être, en se désignant du doigt le plafond et donc la chambre où tu te trouves depuis une bonne heure, pour te reposer… Mais il est vrai aussi qu’avec leur perpétuel empressement, ils t’y ont incité : si vous voulez vous reposer, si vous voulez lire un moment… Au vu de sa bibliothèque, elle ne t’a heureusement pas parlé de ses lectures, c’est déjà ça, il n’est pas de malentendu plus désagréable qu’un malentendu d’ordre littéraire.

Oui, descendre, se retrouver sous leur regard, parmi leurs mots, leurs mouvements autour de toi… Et devoir s’expliquer encore au sujet des vertiges : évoquer la chaleur, la fatigue, en essayant d’y croire soi-même, de faire preuve de conviction, la conviction d’un être faible qui a des vertiges à cause de la chaleur, de la fatigue… Et pour couper court proposer d’aider, éplucher par exemple les légumes, laver la vaisselle, mettre la table, prouver que l’on est disponible et dans le rythme des autres… Utile, dans les choses, le rythme des autres : justement ce en quoi tu échoues, tout ce dont tu ne veux pas en fait… Oui, c’est chacun sa volonté : je ne m’impose pas moi, à la limite tout ce à quoi j’aspire c’est à l’absence, rester tranquille dans mon coin, et participer mais comme participe un figurant, sur la photographie, mais parce que dans le champ… Ou alors avec Pierre, seuls tous les deux, ensemble… Le reste, tout le reste, ce sont des situations incomplètes, des mouvements accomplis sans l’idée de s’y accomplir, des mouvements qui ne sont pas autonomes, des situations qui se résolvent comme malgré toi et selon une logique que tu ne reconnais pas : des situations et des mouvements dont tu te passerais, au fond…. Oui, c’est cela, il n’y a qu’auprès de Pierre que tu te sentes en vie et que s’estompe cette impression d’être de la matière morte dans un monde entièrement livré à la matière…

Oui, que vienne Pierre, qu’il apparaisse sur le seuil, qu’il embrasse sa mère, qu’il embrasse son père et sans s’excuser pour le retard, sans même y songer puisqu’il est là et son retard est oublié… Oui, qu’il vienne vers moi, s’avance de cette démarche faite de langueur et d’indifférence et me prenne dans ses bras, me parle à l’oreille, s’écarte un instant de moi pour me considérer et me prouver par son regard que moi aussi je lui ai manqué, qu’il a pensé à moi et que par conséquent moi aussi j’existe, avant de me prendre discrètement la main et en se tournant vers ses parents me présenter d’une façon plus officielle…

 

Descendre à présent. Ne pas hésiter dans l’escalier. Aller d’une démarche naturelle sans se soucier du nombre de marches dans l’escalier, sans se tenir à la rampe, la main libre et le cœur léger comme l’acteur qui apparaît sur scène et qui au moment même où il accomplit son premier geste, prononce son premier mot, a oublié les longues heures de trac de l’après-midi, ce premier mot, ce premier geste étant exactement ce qu’ils doivent être et tels que son rôle l’impose. Mais la vie n’est pas un théâtre : et quelle absurdité aussi de n’entrevoir dans le naturel qu’un rôle parmi d’autres, un rôle qui selon les personnes et les circonstances sera tenu avec plus ou moins de talent…  

Mais tu es dans le salon à présent, tu as fermé la porte derrière toi, il y a le mari qui lève la tête, sans doute alerté par le bruit de la porte et qui t’aperçoit, à quoi est-il occupé exactement tu l’ignores.... Il vient vers toi et te parle comme il t’a déjà parlé dans l’après-midi : par petites phrases courtes et chuchotées, ces petites phrases étant parfois séparées par de soudains silences comme si la pensée s’égarait ou s’était déjà perdue…

Il s’est approché, il parle, il te parle… Une chaise vous sépare, il parle de la même voix presque inaudible et sans te regarder vraiment, ses cheveux sous la lampe te paraissent plus blancs encore… Et tu ne dis rien, tu ne sais que faire de tes mains, la chaise qui vous sépare ne te semble pas à sa place en créant cet écart ridicule comme si tu étais sur la défensive et avais besoin d’une chaise pour tenir l’adversaire à distance, et à cause de l’obstacle que constitue pour toi cette chaise, à cause de cet obstacle symbolique que constitue malgré tout pour toi cette chaise assez laide et d’un goût prétentieux, à cause d’une chaise et parce que tu ne sais que faire de tes mains, tu ne parviens pas à être toi-même et à jouer ton rôle, le rôle rudimentaire de celui qui écoute et approuve parfois en émettant un vague son…

Il parle cependant, ne cesse de parler en secouant la tête d’une façon imperceptible et sans apparemment s’étonner de ton silence et de ton absence de réaction… Elle apparaît écartant le rideau de perles qui sépare la cuisine et le salon. Il tourne la tête vers elle, son regard un instant revient vers toi, et comme si on l’avait sifflé, sans qu’un mot ait même été prononcé, il se dirige vers elle de sa démarche hésitante, soudain plus voûté, comme un chien qui en avançant vers son maître ne sait ce qu’il doit craindre ou attendre. Tu esquisses un mouvement dont l’intention précise t’échappe,  comme si tu devais esquisser à ce moment un mouvement, comme si cette esquisse de mouvement était à ce moment ce que l’on attendait de toi… Et tu as un geste dont le sens t’échappe, un geste dont tu ne sens que la lassitude…

 

Elle dit que Pierre n’est pas encore là… Sa voix est sans intonation particulière, mais le fait qu’elle éprouve le besoin de dire et répéter ce qui est évident te laisse une impression désagréable, comme si elle avait en prononçant cette phrase, joué faux et à côté, pour une raison inexplicable : comme si elle avait un instant perdu le fil… Lui ne dit rien,  il demeure entre elle et toi dans l’expectative, comme arrêté, n’ayant plus qu’une idée confuse de ce que l’on attend de lui, il est appuyé à la table comme s’il craignait de tomber et regarde vers sa femme qui debout au seuil du salon a gardé entre ses doigts enroulé l’un des fils du rideau de perles… Et lui, il attend la suite, une autre phrase, un mouvement ou que l’on s’adresse à lui, il tremble un peu en s’appuyant à la table… Et elle, elle ne dit rien, elle a le fil enroulé entre ses doigts, elle est debout, immobile, silencieuse, dans cette sorte d’espace intermédiaire, entre la cuisine et le salon…

Et toi, tu avances vers elle, tu ne sais ce que tu dois faire ou dire, tu avances, elle n’a pas réagi et ne réagit pas alors que tu t’avances vers elle…  Et au moment où tu n’es plus qu’à deux ou trois pas d’elle, tu lui tends naturellement la main, comme pour lui montrer que tu peux l’aider à accomplir ces deux, trois pas qui vous séparent et comme si par ce seul geste tu l’invitais à ne pas s’effrayer et à reprendre ses esprits après ce qui n’a été qu’un bref passage à vide, un état de faiblesse momentanée et sans gravité…


Pierre va arriver. Il ne tardera plus. Mettons la table en l’attendant. Et pour l’encourager, tu lui prends la main, retires le fil du rideau et le laisses retomber, elle regarde un instant sa main sans comprendre, puis lève les yeux vers toi. Pierre va arriver. Il ne devait partir qu’à dix-sept heures trente et il n’est pas encore vingt heures. Ce sont de petites routes et Pierre n’aime pas rouler vite. Il ne tardera plus. Mettons la table en l’attendant. Nous n’allons pas rester plantés là comme des piquets, c’est ridicule… Je vais le faire si vous voulez, asseyez-vous votre mari et vous, je vais le faire, asseyez-vous : indiquez-moi seulement où se trouvent les assiettes et les verres. Dois-je prendre le même service qu’à midi ? Dites-moi, puis asseyez-vous et reposez-vous. 

Elle te regarde et ne dit rien. Elle semble avoir écouté ce que tu as dit, tu as parlé lentement et d’une voix douce afin de ne pas l’effrayer… Mais elle ne réagit pas, son regard est sans expression, elle n’a pas un geste, elle ne dit rien : elle est abasourdie… Tu dois l’aider, la mettre assise. Tu demandes à son mari de t’aider à la mettre assise, un léger vertige sans doute, aidez-moi, votre femme ne va pas bien. Tu as parlé d’une voix plus forte que tu ne l’aurais souhaité et cela l’a fait sursauter : un court sursaut, comme un réflexe, dont tu ne sais s’il est de surprise ou de frayeur…Venez m’aider s’il vous plaît, c’est votre femme, elle n’est pas bien. Va-t-il enfin comprendre ?

Elle tombe lourdement sur le sol d’un coup… Et dans un cri tu te précipites vers elle, tu la secoues et tentes de lui relever la tête, mais sa tête est lourde et retombe : et tu dis son nom, tu le répètes, tu lui parles mais tu ne sais si elle t’entend, tu cherches que faire et tu répètes son nom…  Mais je vous en supplie, venez m’aider !

 

Tu l’appelles et il ne vient pas, ne réagit pas, inerte et toujours appuyé à la table… Et tu t’entends crier pour qu’il réagisse enfin, avant qu’il ne soit trop tard, avant que toi comme lui vous ne puissiez plus rien faire… Pierre, Pierre mon amour, mais où es-tu donc ?

 

 

Cette nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot

jeudi 23 juin 2022

Les dimanches sont longs en province

 

Les dimanches sont longs en province… De retour de l’église, je prends sur moi pour t’écrire, sans savoir si je t’enverrais cette lettre et comment je pourrais te la faire parvenir, au cas où je me déciderais… On m’a appris que tu avais trouvé refuge chez les Apôtres, comme ils se nomment eux-mêmes curieusement. C’est là que tu vis à présent, dans cette ancienne caserne qui tombe en ruines et où se retrouve tout ce que cette ville compte de miséreux, de traîne-savates et de musiciens de rue… Je n’ose imaginer ta situation et la détresse qui est la tienne d’être mêlé à une telle engeance… Je sais que tu ne me pardonneras jamais, tu ne dois même plus me considérer comme ta sœur, mais tu ne parvenais plus à vivre parmi nous. Tu n’as pas cillé à l’énoncé de la sentence. Tu étais exclu du cercle enchanté de l’innocence et tu es parti sans demander ton reste, pliant bagages le soir même… Tu n’as pas compris que nous le faisions aussi pour toi, en songeant à ta santé, ton salut… Bien malgré nous, notre influence se révélait chaque jour plus néfaste. Car, c’est un peu ridicule à dire en ces termes, je ne manipule pas comme toi les mots et les images, mais tu étais trop spongieux… Nos désirs, nos peurs, nos angoisses t’imprégnaient et c’était comme une tache indélébile dans les fibres d’un tissu. Tu absorbais tout, tu étais trop sensible et sans défense et parmi nous lentement tu t’empoisonnais…

 

Je ne pense pas que nous nous reverrons, même par hasard… Désormais, je n’ai plus guère de raisons de sortir de ce que tu nommais par dérision notre manoir : notre bonne vieille maison, dans laquelle je me rends utile, veille au soin de tous et de chacun… Tu m’as toujours reproché mon manque d’humanité, et peut-être as-tu commencé à m’oublier… Et pourtant, nous avions tout pour être heureux…

 

                                                                     Ta sœur, Isabelle

   

 

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Il semble que cette lettre à la fois pénible et cruelle ait été retrouvée dans les papiers d’Isabelle, quelques jours après son placement en maison de repos. Sans que l’on sache comment, un journaliste de L’esprit libre a pu s’en procurer une copie. On connaît le parti pris politique de cette publication satirique, qui a rapidement monté en épingle toute cette affaire, pour se déchaîner contre cette famille de notables, dont les liens avec la majorité municipale et les milieux catholiques traditionnalistes sont connus et documentés. Au nom du « respect des souffrances de chacun et de la dignité humaine », les proches de la jeune Isabelle se refusent à tout commentaire.

 

 

                                                                          Frédéric Perrot, juin 2022.

mercredi 22 juin 2022

Witold Gombrowicz, Trans-Atlantique

 



Dans une prose archaïque, parlée plus qu’écrite, je raconte comment, à la veille de la guerre, j’atterris en Argentine, comment l’explosion de la guerre m’y surprit. Moi, Gombrowicz, je fais la connaissance d’un « puto » (pédé) amoureux d’un jeune Polonais, et les circonstances me font l’arbitre de la situation : je peux précipiter le jeune homme dans les bras du pédéraste, ou faire en sorte qu’il reste auprès de son père, un commandant polonais vieux jeu, très honnête et très honorable. Le pousser dans les bras de ce « puto », c’est le livrer à l’inversion, le jeter sur des routes qui ne sont pas tracées, dans une onde où tout devient possible, dans une anomalie qui ne connaît pas de bornes. L’arracher au pédéraste et le restituer au père, c’est le maintenir dans la posture polonaise traditionnelle, honnête et respectueuse.

Que choisir ? La fidélité au passé… ou la liberté d’un devenir ouvert ? L’enchaîner à sa forme ancienne ou lui donner la liberté et qu’il fasse ce que bon lui semble ? Qu’il se crée lui-même ? Dilemme qui aboutit dans le roman à un éclat de rire général qui dépasse jusqu’à ce dilemme.

 

 

C’est ainsi que Witold Gombrowicz présente Trans-Atlantique dans Testament, son livre d’entretiens avec Dominique de Roux. Cela paraît un résumé bien sage de ce court récit, roman, fantaisie, délire qui défie toute description raisonnable. À commencer par son style, en effet « archaïque » et marqué  par une prolifération de majuscules qui n’ont absolument aucun sens, au point que les traducteurs en ont même supprimé quelques-unes ici ou là ! L’absurde y est féroce et agressif, comme chez Gogol ou dans le théâtre de Ionesco, contaminant jusqu’au langage, dont le vide et la bêtise nous sont suggérés presque à chaque ligne… L’écriture de Gombrowicz est volontiers répétitive et obsessionnelle, mais l’auteur développe malgré tout sa comédie de mœurs avec personnages, sa petite intrigue de « puto » et de fils de bonne famille polonaise. C’est de la littérature avant-gardiste et excessivement drôle par moments, bien sûr !

 

 

Witold Gombrowicz, Trans-Atlantique

Traduit du polonais par Constantin Jelenski et Geneviève Serreau.


vendredi 17 juin 2022

Ok Computer a vingt-cinq ans (pour Jean-Charles)

 


Ok Computer, l’album de tous les superlatifs, a vingt-cinq ans. Il me faut bien avouer qu’en cette lointaine époque – 1997 ! – j’étais un peu passé à côté, toujours décalé. « That’s the story of my life », comme chantait Lou Reed. Radiohead me semblait un groupe surestimé et leur premier album Pablo Honey ne m’avait pas du tout convaincu... Je préférais Jeff Buckley, Pulp, les Tindersticks. Puis mon ami Jean-Charles m’a fait écouter Ok Computer, peut-être deux ou trois ans plus tard !

 

Pour écouter Let Down, la plus pop, bien sûr :

https://youtu.be/BqlIA2jULkM

mardi 14 juin 2022

Rumeurs blasphématoires (traduction de Depeche Mode)


Une gamine de seize ans

Qui a toute la vie devant elle

Se tranche les veines

Fatiguée de vivre…

Elle se rate

Remercions le Seigneur

Pour ses infimes grâces

 

En luttant contre ses larmes

La mère relit le mot

Seize bougies tremblotent dans son esprit…

Elle endosse la culpabilité

C’est toujours la même chose

S’agenouillant par réflexe

Elle se met à prier

 

Je ne souhaite pas me lancer

Dans des rumeurs blasphématoires

Mais je pense que Dieu

A un sens de l’humour tordu

Et à l’instant de mourir

Je m’attends à l’entendre rire !

 

Gamine de dix-huit ans

Ravie par son amour de tout

A trouvé une nouvelle vie

En Jésus-Christ…

Percutée par une voiture

A fini

Sous respirateur artificiel

 

C’est par une journée d’été

Qu’elle a rendu l’âme

Des oiseaux chantaient

Dans le ciel immaculé

Puis la pluie est venue

Et une fois de plus

Une larme a coulé de l’œil de sa mère

 

Je ne souhaite pas me lancer

Dans des rumeurs blasphématoires

Mais je pense que Dieu

A un sens de l’humour tordu

Et à l’instant de mourir

Je m’attends à l’entendre rire !


           

                                                Frédéric Perrot 



Pour écouter Blasphemous Rumours : https://youtu.be/o3EAzf5fDpY

vendredi 10 juin 2022

Le bleu est une couleur chaude (La Vie d'Adèle)


 

François Bégaudeau soutient qu’Abdellatif Kechiche est le plus grand cinéaste vivant. C’est possible : je ne suis pas critique de cinéma. Il n’en demeure pas moins que La Vie d’Adèle, outre son esthétique porno-chic quand les deux personnages féminins baisent dans d’interminables séquences dont le réalisateur paraît se régaler – « Regardez bien, je vous montre deux lesbiennes en action, vous n’avez jamais vu ça » – est pour moi un film aigre, dont la seule et pauvre morale est que nul n’échappe au monde d’où il vient, les déterminismes sociaux l’emportant toujours à la fin. Pff… Trois heures pour en arriver à cette sinistre conclusion : bravo monsieur Kechiche, vous méritiez bien la Palme d’or ! En revanche, je ne me souvenais pas de la musique et des scènes de danse.

 

Pour écouter I follow rivers de Lykke Li :  https://youtu.be/K3JGxj2rvAs


mardi 7 juin 2022

I have a dream (Jacqueline, L'épuisette à étoiles)

Jacqueline, 7 juin 2022

Si tu me cherches

Eric Doussin

 

                                                                        Pour Ana,

 

Si tu me cherches, je suis dans la chambre. Ce n’est pas une chambre somptueuse ornée de fleurs mortuaires. Ce n’est pas la chambre rêvée de quelque Hollande imaginaire. C’est une chambre plus modeste et c’est notre nid d’amour construit pour nous seuls avec nos mots et nos souffles comme brindilles, et nos vêtements qui s’égaient aux quatre coins.

Si tu me cherches, je suis dans la chambre, et emmailloté dans le drap comme une momie, je repose dans ton odeur… Me contemple une lampe au bel abat-jour bleu. Les murs répercutent les échos de nos joies. Le reste est silence. Et à un moment, dans la pénombre, il se peut que je ferme les yeux…

 

Mais mon amour, que fais-tu ? Si tu me cherches, je suis dans la chambre, voyons… Il me semble à moi que le jeu a assez duré à présent…

Il y a longtemps, si longtemps que je t’ai entendue dans le salon compter en riant jusque cinquante… L’appartement n’a rien d’un vaste labyrinthe et il y a longtemps, si longtemps que tu aurais dû me retrouver…

Oh ! c’est trop tard, mon amour… Regarde, emmailloté dans le drap comme une momie, je me couvre de poussière… Et le reste, tout le reste est silence…

 

 

La « chambre rêvée de quelque Hollande imaginaire » est un hommage un peu appuyé au poème de Charles Baudelaire, L’invitation au voyage. Le reste n’est qu’une plaisanterie un brin funèbre. Ah ! les jeux de l’amour… Le texte appartient au recueil Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot.

vendredi 3 juin 2022

Andrew Fletcher (1961-2022)

     Grand fan de Depeche Mode, que j’ai dû voir cinq ou six fois en concert, je n’ai jamais bien compris quel était le rôle exact d’Andrew Fletcher, au sein du groupe. Mais peu importe… Cette merveilleuse chanson qu’est Death’s Door se trouve sur la BO du film de Wim Wenders, Jusqu’au bout du monde, 1991, où l’on pouvait entendre entre autres Lou Reed, Nick Cave, REM.

 

Pour écouter la chanson : https://youtu.be/_dwbSIuYgVY

jeudi 2 juin 2022

Quand je m'achève sur les comptoirs/Comme une grosse baleine (Christophe Miossec, pour Matthieu)

Guy Debord, Panégyrique (un extrait)

Guy Debord

 

« J’ai observé que la plupart de ceux qui ont laissé des Mémoires ne nous ont bien montré leurs mauvaises actions ou leurs penchants que quand, par hasard, ils les ont pris pour des prouesses ou de bons instincts, ce qui est arrivé quelquefois. »

                                              Alexis de Tocqueville, Souvenirs.


 

       Après les circonstances que je viens de rappeler, ce qui a sans nul doute marqué ma vie entière, ce fut l’habitude de boire, acquise vite. Les vins, les alcools et les bières ; les moments où certains d’entre eux s’imposaient et les moments où ils revenaient, ont tracé le cours principal et les méandres des journées, des semaines, des années. Deux ou trois autres passions que je dirai, ont tenu à peu près continuellement une grande place dans cette vie. Mais celle-là a été la plus constante et la plus présente. Dans le petit nombre des choses qui m’ont plu, et que j’ai su bien faire, ce qu’assurément j’ai su faire le mieux, c’est boire. Quoique ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent ; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent. Je peux me compter parmi ceux dont Baltasar Gracian, pensant à une élite discernable parmi les seuls Allemands – mais ici très injuste au détriment des Français, comme je pense l’avoir montré –, pouvait dire : « Il y en a qui ne se sont saoulés qu’une seule fois, mais elle leur a duré toute la vie. »

       Je suis d’ailleurs un peu surpris, moi qui ai dû lire si fréquemment, à mon propos, les plus extravagantes calomnies ou de très injustes critiques, de voir qu’en somme trente ans, et davantage, se sont écoulés sans que jamais un mécontent ne fasse état de mon ivrognerie comme d’un argument, au moins implicite, contre mes idées scandaleuses ; à la seule exception, d’ailleurs tardive, d’un écrit de quelques jeunes drogués en Angleterre, qui révélait vers 1980 que j’étais désormais abruti par l’alcool, et que j’avais donc cessé de nuire. Je n’ai pas un instant songé à dissimuler ce côté peut-être contestable de ma personnalité, et il a été hors de doute pour tous ceux qui m’ont rencontré plus d’une ou deux fois. Je peux même noter qu’il m’a suffi en chaque occasion d’assez peu de jours pour être grandement estimé, à Venise comme à Cadix, et à Hambourg comme à Lisbonne, par les gens que j’ai connus rien qu’en fréquentant certains cafés.


       J’ai d’abord aimé, comme tout le monde, l’effet de la légère ivresse, puis très bientôt j’ai aimé ce qui est au-delà de la violente ivresse, quand on a franchi ce stade : une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps. Quoique n’en laissant paraître peut-être, durant les premières décennies, que des signes légers une ou deux fois par semaine, c’est un fait que j’ai été continuellement ivre tout au long de périodes de plusieurs mois ; et encore, le reste du temps, avais-je beaucoup bu.

      Un air de désordre, dans la grande variété des bouteilles vidées, reste tout de même susceptible d’un classement a posteriori. Je peux d’abord distinguer entre les boissons que j’ai bues dans leurs pays d’origine, et celles que j’ai bues à Paris ; mais on trouvait presque tout à boire dans le Paris du milieu du siècle. Partout, les lieux peuvent se subdiviser simplement entre ce que je buvais chez moi ; ou chez des amis ; ou dans les cafés, les caves, les bars, les restaurants ; ou dans les rues, notamment aux terrasses.

       Les heures et leurs conditions changeantes tiennent presque toujours un rôle déterminant dans le renouvellement nécessaire des moments d’une beuverie, et chacune d’elles apporte sa raisonnable préférence entre les possibilités qui s’offrent. Il y a ce que l’on boit le matin, et assez longuement ce fut l’instant des bières. Dans Rue de la sardine, un personnage dont on peut voir qu’il est un connaisseur professe que « rien n’est meilleur que la bière le matin ». Mais souvent il m’a fallu, dès le réveil, de la vodka de Russie. Il y a ce que l’on boit aux repas, et durant les après-midis qui s’étendent entre eux. Il y a le vin des nuits, avec leurs alcools, et après eux les bières sont encore plaisantes ; car alors la bière donne soif. Il y a ce que l’on boit à la fin des nuits, au moment où le jour recommence. On conçoit que tout cela m’a laissé bien peu de temps pour écrire, et c’est justement ce qui convient : l’écriture doit rester rare, puisque avant de trouver l’excellent il faut avoir bu longtemps.

 


              Guy Debord, Panégyrique I, Œuvres, Quarto Gallimard, p.1668-1670