dimanche 31 juillet 2022
vendredi 22 juillet 2022
Une si belle histoire
Une mère un
peu folle décida un jour de tuer sa petite fille. Cette mère, au physique,
était une assez vilaine femme qui n’avait plus connu d’homme depuis que le
père de la petite fille l’avait abandonnée au troisième mois de sa grossesse pour
filer avec une espèce de pocharde aux cheveux gras. Les misères de son
existence avaient peu à peu obscurci son esprit, et un soir, à considérer
l’enfant, qui était vautrée sur le tapis et reniflait d’une façon exaspérante,
elle se dit qu’elle n’éprouverait aucune tristesse particulière si d’aventure
la petite fille venait à mourir… Cette enfant était bête et chétive et elle
avait les yeux bleus de son père. Les soins que sa santé fragile nécessitait
coûtaient cher et elle occupait dans leur minuscule appartement une place que
la mère aurait préféré voir occupée par un homme… Car cette vilaine mère en
était arrivée avec le temps à considérer que si sa vie sentimentale était un
pareil désert, la faute en incombait à la petite fille. Il fallait toujours
s’occuper d’elle, sans un instant penser à soi ! Le soir, au lieu de
sortir, pour par exemple retourner dans le cabaret où elle avait un moment
travaillé comme serveuse, elle devait soigner et veiller sur cette enfant
qu’elle n’avait jamais aimée : puisque par sa seule existence, elle lui
rappelait l’abandon du père, ses échecs passés, ses espoirs déçus… Pour une
enfant qu’elle n’aimait pas, elle perdait ses plus belles années : c’était
injuste, comme tout le reste… Et tandis qu’elle regardait la petite fille
toujours vautrée sur le tapis, sa pensée insensiblement glissa… Elle était
épuisée après sa journée de travail, elle avait mal à la tête… Et ce qui
n’était encore qu’une impression assez vague, elle ne serait pas triste si
l’enfant mourait, céda, peu à peu, la place dans son esprit obscurci à une
vision beaucoup plus précise qu’elle ne comprit d’abord pas…
Il y avait
du soleil, elle portait sa robe verte et debout sur un monceau d’ordures, elle
regardait le corps mort de la petite fille qui gisait à ses pieds. La petite
fille avait les lèvres et le visage barbouillés de rouge. Son corps était tordu
dans une position curieuse. La vision était d’une clarté insoutenable et la
mère se révolta un instant contre elle en secouant la tête. Effort
inutile ! La vision revenait : elle ne disparaissait pas, devenait au
contraire d’une clarté toujours plus aveuglante… Et au bout d’un moment, en se
massant les tempes, la mère ordonna à la petite fille d’aller se coucher. Non,
elle ne viendrait pas la mettre au lit : ce n’était pas la peine d’y
penser… Elle avait mal à la tête et des affaires à régler.
Le
lendemain, la mère demanda un congé pour le vendredi après-midi suivant. La
petite fille n’irait pas à l’école le matin. Cela semblerait naturel puisque ses problèmes
de santé la faisaient manquer souvent et à la sortie de son travail, elle irait
la chercher chez sa sœur. Elles partiraient en voiture, elle dirait à la petite
fille qu’elles allaient faire une promenade en forêt… Et dès qu’elle aurait
quitté la ville pour s’engager sur l’autoroute, tout deviendrait plus clair…
Le jeudi
soir, elle fit donc venir la petite fille dans la cuisine afin de lui expliquer
son projet. La petite fille que sa vie malheureuse avait rendue méfiante écouta
attentivement sa mère. Déjà l’idée de rater l’école lui était désagréable. Elle
aimait sa maîtresse et ce qu’elle apprenait, même avec difficulté… Et si les
autres enfants avaient fait d’elle leur souffre-douleur, la petite fille
préférait encore leur méchanceté à celle de sa tante. Ensuite, elle ne
parvenait pas à comprendre pourquoi sa mère avait pour cette promenade
« spécialement » pris « un congé ». Elle ne savait pas ce
que signifiait au juste ce mot, mais elle n’ignorait pas que sa mère devait
beaucoup travailler afin de gagner de l’argent… Combien de fois par jour elle
pouvait l’entendre ! Sa mère aimait à l’entretenir sans cesse de ses
« problèmes financiers » comme elle disait et il semblait donc
étrange à la petite fille que sa mère renonce à une après-midi de travail, afin
de lui faire plaisir, à elle, qu’elle n’aimait pas… Mais ce qui étonnait
surtout la petite fille, ce qui n’était absolument pas normal, c’était la
voix de sa mère qui, en préparant le repas, debout près de la
cuisinière, lui parlait gentiment et d’une voix douce : ce qui, pour
autant que la petite fille pût s’en souvenir, n’était jamais arrivé auparavant…
Tout cela troubla la petite fille, et ce dont elle pouvait être certaine,
c’était qu’elle n’avait pas envie de faire cette promenade… Il y avait quelque chose
dans ce projet qui lui déplaisait presque instinctivement : c’était
par trop inattendu et surprenant, comme, lorsqu’à l’école, trois ou quatre
enfants qu’elle n’avait pas remarqués, sortaient soudain de leur cachette pour
se jeter sur elle, l’étourdir de leurs cris et la rouer de coups…
Le vendredi,
vers treize heures trente, la mère récupéra la petite fille qui, au cours de la
nuit, à force d’agiter toujours les mêmes angoisses au sujet de cette promenade
imprévue, était pour de bon tombée malade… Elle avait passé sa matinée à
pleurer tristement dans un coin du salon de sa tante. Elle avait oublié sa
poupée dans son lit et ne levait les yeux que pour regarder avec inquiétude les
aiguilles de l’horloge murale. Sa tante était occupée dans le garage et la
petite fille était seule, absolument seule… Dehors, comme elle pouvait s’en
rendre compte à travers les grandes baies vitrées du salon qui donnaient sur le
jardin et les arbres en fleurs, c’était une belle journée d’été. Le soleil
brillait, l’obligeant à cligner parfois des yeux. Parmi les branches, quelque
part des oiseaux gazouillaient… Mais elle, elle était malade et elle avait
peur… Imperturbablement, les grosses aiguilles de l’horloge remontaient vers
midi et l’heure où sa mère, sortie de son travail, viendrait la chercher… Et
leur bruit régulier dans le silence du salon était insupportable
Lorsqu’elle
vit sa mère, la petite fille ne la reconnut pas tout de suite. Elle portait une
robe verte qu’elle ne lui connaissait pas. Elle était bien coiffée et
maquillée… Cette nouvelle étrangeté ne fit qu’aggraver les angoisses de la
petite fille. Non seulement elle n’avait pas reconnu sa mère tout de suite, mais
jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais même soupçonné que sa mère pût être jolie,
comme l’étaient les autres mamans… Elle n’eut pas le temps de se livrer
davantage à ses réflexions. Sa mère, en la prenant par la main, l’entraînait
déjà vers la voiture où elle la fit monter, en l’exhortant à boucler sa
ceinture de sécurité. La voiture démarra et quitta rapidement la ville pour
s’engager sur l’autoroute. À l’arrière, la petite fille dissimulait tant bien que mal ses
larmes… Elle n’aimait décidément pas tout ce qui se passait. Sa mère portait
une robe qu’elle ne lui avait jamais vue et qui la rendait jolie. Elle roulait
vite en ne tenant le volant que d’une main et chantonnait gaiement les paroles
des chansons qui passaient à la radio. Sa mère ne mettait d’ailleurs jamais
d’habitude la radio aussi fort, et la petite fille faisait une nouvelle
découverte incroyable : sa mère était capable de chanter ! Elle ne
chantait évidemment pas aussi bien que la maîtresse, mais cela était à ce point
étonnant que la petite fille se recroquevilla encore, comme si elle eût aimé
disparaître dans la banquette… À un
moment, alors que la voiture qui avait déjà ralenti, quittait l’autoroute, en
baissant la radio, sa mère lui posa soudainement une question, qui la
glaça :
« Tu as vu
que je suis maquillée, tu ne voudrais pas l’être toi aussi ? Pour être
jolie, comme ta maman…»
La petite
fille faillit éclater en sanglots. Pourquoi sa mère voulait-elle qu’elle se
maquille ? Elle n’était pas une grande personne… Et puis c’était bizarre :
elle n’avait pas envie… Mais que pouvait-elle dire ? Si elle refusait, sa
mère allait se fâcher : la petite fille en était persuadée… Sa mère avait
peut-être changé en quelques heures, mais sans doute pas à ce point… Sa mère
n’acceptait pas que la petite fille pût lui dire non : c’était un mot qui
lui était pour ainsi dire interdit, comme l’étaient ces « gros mots »
qu’elle apprenait malgré elle à l’école et pour lesquels elle se faisait punir.
« Ce
n’est pas grave, si tu as peur de le faire toi-même, c’est normal à ton âge de
ne pas savoir, mais ne t’inquiète pas ma chérie, je te maquillerai dès que nous
serons arrivées…»
La petite
fille dut se convaincre qu’elle ne s’était pas assoupie un instant. Les paroles
de sa mère avaient surgi de nulle part
pour tomber jusqu’à elle, comme parfois dans les rêves… La petite fille
n’avait rien dit et sa mère ne s’en était même pas rendu compte… Elle avait de
nouveau monté le volume de la radio, et elle s’était remise à chanter gaiement.
La voiture
roulait toujours à vive allure. C’était une petite route de campagne, bordée
des deux côtés par des prés, où la petite fille apercevait de loin en loin des
vaches qui paissaient paisiblement… Pour se soulager de ses angoisses, la
petite fille aurait aimé attirer l’attention de sa mère sur ces vaches. Cependant
sa mère roulait vite, sans se soucier apparemment d’autre chose que d’augmenter
le son de la radio. « À force, les vitres vont éclater comme mes tympans », songea
à un moment la petite fille avec un sourire triste.
« Tu
entends ce morceau, c’est incroyable, cria d’un coup sa mère en se retournant
vers elle, c’est sur cette chanson que j’ai connu ton papa…»
La petite
fille regarda sa mère, les yeux agrandis par l’horreur… C’était le détail de
trop, aurait-elle pu se dire si elle avait été en mesure à cet instant de se
dire quoi que ce soit… Elle était simplement bouleversée… Sa mère avait parlé
de son papa, en l’appelant papa, et même avec gaieté, sans colère :
c’était impossible… Si sa mère parlait de son papa, c’était toujours pour en
dire du mal et lui souhaiter tout ce qui peut arriver de pire : elle ne
pouvait avoir changé en quelques heures de sentiment à son égard, alors qu’elle
le maudissait jour après jour depuis des années… C’était impossible, et c’était
justement cette idée que tout cela était impossible qui terrorisait la petite
fille…
À ce moment,
la voiture s’arrêta à la lisière d’un bois. La petite fille n’eut pas le temps
de comprendre ce qui lui arrivait. Sa mère l’avait déjà attrapée, sortie de la
voiture, et en la coinçant entre elle et la portière, lui barbouillait le
visage de rouge à lèvres. La petite fille se débattait en hurlant : elle
tentait de tirer les cheveux de sa mère qui, de son autre main, la repoussait
contre la portière au point de lui faire mal… Sa mère d’un coup desserra son
étreinte et la petite fille, folle de terreur, tituba jusqu’au talus… Elle
aurait voulu s’enfuir et courir droit devant elle… Mais elle avait le vertige,
elle allait tomber… Sa mère l’empoigna, et en lui écrasant sa main dans la
sienne, la força à tenir sur ses jambes…« Redresse la tête, que je vois
comme tu es belle…»
La petite fille aurait simplement voulu que sa
mère lui lâche la main : elle avait si mal qu’elle crut un moment qu’elle
allait s’évanouir et dans l’espoir qu’en obéissant à sa mère, au moins la
douleur cesserait, elle redressa la tête… « Tu es presque aussi jolie que
ta maman…»
Sa mère
mentait, sa mère était folle, sa mère lui voulait du mal… Mais au moins elle
l’avait un peu lâchée…« Allons nous promener à présent…»
La petite
fille, comme soudain rendue à elle-même, regarda tout autour.
« Mais
c’est sale ici, dit-elle au bout d’un moment d’une voix très faible, il y a des
déchets partout, les gens sont dégoûtants, même les forêts, ils les salissent…
– Oui, ma
chérie, tu as raison, les gens sont dégoûtants…»
Et cette
vilaine mère un peu folle, en entraînant la petite fille, commença d’escalader
péniblement les innombrables sacs d’ordures, qui à cet endroit du bois
s’amoncelaient entre les arbres, jusqu’à former une sorte de butte… Arrivée en
haut du tas d’immondices, elle souffla un instant. Puis, avec un mouvement
brusque, elle saisit entre ses deux mains le cou blanc de la petite fille, qui
se tenait appuyée contre sa jambe, pantelante… La petite fille eut au bout d’un
moment une étrange convulsion et la mère, laissant son petit corps
retomber parmi les sacs d’ordures, considéra en clignant un peu des yeux, les
alentours que baignait un beau soleil d’été.
Elle portait
sa robe verte. L’enfant gisait à ses pieds, comme une poupée cassée… Et elle
avait follement envie de rire, d’étendre les bras vers le ciel et de chanter,
en songeant que pour elle, une vie nouvelle commençait….
Cette belle
histoire, ce conte, a été écrite, je crois, en 2004. C’est ici une version
revue. Le texte est né de cette idée que les faits divers les plus sordides ressemblent
souvent à des contes, dans leur mécanique implacable. La mauvaise mère, ou marâtre,
est un personnage typique des contes. Il ne me semble pas par ailleurs inutile de
rappeler que ce mythe quasi universel, l’amour maternel, est parfois,
dans certaines circonstances, une pure fiction. Frédéric Perrot.
mercredi 20 juillet 2022
Ton âme et ton cul
Eric Doussin |
pour Ana
J’aime ton âme et ton cul
Je ne suis pas
Pour la séparation
De l’un et de l’une
Après la messe
La foule se disperse
Retentissent
Les cloches
Et seul sur le parvis
Avec mon âme frustre
Je ne pense qu’à
Soulever ta robe
Faire tomber tes vêtements
Entendre tes serments
J’aime ton âme et ton cul
Je suis pour les noces
De l’un et de l’une
Le verbe s’est fait chair,
paraît-il
Cela devrait en faire
Rougir plus d’un
Et plus d’une
Et au hasard des rues
Je traîne mon envie
Je rêve de ton corps
D’en dévaler les dunes
Tant j’aime ton âme et ton cul
Tant je ne suis pas
Pour la séparation
De l’un et de l’une
Tant je suis pour les noces
Du jour et de la lune !
Cette grivoiserie appartient au recueil Les heures captives (décembre 2012). La phrase « J’aime ton âme et ton cul » est de mon ami, Nicolas. Merci à lui. L’idée amusante selon laquelle l’affirmation de la Bible – « Et le Verbe s’est fait chair » – est un brin compromettante, voire scandaleuse, est de Witold Gombrowicz. Frédéric Perrot.
dimanche 17 juillet 2022
Philip K. Dick, Substance Mort
Quatrième
de couverture
Dans
une Amérique imaginaire livrée à l’effacement des singularités et à la paranoïa
technologique, les derniers survivants de la contre-culture des années 60
achèvent de brûler leur cerveau au moyen de la plus redoutable des drogues, la
Substance Mort.
Dans
cette Amérique plus vraie que nature, Fred, qui travaille incognito pour la
brigade des stups, le corps dissimulé sous un « complet brouillé »,
est chargé par ses supérieurs d’espionner Bob Arctor, un toxicomane qui n’est autre que lui-même.
Un
voyage sans retour au bout de la schizophrénie, une plongée glaçante dans
l’enfer des paradis artificiels.
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Substance
Mort
est sans doute le plus personnel et le plus sombre des romans de Philip K. Dick
Malgré cette invention du « complet brouillé » derrière lequel le
personnage se dissimule et qui permet à l’intrigue de se développer selon une
logique paranoïaque, comme Confessions d’un barjo, qui appartient pour
le coup à cette fameuse « littérature générale » à laquelle aspirait
tant l’auteur, c’est à peine un roman de science-fiction. C’est plutôt de la
chronique sociale déjantée et la description du quotidien misérable de quatre losers
drogués à mort qui partagent une maison dans une banlieue de Californie. Ils
ne fichent strictement rien de leurs journées sinon des choses absurdes et
leurs interminables conversations sont celles d’un groupe de
drogués : elles ne volent pas haut et ne présentent aucun intérêt pour
Fred, qui les visionne. On retrouve ici l’humour féroce de K. Dick : les
« complets brouillés » qui sont nombreux et constituent la cheville
ouvrière de cette société de la surveillance généralisée, doivent se farcir des
heures de bandes vidéo ineptes, où ils n’apprennent évidemment rien qui
justifierait leur activité, puisque ces drogués ne sont à aucun moment des
éléments dangereux ou subversifs, ils sont juste cramés et « flippés ».
Tous perdent pied au fur et à mesure du roman et en particulier ce Fred qui est
chargé de se surveiller lui-même et dont on comprend vite qu’il finira très
mal… Un voyage au bout de l’enfer… Pour
les personnages, K. Dick s’est inspiré de certains de ses amis :
«…
pendant que j’écrivais ce roman, j’ai appris que la personne qui servit de
modèle à Jerry Farbin s’était tuée. Celui de mes amis que j’ai utilisé pour
construire le personnage d’Ernie Luckman était mort avant que j’entreprenne mon
roman. »
Cette
« Note de l’auteur » est d’une gravité unique dans l’œuvre de K. Dick
et révèle le véritable projet du livre, qui est écrit en mémoire (« In
memoriam ») des morts et des naufragés, dont la liste est longue,
occupe une demi page.
« À Gaylene décédée
À Ray décédé
À Francy psychose permanente
À Kathy lésion cérébrale permanente
À Kim décédé
À Val lésion cérébrale massive et
permanente… »
Philip K. Dick, Substance
Mort
Traduit de l’américain par Robert Louit
mardi 12 juillet 2022
Sans cette peur
« … la peur est la meilleure amie de
l’homme. »
John Cale
Je n’ai pas peur de l’isolement
Ni de la solitude
Même si la solitude tend
Des pièges dans lesquels je tombe
Régulièrement…
Je n’ai pas peur de l’étouffement
J’ai peur pour les oiseaux
Et des avions dans le ciel
Dont on ne sait jamais
Quand ils tomberont
J’ai peur des trains
Qui filent vers nulle part
Et des chauffards qui fauchent
Les passants sur les trottoirs
Sous prétexte de rodéo
Je n’ai pas peur des peuples
J’ai peur de leurs gouvernants
Je n’ai pas peur de la foule
J’ai peur des forces de l’ordre
De ces flics de science-fiction…
Par moments
Il m’arrive d’avoir peur
De moi-même
Mais sans cela
Serais-je humain ?
Je n’ai pas peur des orages
Ni des déluges bibliques
La planète se passera bien de nous
J’ai peur des prédateurs prêts à tout
sacrifier
Au nom de leurs profits…
Il m’arrive d’avoir peur
De moi-même
Quand je me penche sur le balcon
Mais sans cette peur
Serais-je humain ?
Frédéric
Perrot
lundi 11 juillet 2022
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (un extrait)
Pour Michel,
Parfois, c’est comme un sursaut,
parfois, je m’agrippe encore, je deviens
haineux,
haineux et enragé,
je fais les comptes, je me souviens.
Je mords, il m’arrive de mordre.
Ce que j’avais pardonné je le reprends,
un noyé qui tuerait ses sauveteurs, je
leur plonge la tête
dans la rivière,
je vous détruis sans regret avec férocité.
Je dis du mal.
Je suis dans mon lit, c’est la nuit, et
parce que j’ai peur,
je ne saurais m’endormir,
je vomis la haine.
Elle m’apaise et m’épuise
et cet épuisement me laissera disparaître
enfin.
Demain, je suis calme à nouveau, lent et
pâle.
Je vous tue les uns après les autres, vous
ne le savez pas
et je suis l’unique survivant,
je mourrai le dernier.
Je suis un meurtrier et les meurtriers ne
meurent pas,
il faudra m’abattre.
Je pense du mal.
Je n’aime personne,
je ne vous ai jamais aimés, c’était des
mensonges,
je n’aime personne et je suis solitaire,
et solitaire, je ne risque rien,
je décide de tout,
la Mort aussi, elle est ma décision
et mourir vous abîme et c’est vous abîmer
que je veux.
Je meurs par dépit, je meurs par
méchanceté et mesquinerie,
je me sacrifie.
Vous souffrirez plus longtemps et plus
durement que moi
et je vous verrai, je vous devine, je vous
regarderai
et je rirai de vous et haïrai vos
douleurs.
Pourquoi la Mort devrait-elle me rendre
bon ?
C’est une idée de vivant inquiet de mes possibles
égarements.
Mauvais et médiocre, je n’ai plus que de
minuscules
craintes et infimes soucis,
rien de pire :
que ferez-vous de moi et de toutes ces
choses qui m’appartenaient ?
Ce n’est pas beau mais ne pas être beau me
laissera moins
regrettable.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde
Editions Les Solitaires Intempestifs, 1999
mardi 5 juillet 2022
Testament (un poème de Jean-Michel Maulpoix)
Ecrire et disparaître le savez-vous sont
une même chose
C’est pourquoi à ce qui n’est plus j’aime
adresser des lettres
Aux morts lancer des signes comme des
brassées de fleurs
Aux morts jeter des mots car leurs lèvres
fermées sont noires
Qui attendent toujours le baiser leurs os
sont blancs et froids
Nous nous souvenons à peine de leurs rires
et de leurs mouvements
Même s’ils nous ont tenus parfois serrés
très fort entre leurs bras
Poème : cendre ou poussière sur quoi
les mots tombent en pluie
Nul ne m’a présenté Dieu je ne connais que
son nom vide
Son absence extrême de visage son silence
obtus de vieux sourd
Et la plainte sur la croix du fils
abandonné qui ne renaîtra pas
Je ne le cherche plus comme autrefois dans
les églises ni dans les gares
Ni même sur le visage stupide des statues
ou des filles de joie
Je n’aspire pas même à y croire mourir est
une occupation qui me convient
C’est pourquoi sur le papier blanc je
trace des signes noirs
Où me dire me dissoudre offrir déjà ma
chair au rien qui la dévore
Quitter mon sang ma peau me défaire enfin
de mon cœur
Comme d’une vieille guenille trouée
d’amour où l’on a froid
Observer derrière le rideau ceux qui s’en
vont dans la tiédeur
Et ne savent pas encore quelle pelle et
quel trou les attendent
Les doigts déjà disjoints ils se sourient
si fort les yeux si clairs déjà percés
Aimer et disparaître quoi qu’il arrive sont
une même chose
Et tous ces gestes que vous faites dans la
nuit l’un vers l’autre
Ces baisers les yeux clos ne disent que la
séparation où vous vous accouplez
Moi je m’efforce pour un temps de faire
tenir les mots ensemble
C’est mon métier ma douleur mon usure ma
respiration de noyé
Je lie en bouquets ou en gerbes les
preuves de ma disparition
Et je projette sur vos cheveux des pétales
de cerisiers blancs
Afin que se fortifie dans vos cœurs la
pensée de l’amour.
lundi 4 juillet 2022
Tout sera oublié
« Un homme peut obéir à toutes les règles, et puis soudain il s’en
fiche.»
Raymond Carver (traduction Gabrielle
Rolin)
Henri Labori allait bientôt avoir
quarante-cinq ans. C’était un chef d’entreprise important à la tête d’une
agence de publicité dont le chiffre d’affaires se révélait chaque année plus
considérable. Sa femme ayant brutalement trouvé la mort trois ans auparavant
dans un accident de voiture, il était veuf mais s’en accommodait sans grande
difficulté. Il n’avait pas aimé sa femme et l’annonce de sa mort l’avait laissé
relativement indifférent. Ainsi, il se souvenait que lorsque sa belle-sœur lui
avait téléphoné, il avait eu un moment
l’impression en reposant le combiné que tout cela ne le concernait pas plus
qu’une nouvelle qu’il aurait lue par hasard dans le journal à la page des faits
divers. Ils s’étaient mariés trop jeunes et ce mariage prématuré n’avait été
pour chacun d’eux qu’une interminable suite de désillusions. Elsa étant
stérile, ils n’avaient pas eu d’enfants et Henri n’en avait jamais pour sa part
conçu de regret particulier : au contraire, le fait de ne pas avoir été
père était presque devenu pour lui
avec le temps un motif de satisfaction. Il ne se sentait lié à personne, retenu
de force par personne, et s’il souhaitait tout envoyer au diable, ce qui était
justement le cas depuis le début du mois de janvier, il pourrait le faire sans
rendre de comptes à personne.
Henri avait décidé d’organiser méthodiquement sa disparition. Cela
avait donc commencé au tout début du mois de janvier et cela était devenu par
la suite un véritable projet qu’il entendait bien mettre en œuvre le jour de
son quarante-cinquième anniversaire. C’était, il s’en souvenait, une matinée
froide et grise Il se sentait un peu fatigué et il avait dû prendre sur
lui afin de se rendre à son travail, et une phrase étrange s’était emparée de
son esprit alors qu’assis à son bureau, il écoutait d’une oreille distraite les
inepties que son chargé de communication – un jeune imbécile qu’il méprisait –
lui débitait de sa voix criarde et exaspérante. Comme il n’écoutait pas
vraiment et avait même légèrement détourné la tête pour ne plus voir la bouche
grande ouverte de son collaborateur, sa pensée vagabondait et à un moment,
comme sans prévenir, la phrase s’était imposée :
Tout sera oublié. Et que restera-t-il de toi ? Rien.
Il ne sut jamais véritablement pourquoi cette courte sentence en trois
temps s’était imposée à son esprit ce jour-là – et ce, précisément dans son
bureau, ce bureau à l’atmosphère aseptisée, ce bureau idéal pensé et conçu par un architecte de renommée
internationale et où ces quelques mots résonnaient d’une façon insolite – mais,
ce qui d’emblée l’étonna le plus, c’était combien elle était claire et précise,
comme une glaciale évidence.
Ce que disait la phrase était vrai : elle était vraie dans son
cas particulier et en général, elle était vraie sans contestation possible…
Henri qui était raisonnablement matérialiste jugeait stupides les croyances de
la plupart des hommes en ce qui concernait la mort. Le discours des religions
lui semblait ainsi un fatras de fables consolatrices… Et, il s’étonnait même
parfois de leur absurde et dangereuse survivance alors que depuis le début du
vingtième siècle les recherches scientifiques avaient chacune dans leur domaine
privé les hommes d’à peu près toutes les illusions qu’ils avaient pu nourrir
sur eux-mêmes et sur la vie en général, une vie dont ils ne seraient jamais
qu’un court épisode dérisoire et « sans lendemain »… Telle était la seule vérité, la
vérité nue : tout le reste n’était que superstition de bonnes femmes
et contes pour enfants. Pour oublier cette vérité et ce qu’elle avait
d’accablant, les hommes avaient d’ailleurs des comportements très variés. Le
plus grand nombre d’entre eux faisaient des enfants, ce qui était peut-être la
manifestation la plus banale du désir d’immortalité. D’autres comme lui
accumulaient de l’argent, ne se montraient préoccupés que par les questions
économiques et participaient à une véritable guerre planétaire dans le seul but
avouable de pouvoir s’acheter une seconde maison, une troisième voiture, qui
sait un premier voilier… D’autres encore, assez nombreux si l’on considérait
l’ensemble des moyens d’expression et des pays concernés, se prétendaient
artistes ou pire encore créateurs, écrivaient des livres, produisaient en
quantité invraisemblable des objets
culturels : et cette croyance rarement avouée en la postérité des
œuvres était peut-être la manifestation la plus risible du désir d’immortalité.
Henri n’avait pour sa part aucune raison de douter de l’oubli rapide
qui l’attendait après sa mort et comme son matérialisme, même s’il était fondé
en raison, ne pouvait en aucun cas le prémunir contre l’affreuse et
désespérante vision de son cadavre rongé par la vermine, il s’évitait en
général de penser à tout cela… La phrase entrée comme par effraction dans son
bureau pour s’emparer de son esprit, perturbait donc violemment ses habitudes
de pensée et faisait voler en éclats la confortable indifférence dans laquelle
sans en avoir véritablement conscience, il s’était installé : c’était dans
tous les sens du terme une pensée ruineuse…
Et soudainement las, après avoir remercié son collaborateur pour son
exposé – il se souvenait même de l’avoir un peu précipitamment raccompagné
jusqu’à la porte en lui répétant qu’il allait y réfléchir –, il avait quitté
son bureau en annonçant à sa secrétaire qu’il serait absent pour la journée… Il
ne se souvenait plus du déroulement exact des heures qui avaient suivi… Il
était allé lire son journal au Jardin du Luxembourg qui en raison du froid et
de l’heure matinale était relativement désert. Ce calme, cette sérénité glacée
lui avait fait du bien et à un moment il avait songé qu’il méritait après tout
ce congé imprévu. Il avait mangé dans un petit restaurant, mais il ne savait
plus lequel : il se rappelait seulement que la musique y était trop forte…
Après le repas, il avait dû marcher un long moment sans but particulier en se
serrant dans son manteau. A un moment, il était tombé quelques flocons de neige
que le vent glacial faisait tourbillonner, mais il ne savait plus si cela
s’était produit avant ou après le repas. Il était finalement rentré chez lui et
dans les mois qui avaient suivi, lentement, il avait mis au point son projet.
Il allait disparaître : il allait quitter cette vie qu’il n’avait jamais
vraiment aimée, il allait quitter ce monde qu’il ne comprenait plus. Et il
avait décidé que ce serait pour son quarante-cinquième anniversaire.
Tout cela lui semblait limpide et la date fatidique approchait :
dans trois semaines, il ne serait plus de ce monde. Il avait en effet posé un
petit mois de congé afin de pouvoir tout préparer tranquillement et dans la
soirée du cinq octobre, il arriva dans sa luxueuse résidence secondaire dans le
garage de laquelle il avait décidé qu’il mettrait fin à ses jours. Pendant la
première semaine de son congé, il avait réglé quelques affaires dans la
capitale. Il avait depuis longtemps déjà vidé son appartement parisien et il
venait ici exactement dans le même but. L’important à ses yeux n’était pas tant
de disparaître, ce qui arrivait tous les jours, mais d’effacer les traces de
son passage dans le monde… Et dans sa luxueuse résidence secondaire située au
bord d’un lac – dans « un cadre
unique » comme le disait l’annonce de l’agence immobilière en
légende d’une photographie de la vallée – se trouvait à peu près tout ce qui
tendait à prouver qu’il avait eu dans le passé une sorte d’existence
individuelle.
Il y avait par exemple les lettres qu’il avait écrites à Elsa avant
leur mariage et n’ayant aucun désir de les relire, dès le lendemain il les jeta
en tas dans le feu qu’il avait allumé dans la cheminée du salon. Il fit de même
avec ses papiers personnels. Il alla même jusqu’à brûler le diplôme de
secouriste qu’il avait obtenu dans sa dixième année et que sa mère, morte à
présent, lui avait fait conserver. Il se rendit compte à cette occasion de la
masse considérable de paperasse qu’un homme peut accumuler au cours de son
existence, et soucieux de protéger l’environnement et de participer comme tout
à chacun à son petit niveau individuel à la préservation de la planète, au lieu
de tout brûler il jeta la considérable masse de paperasses au papier à
recycler. C’était de sa part ce que l’on appelle « un réflexe
citoyen » : vu qu’il avait décidé de mettre fin à ses jours et ne
laissait derrière lui aucun enfant, il n’avait pas de raison particulière de se
soucier de l’avenir de la planète et il pouvait donc se féliciter
d’accomplir un geste parfaitement désintéressé.
Ensuite, il passa aux photographies. Elsa étant une fanatique de la
pellicule, il y avait une bonne trentaine d’albums dans une malle de la chambre
d’amis et lentement, il se mit au travail. Son but était de déchirer
soigneusement toutes celles où il apparaissait, même à l’arrière-plan, même à
moitié coupé par le cadre : ce qui arrivait souvent, puisque détestant les
photographies, il avait plus d’une fois tenté de se soustraire à la prise de
vue. Au bout du troisième album cependant, il comprit que cela allait lui
prendre du temps : chaque album pouvait contenir deux cents clichés, il
apparaissait sur une bonne moitié d’entre eux et s’il comptait bien, il lui
restait encore à déchirer à peu près deux mille sept cents photographies. Il
pouvait néanmoins assez raisonnablement concevoir que dans certains albums et
en particulier dans ceux des dernières années le nombre de photographies sur
lesquelles il apparaissait se révélerait moins important, voire diminuerait
pour atteindre un score avoisinant le zéro… Elsa et lui faisaient chambre à
part, ils ne se parlaient plus guère, sortaient peu et ne prenaient jamais par
exemple leur repas ensemble… Ils avaient vécu leurs dernières années dans leur
appartement parisien comme deux fantômes étrangers l’un à l’autre et il était
douteux qu’Elsa ait voulu immortaliser ces tristes moments de solitude à deux…
Il ne se souvenait d’ailleurs pas d’Elsa occupée à prendre des
photographies durant les deux années qui avaient précédé son accident. Il ne la
voyait simplement pas occupée à cette activité… Il n’en prenait conscience qu’à
présent alors qu’il était à genoux dans cette chambre d’amis et face à cette
malle ouverte, mais pendant les deux dernières années il n’avait pas
l’impression de l’avoir vue une seule fois avec son appareil à la main comme
elle en avait l’habitude…Et curieux de savoir ce qui se trouvait dans l’album
unique qui correspondait à ces deux ultimes années – il les avait tous sortis
de la malle et dispersés sur le tapis – il l’ouvrit en songeant qu’il n’était
de toute façon pas obligé de détruire les photographies selon un ordre
strictement chronologique… Il avait pensé qu’il apparaîtrait moins fréquemment,
voire plus du tout sur les photographies : c’était vrai, mais pour une
raison différente et qu’il n’aurait jamais imaginée. Il n’y avait dans cet
album presque aucune photographie prise par Elsa : c’étaient des
photographies qu’on lui avait probablement données au fil des années et qui
représentaient toutes des enfants ou des bébés… Henri n’avait jamais soupçonné
qu’Elsa avait sans doute pendant de longues années demandé à ses amies, toutes
mères d’une tribu innombrable et bruyante, des clichés de leur
progéniture : c’était quelque chose qu’il ignorait, quelque chose dont il
n’avait jamais rien su et il songea que pour une fois sa femme parvenait à
le surprendre, même si cela arrivait un peu tard… Elsa qui ne pouvait avoir
d’enfants collectionnait donc les photographies des enfants des autres : cela
était à la fois pathétique et un peu répugnant… Et à un moment, en jetant
l’album à toute volée à travers la pièce, il partit d’un grand rire mauvais et
décida que pour fêter cette découverte il allait se vider un petit verre de cet
excellent whisky irlandais qu’il avait dans son bar : oui, il allait boire
à la mémoire de sa femme stérile qui collectionnait les photographies des
enfants des autres… Cela était d’un comique indéniable.
Le
lendemain, un peu vaseux – il avait vidé
dans la soirée les trois quarts de la bouteille – il se remit sans grand
plaisir à son entreprise de destruction. Avec un mouvement de dégoût, il avait
jeté l’album dans la cheminée. Cela avait brûlé longuement malgré l’essence
dont il avait arrosé la plupart des pages… Puis, sans plus y penser, il était
retourné à l’étage pour s’occuper des autres albums.
A détruire
soigneusement chacune des photographies où il apparaissait, il ne ressentait
plus ce qu’il avait ressenti la veille… Il n’était plus porté par cette sorte
de noire exaltation qui lui avait fait pousser par moments de brefs cris de
plaisir animal… Et fatigué, il jugeait cela long et fastidieux, son plaisir se
délitait dans le caractère répétitif de sa tâche : c’était encore du
travail… Pour autant, il ne voulait pas s’écarter de son projet initial :
il voulait méthodiquement déchirer ces photographies les unes après les autres,
il voulait une à une les réduire en morceaux, et ce ne serait évidemment pas la
même chose s’il enfournait d’un coup les albums dans un grand sac poubelle.
Cela allait lui prendre du temps : et alors ? Ce n’était pas plus
mal. Il redoutait en effet un peu les heures et les jours de désœuvrement qui
suivraient la fin de sa vaste entreprise d’effacement... Il n’avait pas peur de
renoncer, il avait peur de s’apitoyer sur lui-même : ce qu’il détestait et
avait toujours détesté. Car que peut faire un homme seul au monde et qui a
décidé d’en finir sinon s’apitoyer sur lui-même ? C’était dégoûtant et
pour chasser cette idée, il se remit au travail.
Le vingt-deux
octobre dans la soirée, il considéra qu’il s’était convenablement acquitté de
la tâche qu’il s’était fixée et qu’il pouvait y mettre un terme… Il ne restait
plus rien qui méritât d’être détruit et quatre longs jours le séparaient encore
de sa date d’anniversaire. Ce soir-là, il s’occupa en regardant pour une énième
fois l’un de ses films préférés : It’s
a wonderful life de Frank Capra. C’était un film qu’il avait vu un soir de
Noël lorsqu’il était enfant et qui ne l’avait pas déçu lorsqu’il l’avait revu par
la suite à l’âge adulte. C’était une comédie comme les cinéastes américains
savaient en faire à l’époque : enlevée et légère… Il ne croyait évidemment
pas aux anges, mais dans le film, même les anges étaient présentés avec une
certaine désinvolture : celui qui était chargé de sauver le personnage
principal du suicide ressemblait ainsi à un vieil ivrogne goguenard ayant
quelques soucis avec ses ailes… Le film dans l’ensemble était optimiste, mais
cela ne lui posait aucun problème : il ne cherchait qu’à se détendre et à
passer agréablement les quelques heures qui le séparaient du sommeil. En allant
se coucher, il songea sans émotion particulière que selon toute vraisemblance
il avait vu ce soir-là pour la dernière fois le film de Capra.
Cette
nuit-là, il rêva d’une jeune fille qu’il avait aimée d’un amour platonique
lorsqu’il était au lycée. Il ne savait pas ce qu’elle était devenue, ils
s’étaient comme on dit perdus de vue et à vrai dire il ne se souvenait même
plus de son prénom, mais les visions de son rêve étaient d’une grande clarté et
au détour d’un couloir de ce qui devait être une sorte de vaste aéroport, elle
lui apparaissait telle qu’elle était à l’époque. Elle était d’abord enchantée
de le voir et comme dans l’une des publicités dont il avait assuré le scénario
pour une chaîne de télévision spécialisée dans le tourisme, elle courait, elle
courait vers lui en un long et interminable ralenti… Elle s’arrêtait cependant
à un pas à peine de lui et détournait légèrement la tête comme gênée. Dans un
miroir, le miroir de son salon encastré dans le mur du couloir, il se voyait
tel qu’il était : vieux et bedonnant et sans charme pour une jeune fille
qui n’avait pas dix-sept ans… Et il s’était réveillé à ce moment-là.
En regardant
l’heure, il songea avec amertume qu’il était encore tôt et qu’il ne se
rendormirait pas et qu’il allait devoir réfléchir à la manière d’occuper sa
journée, à la manière dont il pourrait tromper le temps pendant ces
interminables heures qui allaient passer sans lui… Comme cela aurait été
plus simple s’il avait dormi jusqu’à midi et avait fait la grasse
matinée – Non, il fallait qu’il fût réveillé par un rêve d’un sens clair
et désespérant dès les premières heures du jour : cela était dans l’ordre
des choses. Il s’occupa vaguement tout le jour. Il marcha sans but dans les
forêts des environs. S’étant avisé au retour de l’état de son jardin, il tondit
la pelouse. Cela lui prit moins d’une heure et il s’en étonna : il aurait
cru que son jardin était plus vaste… Le soir, il vida le reste de la bouteille de whisky et s’endormit dans son
fauteuil.
Le vingt-cinq octobre au soir, ayant fait un effort pour s’habiller –
il ne voulait pas prendre son dernier repas sans obéir à un certain cérémonial
et il était habillé comme s’il allait se rendre d’une minute à l’autre dans une
réception en ville –, après avoir pris un apéritif et fumé l’un des excellents
cigares qu’un collègue de travail lui avait ramenés de La Havane, il se mit à
table. Il avait téléphoné deux jours auparavant à un traiteur de la
région et deux jeunes assistants du cuisinier étaient venus en début de
soirée pour lui livrer son repas. Les deux jeunes assistants avaient longuement
préparé la table du salon, s’étaient occupés de tout et pour les remercier il
leur avait offert à chacun un verre et un cigare. L’un avait décliné
l’offre : il ne fumait pas, c’était mauvais pour la santé… Et avec un
sérieux imperturbable, tout en buvant prudemment et comme du bout des lèvres,
il avait même cité de mémoire le nombre de cancers que provoquait chaque année
le tabac. L’autre par contre avait non seulement fumé le cigare, mais sans se
faire particulièrement prier il avait aussi repris plusieurs fois du whisky !
Et il titubait légèrement et tenait des propos inconséquents lorsqu’ils étaient
tous les deux repartis. En voyant leur camionnette s’éloigner sur le chemin de
terre, il songea que ces deux jeunes gens –
l’un insouciant et ivre au point de lui adresser par la vitre de grands
saluts, l’autre sobre et capable de citer le nombre des cancers provoqués
chaque année par le tabac – étaient selon toute vraisemblance les deux derniers
êtres humains avec lesquels il avait parlé et ri.
A présent, il était à table et tout en mangeant, il songeait que ce
genre de repas, seul devant une excellente table, avait été pour lui le seul
plaisir incontestable et sans cesse renouvelé qu’il avait connu au cours de son
existence. L’important était le fait d’être seul. Les repas familiaux et
professionnels l’assommaient pareillement et manger en y prenant du plaisir
signifiait pour lui manger seul et sans avoir à parler à personne. « Les
gens lorsqu’ils sont à table ne parlent que de nourriture », songea-t-il
en repoussant son assiette. C’était dégoûtant comme tout le reste.
Il était un peu ivre et titubait à travers le salon en tentant de
suivre péniblement le rythme d’une chanson qu’il avait aimée dans sa jeunesse.
Il était un peu ivre et tout en tournant sur lui-même avec des mouvements
empesés, tout en murmurant pour lui-même les quelques paroles dont il se
souvenait, il songeait que cela n’avait strictement aucune importance… Plus
tard dans la soirée, soucieux d’être lucide pour ses toutes dernières heures,
il s’arrêta de boire et confortablement installé dans son fauteuil, il laissait
sa pensée vagabonder. Des images de sa vie passée lui apparaissaient parfois, mais
elles n’avaient pas plus de consistance que les visions d’un rêve qui à peine
conçues, s’évanouissent… Et il songea un moment au spectacle d’ombres chinoises
auquel il avait assisté en compagnie d’Elsa dans une petite ville d’Espagne.
Ainsi lui apparaissaient les événements de sa vie passée : comme une suite
de gesticulations dénuées de sens dans un spectacle d’ombres… Et cela ne
comptait pas plus que tout le reste. Il n’avait plus de passé vraisemblable et
l’avenir pour lui s’était singulièrement rabougri : l’avenir pour lui
était devenu « exact »
et ne s’étendait pas au-delà de quelques heures… Ce qui se passerait ensuite,
il ne s’en souciait nullement : et pour cause… Le destin de son agence de
publicité lui était par exemple indifférent. Il savait à peu près comment cela
se passerait : il y aurait une guerre des chefs, un moment les
actionnaires seraient déstabilisés, il y aurait « une période de flottement » comme on disait dans le milieu… Puis un nouveau dirigeant serait
désigné – sans doute cet anglais qu’il n’aimait pas – et tout rentrerait dans
l’ordre. Son nom qui apparaissait relativement souvent dans la presse
économique en disparaîtrait bien vite. Il serait oublié par ses pairs et ce
serait simplement comme s’il n’avait jamais existé… Fidèle à son patronyme
comme l’avait écrit un journaliste dans un article d’un enthousiasme absurde,
il avait tout sacrifié à son travail, il était monsieur Travail… Et son travail
occupait une bonne part dans l’échec retentissant de son mariage, son travail
lui avait fait perdre des amis qu’il estimait, son travail et l’acharnement à
être le meilleur qu’il y mettait avaient sans doute contribué à
briser quelques vies… Et tout cela pourquoi ? Pour un travail qu’au
fond il méprisait. Il se souvenait pourtant très bien que lorsqu’il était au
lycée, il était un grand lecteur de poésie, il avait même tenté d’écrire
quelques vers, mais les jugeant mauvais, il les avait détruits… Et ayant
renoncé à ses rêves, quelques années après, il s’était tourné vers le langage
beaucoup plus rudimentaire de la publicité : domaine médiocre dans lequel
il avait excellé… Il soupira. Voilà ce qu’il aurait fallu écrire sur sa tombe,
en guise d’épitaphe – A été fidèle à son patronyme. Il eut un vague sourire
amer. Cela n’avait plus d’importance.
Le lendemain, un peu avant midi, sa mère lui ayant toujours dit qu’il
était né à cette heure-là, il irait dans le garage et s’installerait au volant
de la voiture. Il voulait leur faire ce dernier pied de nez à tous, qu’ils ne
comprendraient sans doute pas, il s’installerait à son volant, comme s’il
allait partir, il s’installerait à son volant, comme si pour la première fois
il allait partir. A un moment ou à un autre, il appuierait sur la commande
automatique des vitres et lorsqu’il verrait s’afficher midi sur le cadran
électronique, il mettrait le moteur en marche et attendrait que les gaz
d’échappement lui règlent enfin son compte.
Cette nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot