samedi 30 octobre 2021
jeudi 21 octobre 2021
dernier jour (un poème de Denis Hamel)
âpre comme une bière brune
ou un poème de Samuel Beckett
l’épuisement des soirs de travail morne
quand l’avenir se réduit à fort peu de
choses
mon appartement m’attend
et j’ai beaucoup de chance de manger à ma
faim
cependant la chienne angoisse vient
avec le froid geindre à la lune
fut une époque où la grande ville en fête
et ses lumières de cabaret
faisaient oublier tristesse et misères
mais ce sentiment léger d’allégresse
ce sentiment est mort avec l’enfance
aussi mort qu’une fleur
tombée d’un bouquet puis
écrasée sur le trottoir
Le poème est extrait du recueil de Denis
Hamel, Le festin de fumée.
Pour en lire deux autres extraits sur le
blog de Marie-Anne Bruch :
https://laboucheaoreilles.wordpress.com/2021/10/05/deux-poemes-de-denis-hamel/
mardi 19 octobre 2021
La vérité d'un être est plus à l'os
Silence oubli néant
Ce qui nous attend
N’est guère excitant
L’ironie est un réflexe
Un mouvement de recul
Qui disqualifie par
avance
Toute tentative
d’expérience
Stupide intelligence
Qui rime avec prudence
Nous pourrons nous en
vouloir
De n’avoir jamais rien
osé
La vérité d’un être est
plus à l’os
Continuons de forer
Car peut-être faut-il
soi-même s’opérer
Pour acquérir la
connaissance
Frédéric Perrot
lundi 18 octobre 2021
Jean-Paul Sartre (un extrait de La nausée)
Pour
Katia,
Le
docteur Rogé a bu son calvados. Son grand corps se tasse et ses paupières tombent
lourdement. Pour la première fois, je vois son visage sans les yeux : on
dirait un masque de carton, comme ceux qu’on vend aujourd’hui dans les
boutiques. Ses joues ont une affreuse couleur rose… La vérité m’apparaît
brusquement : cet homme va bientôt mourir. Il le sait sûrement ; il
suffit qu’il se soit regardé dans une glace : il ressemble chaque jour un
peu plus au cadavre qu’il sera. Voilà ce que c’est que leur expérience, voilà pourquoi
je me suis dit, si souvent, qu’elle sent la mort : c’est leur dernière
défense. Le docteur voudrait bien y croire, il voudrait se masquer l’insoutenable
réalité : qu’il est seul, sans acquis, sans passé, avec une intelligence qui s’empâte,
un corps qui se défait. Alors il a bien construit, bien aménagé, bien capitonné
son petit délire de compensation : il se dit qu’il progresse. Il a des
trous de pensée, des moments où ça tourne à vide dans sa tête ? C’est que
son jugement n’a plus la précipitation de la jeunesse. Il ne comprend plus ce
qu’il lit dans les livres ? C’est qu’il est si loin des livres, à présent.
Il ne peut plus faire l’amour ? Mais il l’a fait. Avoir fait l’amour, c’est
beaucoup mieux que de le faire encore : avec le recul on juge, on compare
et réfléchit. Et ce terrible visage de cadavre, pour en pouvoir supporter la
vue dans les miroirs, il s’efforce de croire que les leçons de l’expérience s’y
sont gravées.
Jean-Paul Sartre, La nausée
mercredi 13 octobre 2021
lundi 11 octobre 2021
Scènes de chasse (avec un dessin d'Eric Doussin)
Eric Doussin |
La
chasse se poursuit
On
traque tranquillement
Dans
les rues et les jardins publics
On
traque et on tue
Les
corps tombent
Comme
des feuilles
Et
pour la beauté de l’ensemble
Les
spectateurs à leurs fenêtres et le vent
Hurlent
tant qu’ils peuvent
Une
troupe de soldats
Démantèle
les buissons
Poussent
des cris de joie
Quand
ils découvrent un corps
Qu’ils
criblent encore de balles
Pour
entendre crépiter
Leurs
armes automatiques
Dans
le soir incertain
Tout
finit en chansons
Rots
d’ivrognes et hourrahs
mardi 5 octobre 2021
il n'y a personne ici...
« Inside me I feel/Alone and unreal… »
Syd Barrett
Il n’y a personne ici, il n’y a que moi ici.
En caleçon, dans un fauteuil, à m’observer. Avec sur la table basse, à portée
de main, une bouteille. Par terre, un crayon et des feuilles volantes, au cas
où. Quelques gâteaux secs aussi, dispersés sur le sol, dans la saleté et la
poussière.
Il n’y a personne ici, il n’y a que moi
ici. La femme qui va et vient, qui se prétend ma femme, je sais qu’elle
ment. Comment un être tel que moi aurait-il une femme ? Lorsqu’elle en a
assez, elle se plante devant moi et commence à crier. Elle dit que je ne suis
pas un homme, et sans doute croit-elle sincèrement me blesser… Elle a pleuré,
cela se voit à ses yeux rougis, à son maquillage qui a coulé… Pourquoi
pleure-t-elle ? Elle prétend qu’on a enlevé ses enfants sur le chemin de
l’école, elle prétend qu’on a enlevé ceux qu’elle s’obstine à appeler nos enfants.
C’est absurde. Comment un être tel que moi aurait-il des enfants ? Elle
dit qu’elle a fait venir la police. Deux hommes qui l’ont questionnée, pour
savoir si elle avait reçu une demande de rançon par téléphone. C’est absurde.
Le téléphone est détraqué. Je l’ai lancé contre le mur. J’ai été très content
de lancer le téléphone contre le mur, je crois. Des bruits bizarres dans le
combiné : des cris, des pleurs, des halètements obscènes… Comme dans la
radio, pendant les informations… S’ils croient que je n’ai pas remarqué… S’ils
croient me rendre fou en usant de procédés aussi grossiers… Et ces deux hommes,
je sais qu’elle ment. Personne ne vient jamais ici, même la police. Lorsque
j’en ai assez, je lui demande de partir, je ferme les yeux… et lorsque je les
rouvre, elle n’est plus là… Cela ne m’étonne pas : l’a-t-elle jamais
été ? Et ne lui ai-je pas de la voix la plus ferme demandé de
partir ?
Il n’y a personne ici, il n’y a que moi
ici. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis seul ici. Il me semble que
cela fait un bon moment déjà… J’en juge d’après la neige qui a recouvert les
toits, de l’autre côté de la rue. Il me semble que lorsque je me suis installé
dans mon fauteuil, c’était l’automne encore… Les feuilles qui tombent, les
rafales de vent, la pluie : enfin tout le tralala de l’automne… La femme
qui va et vient, qui se prétend ma femme, je sais qu’elle ment. Le lit
de la chambre n’est pas défait. Je ne dors plus dedans, je ne supportais plus
qu’il fût si vaste. Je dors donc sur le canapé et j’y dors seul, même si… Une
femme est venue s’allonger à côté de moi dans le canapé et lentement,
interminablement, sa main a frôlé ma peau avant de glisser sous mon caleçon…
Elle faisait cela en sifflotant comme on fait son ménage… J’ai dû rêver : un
de ces rêves que l’on a adolescent. Mon caleçon collait après. Cela ne veut
rien dire. Ce devait être un rêve… Mais la femme qui va et vient, qui se
prétend ma femme, ne dort en tout cas pas dans le lit, il n’est pas
défait, c’est cela que je voulais dire. Qu’importe le rêve… Je dors seul sur le
canapé en serrant ma bouteille contre moi, comme un enfant serre son ours en
peluche, cela me rassure. Le canapé n’est pas confortable. À tout prendre, je
préférerais dormir dans le fauteuil. Je m’éviterais ainsi des mouvements
inutiles. Mais je n’y parviens pas, je n’y parviens pas encore…
Outre le fait que je n’ai ni femme, ni
enfants, outre le fait que le téléphone est détraqué, je n’ai pas de profession
non plus, j’ai été licencié : comment dans ces conditions pourrais-je donc
payer une rançon ? La femme qui va et vient dit que ce n’est pas cela. Ils
n’ont pas enlevé les enfants pour l’argent. Pourquoi alors ? ai-je
envie de demander au vide du salon, à la saleté du sol, aux gâteaux secs
dispersés : mes seuls interlocuteurs vraisemblables… Ses explications sont
confuses, voire mélodramatiques : elle parle de malades, de pervers, de voleurs
d’enfants… Elle a dû le lire dans le journal, la presse à sensation… Et
elle recommence à pleurer. Je n’insiste pas, je ferme les yeux et lorsque je
les rouvre, elle n’est plus là… Et cela ne m’étonne pas. J’ai compris que leur
but à tous était de me faire croire que je n’étais pas seul ici.
Or, il n’y a personne ici, il n’y a que
moi ici. Pour m’en assurer, j’entends pousser un meuble devant la porte. Je n’y
avais pas songé auparavant, étrangement. J’ai des courants d’air dans la tête,
des bourrasques, des tempêtes. Je ne suis peut-être pas un homme, mais j’ai
tous les vents du désert dans la tête… Je ne pense pas utilement. Cela
aurait dû être la première chose à faire, après avoir lancé le téléphone contre
le mur, après avoir fracassé la radio… Etrange comme le plus évident échappe et
se dérobe toujours… Car comment fera-t-elle pour aller et venir lorsque j’aurai
poussé l’armoire devant la porte ? Pour le reste, je ne m’inquiète pas.
J’ai bien assez de gâteaux secs et j’ai tout un stock de bouteilles de vin :
des cadeaux d’entreprise… Lorsque j’étais encore quelqu’un, lorsque je me
faisais encore le tort de vouloir être quelqu’un… Assez en tout cas pour passer
l’hiver comme on dit… Or, de quoi a véritablement besoin un homme si ce n’est
de quelques gâteaux secs et d’une bouteille à portée de main ? Tout le
reste, c’est accessoire… Des futilités dont on s’encombre…
Désormais, plus rien ne m’encombrera et
je m’éviterai tout mouvement inutile… Et dans quelques semaines, quelques mois
peut-être, avec le retour des beaux jours, on me trouvera mort ici, toujours
dans cette même position, assis dans mon fauteuil comme un roi sur son trône,
me décomposant peut-être déjà, peut-être à moitié rongé déjà par la vermine et
l’on sera venu à cause de l’odeur et des voisins qui se plaignent : cela
arrive tous les jours, il me semble… Et
entre temps peut-être aurais-je trouvé la force de prendre le crayon et l’une
des feuilles volantes afin de noter les quelques mots qui constitueront tout
mon testament…
Il n’y a personne ici, il n’y a que moi
ici. En caleçon, dans un fauteuil, à m’observer. Avec sur la table basse, à
portée de main, une bouteille. Par terre, un crayon et des feuilles volantes,
au cas où. Quelques gâteaux secs aussi, dispersés sur le sol, dans la saleté et
la poussière.
Il n’y a personne ici, il n’y a que moi
ici. J’attends : je n’ai plus peur… Et tout est en place, tout est bien…
Le texte a été écrit
en décembre 2004. Frédéric Perrot.