« Inside me I feel/Alone and unreal… »
Syd Barrett
Il n’y a personne ici, il n’y a que moi ici.
En caleçon, dans un fauteuil, à m’observer. Avec sur la table basse, à portée
de main, une bouteille. Par terre, un crayon et des feuilles volantes, au cas
où. Quelques gâteaux secs aussi, dispersés sur le sol, dans la saleté et la
poussière.
Il n’y a personne ici, il n’y a que moi
ici. La femme qui va et vient, qui se prétend ma femme, je sais qu’elle
ment. Comment un être tel que moi aurait-il une femme ? Lorsqu’elle en a
assez, elle se plante devant moi et commence à crier. Elle dit que je ne suis
pas un homme, et sans doute croit-elle sincèrement me blesser… Elle a pleuré,
cela se voit à ses yeux rougis, à son maquillage qui a coulé… Pourquoi
pleure-t-elle ? Elle prétend qu’on a enlevé ses enfants sur le chemin de
l’école, elle prétend qu’on a enlevé ceux qu’elle s’obstine à appeler nos enfants.
C’est absurde. Comment un être tel que moi aurait-il des enfants ? Elle
dit qu’elle a fait venir la police. Deux hommes qui l’ont questionnée, pour
savoir si elle avait reçu une demande de rançon par téléphone. C’est absurde.
Le téléphone est détraqué. Je l’ai lancé contre le mur. J’ai été très content
de lancer le téléphone contre le mur, je crois. Des bruits bizarres dans le
combiné : des cris, des pleurs, des halètements obscènes… Comme dans la
radio, pendant les informations… S’ils croient que je n’ai pas remarqué… S’ils
croient me rendre fou en usant de procédés aussi grossiers… Et ces deux hommes,
je sais qu’elle ment. Personne ne vient jamais ici, même la police. Lorsque
j’en ai assez, je lui demande de partir, je ferme les yeux… et lorsque je les
rouvre, elle n’est plus là… Cela ne m’étonne pas : l’a-t-elle jamais
été ? Et ne lui ai-je pas de la voix la plus ferme demandé de
partir ?
Il n’y a personne ici, il n’y a que moi
ici. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis seul ici. Il me semble que
cela fait un bon moment déjà… J’en juge d’après la neige qui a recouvert les
toits, de l’autre côté de la rue. Il me semble que lorsque je me suis installé
dans mon fauteuil, c’était l’automne encore… Les feuilles qui tombent, les
rafales de vent, la pluie : enfin tout le tralala de l’automne… La femme
qui va et vient, qui se prétend ma femme, je sais qu’elle ment. Le lit
de la chambre n’est pas défait. Je ne dors plus dedans, je ne supportais plus
qu’il fût si vaste. Je dors donc sur le canapé et j’y dors seul, même si… Une
femme est venue s’allonger à côté de moi dans le canapé et lentement,
interminablement, sa main a frôlé ma peau avant de glisser sous mon caleçon…
Elle faisait cela en sifflotant comme on fait son ménage… J’ai dû rêver : un
de ces rêves que l’on a adolescent. Mon caleçon collait après. Cela ne veut
rien dire. Ce devait être un rêve… Mais la femme qui va et vient, qui se
prétend ma femme, ne dort en tout cas pas dans le lit, il n’est pas
défait, c’est cela que je voulais dire. Qu’importe le rêve… Je dors seul sur le
canapé en serrant ma bouteille contre moi, comme un enfant serre son ours en
peluche, cela me rassure. Le canapé n’est pas confortable. À tout prendre, je
préférerais dormir dans le fauteuil. Je m’éviterais ainsi des mouvements
inutiles. Mais je n’y parviens pas, je n’y parviens pas encore…
Outre le fait que je n’ai ni femme, ni
enfants, outre le fait que le téléphone est détraqué, je n’ai pas de profession
non plus, j’ai été licencié : comment dans ces conditions pourrais-je donc
payer une rançon ? La femme qui va et vient dit que ce n’est pas cela. Ils
n’ont pas enlevé les enfants pour l’argent. Pourquoi alors ? ai-je
envie de demander au vide du salon, à la saleté du sol, aux gâteaux secs
dispersés : mes seuls interlocuteurs vraisemblables… Ses explications sont
confuses, voire mélodramatiques : elle parle de malades, de pervers, de voleurs
d’enfants… Elle a dû le lire dans le journal, la presse à sensation… Et
elle recommence à pleurer. Je n’insiste pas, je ferme les yeux et lorsque je
les rouvre, elle n’est plus là… Et cela ne m’étonne pas. J’ai compris que leur
but à tous était de me faire croire que je n’étais pas seul ici.
Or, il n’y a personne ici, il n’y a que
moi ici. Pour m’en assurer, j’entends pousser un meuble devant la porte. Je n’y
avais pas songé auparavant, étrangement. J’ai des courants d’air dans la tête,
des bourrasques, des tempêtes. Je ne suis peut-être pas un homme, mais j’ai
tous les vents du désert dans la tête… Je ne pense pas utilement. Cela
aurait dû être la première chose à faire, après avoir lancé le téléphone contre
le mur, après avoir fracassé la radio… Etrange comme le plus évident échappe et
se dérobe toujours… Car comment fera-t-elle pour aller et venir lorsque j’aurai
poussé l’armoire devant la porte ? Pour le reste, je ne m’inquiète pas.
J’ai bien assez de gâteaux secs et j’ai tout un stock de bouteilles de vin :
des cadeaux d’entreprise… Lorsque j’étais encore quelqu’un, lorsque je me
faisais encore le tort de vouloir être quelqu’un… Assez en tout cas pour passer
l’hiver comme on dit… Or, de quoi a véritablement besoin un homme si ce n’est
de quelques gâteaux secs et d’une bouteille à portée de main ? Tout le
reste, c’est accessoire… Des futilités dont on s’encombre…
Désormais, plus rien ne m’encombrera et
je m’éviterai tout mouvement inutile… Et dans quelques semaines, quelques mois
peut-être, avec le retour des beaux jours, on me trouvera mort ici, toujours
dans cette même position, assis dans mon fauteuil comme un roi sur son trône,
me décomposant peut-être déjà, peut-être à moitié rongé déjà par la vermine et
l’on sera venu à cause de l’odeur et des voisins qui se plaignent : cela
arrive tous les jours, il me semble… Et
entre temps peut-être aurais-je trouvé la force de prendre le crayon et l’une
des feuilles volantes afin de noter les quelques mots qui constitueront tout
mon testament…
Il n’y a personne ici, il n’y a que moi
ici. En caleçon, dans un fauteuil, à m’observer. Avec sur la table basse, à
portée de main, une bouteille. Par terre, un crayon et des feuilles volantes,
au cas où. Quelques gâteaux secs aussi, dispersés sur le sol, dans la saleté et
la poussière.
Il n’y a personne ici, il n’y a que moi
ici. J’attends : je n’ai plus peur… Et tout est en place, tout est bien…
Le texte a été écrit
en décembre 2004. Frédéric Perrot.
C très kafkaïen et beckettien... très belle plume ! Tu devrais te lancer dans un roman !
RépondreSupprimerMerci pour ton commentaire Hugues! Oui, à cette époque, je lisais encore beaucoup cette terrible paire d'écrivains ! Plus du tout aujourd'hui. Pour le roman, on verra !
SupprimerJe ne suis pas tout à fait d'accord, il ne suffit pas d'avoir des gâteaux secs et du vin, il faut aussi quelques bon CDs, un échiquier et une chiotte* pas loin.
RépondreSupprimersinon oui le reste est accessoire :)
*je dis volontairement une chiotte car comme l'a fait remarquer Robert Bidochon à juste titre: "je vois pas pourquoi qu'on dirait les chiottes vu qu'on en a qu'une de chiotte"
imparable