lundi 28 octobre 2019

sur Bernard-Marie Koltès (notes de Journal)

Bernard-Marie Koltès



« Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà, parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux d’une lumière à une autre lumière, et il dit : donc, ce n’était que cela. »
                                                           Dans la solitude des champs de coton


Mai 2012 – Le choix des armes – La fin de la pièce de Koltès (Dans la solitude des champs de coton). Quand parvenus au terme d’un long dialogue impossible, les deux protagonistes n’ont plus d’autre alternative que la violence physique et se demandent avec quelles armes ils vont s’affronter. C’est aussi un peu du western cette pièce.

Juillet 2012 – « Je ne veux pas hériter. Je veux mourir en disant de belles phrases. » (Koltès, Le retour au désert)

8 janvier 2013 – Pièce de Koltès – Sallinger… Beauté et puissance de la langue. Création d’un univers à la fois personnel (l’adolescence, la famille) et universel (la guerre). Une nouvelle leçon de modestie pour toi qui te prétends « écrivain » …

« Peut-être, mais que voulez-vous ? Moi, je n’ai appris à parler qu’à la première personne ; et comment désapprendre cela ? » (Sallinger)

23 mars 2013 – Peur de la violence – Vision fugace au réveil. Je suis ceinturé et un élève me gaze, m’asperge le visage avec une bombe lacrymogène… La fameuse « boule au ventre » que je prétends ne plus avoir. Cherchant à bombe l’adjectif qui me manquait, lacrymogène, je tombe sur : « … ces petites bombes qu’elles portent dans leur sac à main, dont elles projettent le liquide dans les yeux des brutes pour les faire pleurer » (Koltès).

            Octobre 2013 – Un être soudain surgi des ténèbres – Pour un deal, comme dans la pièce de Koltès. Je n’ai pas été un client très embarrassé… J’ai pris sa camelote, ne lui ai payé qu’une partie de ce qu’il exigeait, avant de prendre la fuite et de le laisser sur place… Il n’allait pas me poursuivre de toute façon… Comme j’étais passablement ivre, la scène a pris dans mon esprit tous les contours d’un rêve ou d’un rapide cauchemar…

13 janvier 2014 – Relu une biographie de Koltès. Toujours le même sentiment après de telles lectures. « Moi, je n’ai pas de vie… ».

21 janvier 2014 – Trouver des titres, comme je l’ai déjà fait, peut être une méthode. Les beaux titres de Koltès, qu’il cherchait longtemps, à en croire sa biographe. L’un des plus beaux – Dans la solitude des champs de coton – semble emprunté à un roman de Carson McCullers.

« Il faudrait se haïr vraiment, mais non pas comme un homme normal hait une femme, en vivant à côté, dans les formes, non pas comme un pauvre type hait un homme du monde, mais comme la peau hait le vitriol. » (Bernard-Marie Koltès, Quai ouest)

9 juin 2014 – « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. ». C’est à cette phrase de Proust régulièrement citée par Deleuze que je pensais hier en lisant Koltès. Cela est particulièrement vrai dans Quai ouest, dans les extraordinaires dialogues entre « la petite » (Claire) et Fak qui évoquent métaphoriquement la perte de la virginité. Beauté d’une langue qui par ailleurs pourrait sembler « incorrecte ».

Même si son univers est désespéré, c’est très drôle Koltès et je comprends qu’il ne voulait pas qu’on joue ses pièces comme des tragédies, mais comme des comédies…

Ne se sentir ni aimé, ni désiré ; « ne pas recevoir ce que l’autre n’a jamais eu » et « la peur de cette souffrance » (Christophe Bident, Bernard-Marie Koltès, Généalogies)

15 juin 2014 – « Être auteur, cela consiste à ne voir personne. C’est une tentation que j’ai pendant des périodes de plus en plus longues. » (Bernard-Marie Koltès, Une part de ma vie)

 « Je crois que la seule morale qui nous reste est celle de la beauté. Et il nous reste à nous seulement la beauté du langage, la beauté comme telle. Sans la beauté, il ne vaudrait pas la peine de vivre. Alors défendons cette beauté, protégeons cette beauté, même si elle n’est quelquefois pas très morale. Mais je crois en fait que la beauté est la seule morale. » (Bernard-Marie Koltès)

19 juin 2014 – J’ai aussi relu La nuit juste avant les forêts et Roberto Zucco. Quand je disais à M. et sans aucune présomption que Koltès avait écrit tout ce que j’aurais voulu écrire, je pensais en particulier à cette première pièce, dont le texte est simplement admirable de lyrisme écorché, à fleur de peau… Magnifique.

Ecrite dans l’urgence, inspirée d’un fait divers, Zucco est une pièce très étonnante. La langue est brute, presque « non-littéraire » : on dirait des dialogues de cinéma et la pièce ressemble plus à un film américain qu’à du théâtre. C’est si je puis dire « ultracontemporain » – la cabine téléphonique, la mention des tableaux de Picasso, les discussions sur les marques de voiture. Quoiqu’on y sente aussi beaucoup Shakespeare : les dialogues entre les gardiens au tout début qui sont un rappel explicite du début d’Hamlet.
Ce n’est pas la pièce que je préfère de Koltès…

21 juin 2014 – Ce matin, m’étant rendormi un moment, j’ai rêvé de M. Nous étions avec quelques amis à elle, à la terrasse d’un café, dans une ville qui devait être Avignon, je suppose, puisque nous avions pour projet d’y aller cet été voir une mise en scène de Dans la solitude des champs de coton. Elle se penchait pour m’embrasser, puis s’éloignait. Je lui demandais où elle allait. « Je vais acheter des cigarettes… »  Plus tard dans la journée, je me suis avisé que ce rêve n’était peut-être que l’illustration inversée de l’histoire connue et plaisante du mari qui au bout de quelques années de mariage sort pour acheter des cigarettes et ne revient jamais !

18 septembre 2016 – Thierry Pech, directeur général de la fondation Terra Nova – Sur la candidature et le discours de l’ancien président – Il serait bon d’appliquer « le principe de précaution », non pour le climat comme celui-ci le suggère ; mais à son sujet, tant sa dérive droitière devient inquiétante.  Un individu dangereux... Il n’y a pas grand-chose à espérer des électeurs de droite, mais ce serait tout de même un soulagement si ce sinistre arriviste était éliminé dès les primaires de novembre. L’expression consacrée est « chasser sur les terres du Front National » ; ce qui d’un strict point de vue électoral est sans doute porteur, mais pour le reste irresponsable et criminel – L’identité malheureuse (Sic), les racines chrétiennes de la France, etc. Tout cela est à la fois ringard et nocif… « Mes racines ? Quelles racines ? Je ne suis pas une salade ; j’ai des pieds et ils ne sont pas faits pour s’enfoncer dans le sol. » (Bernard-Marie Koltès, Le retour au désert)

9 octobre 2016 – Peut-être faut-il avoir vécu avant de lire ? Quand j’ai lu pour la première fois à seize ou dix-sept ans Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, je n’ai pas compris un mot… L’expérience de ce dont il est question – la nuit, le deal, la drague, le désir interlope et le désir de se perdre, tant c’est un texte dans le fond suicidaire – me manquait… Et tout cela n’avait aucun sens pour moi

6 janvier 2017 – Je dois en théorie préparer des cours sur Roméo et Juliette, mais comme l’a dit plaisamment Guillaume hier soir, je suis très récalcitrant à l’endroit de Shakespeare ! De manière générale et à l’exception de Koltès, dont j’aime l’univers et la langue, le théâtre m’ennuie… Je veux bien encore entendre parler de Racine ou de Corneille pour la même raison, celle de la beauté de la langue ; mais le texte de théâtre me semble artificiel et si je dois absolument lire des dialogues, je préférerai toujours ceux des grands romanciers : Dostoïevski, par exemple ! J’ai vu quelques belles pièces, des mises en scène de Beckett ou de Koltès, La nuit juste avant les forêts et En attendant Godot, la même année à Avignon ; mais lire du théâtre, franchement !

2 juin 2019 – « Je ne veux pas espérer le soir, car je ne veux pas pleurer le matin. » (Bernard-Marie Koltès, Le retour au désert)

5 juin 2019 – « Tout homme devrait porter, chaque jour, la honte de sa nuit passée, la honte de l’abandon du sommeil. » (Bernard-Marie Koltès, Le retour au désert)

7 juin 2019 – Ce qui est admirable chez Koltès, Le retour au désert… C’est combien comme Shakespeare – son seul et grand modèle dans le théâtre finalement – il mêle les registres. Le retour au désert : c’est de la comédie, qui tourne à la tragédie avant de retourner à la comédie, du vaudeville, une histoire de fantômes, du cinéma, une histoire de vengeance, un drame familial dans un contexte historique précis, celui de la guerre d’Algérie, une réflexion sur l’adolescence, des délires pseudo-métaphysiques mais puissants, une poésie intense et qui traverse même des personnages peu susceptibles de poésie. Les plus déplaisants – Adrien – qui au début ne semblent que des caricatures, gagnent au fur et à mesure en profondeur et complexité.
Ayant passé l’essentiel de ma vie à Metz, « une ville de province, à l’est de la France », je trouve naturellement la pièce très drôle pour l’anecdote. Les noms des personnages – Borny, Plantières – qui sont des rues et des quartiers de ce « désert » originel… Le style reste inégalé, c’est de la poésie, incarnée à travers la conscience des différents personnages.

24 octobre 2019 – Les mots de Koltès – Désir, solitude, nuit, fuite, forêt… Mots de poète. À l´exception de Roberto Zucco dont l’action trépidante se déroule par moments en plein jour, ses pièces sont des pièces nocturnes.  

Un thème qui traverse toute son œuvre, sans doute le plus personnel – la perte de l’innocence…

Ce que Koltès rend au théâtre : la poésie et le surnaturel… Dans ses pièces, la frontière entre le monde des morts et celui des vivants semble ne pas exister… Ou alors les barrières en sont toujours levées !
Sans effort, sans difficulté, les morts reviennent sous forme de fantômes et leur réapparition ne suscite aucun étonnement chez les autres personnages.

Son théâtre me semble aussi s’écrire contre ce que l’on a nommé « le théâtre de l’absurde ». L’univers de Koltès est moins absurde que tragique, et ce malgré la réjouissante inflexion comique donnée par Le retour au désert.

« Il voyagea. ». Koltès l’affirme à plusieurs reprises dans ses entretiens. Avant même de songer à écrire, il est indispensable de voyager, daller voir ailleurs, de partir, toujours partir, direction l’Amérique du Sud, l’Afrique, afin de se confronter à la beauté et à la misère du monde.

En cette époque sinistre de « repli identitaire », où il ne se passe pas un jour sans que l’on nous rabatte les oreilles avec « l’inquiétude culturelle » qui serait celle du bon peuple français, j’aime à me souvenir que Bernard-Marie Koltès, pour qui l’identité ne pouvait être que multiple et fluctuante, aimait Shakespeare et Bob Marley, les films de Bruce Lee et la beauté des vers raciniens


                                                                            Hambourg, octobre 2019
                                                                                                  Frédéric Perrot


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Né à Metz en 1948, Bernard-Marie Koltès est mort à Paris le 15 avril 1989.

Pièces principales : La nuit juste avant les forêts, Combat de nègre et de chiens, Quai ouest, Dans la solitude des champs de coton, Le retour au désert, Roberto Zucco.

Livres sur Koltès :  Christophe Bident, Bernard-Marie Koltès, Généalogies. Anne Ubersfeld, Bernard-Marie Koltès.

La biographie évoquée est celle de Brigitte Salino, Bernard-Marie Koltès.


Source image : laisseparlerlesfilles.com

vendredi 18 octobre 2019

Le départ en beauté (avec une encre d'Eric Doussin)

Eric Doussin 



Les lourds bagages de la mémoire
Laissés à la consigne d’une gare

Quitter

Les horizons restreints
Les histoires étriquées

Les rêves qui manquent d’entrain
Les désirs tarifés

Et la banalité
Qui tue

Son testament
Est une page blanche

Mais ses dernières volontés
Sont clairement exprimées

Au dos d’une quittance
Qu’on disperse ses cendres

Et qu’on n’en parle plus
Un départ en beauté

En silence




Ce poème conclut La solitude imaginaire. Recueil inédit, octobre 2016. Il a été publié dans le numéro 10 de la revue Lichen, janvier 2017. Frédéric Perrot

Pour aller lire la revue d’Elisée Bec : 
lichen-poesie.blogspot.com

mardi 15 octobre 2019

Cioran, Aveux et Anathèmes (notes au fil de la lecture)

Emil Cioran 


Aveux et Anathèmes est le dernier livre de Cioran. Il est celui que je préfère : pour ce mélange unique de dilettantisme apparent et de vraie profondeur. Aveux et Anathèmes a été publié en 1987, à la veille des quatre-vingts ans de l’auteur.  

Cioran le présentait ainsi  : « Dans tout livre où le Fragment est roi, les vérités et les lubies se côtoient d’un bout à l'autre. Comment les dissocier, comment savoir ce qui est conviction et ce qui est caprice ? Tel propos, fruit de l’instant, précède ou suit tel autre qui, compagnon de toute une vie, s’élève à la dignité d'une obsession. C’est au lecteur de faire le départ, puisque aussi bien, dans plus d’un cas, l’auteur lui-même hésite à se prononcer. Aveux et Anathèmes étant une suite de perplexités, on y trouvera des interrogations mais aucune réponse…»



Kandinsky soutient que le jaune est la couleur de la vie.
… On saisit maintenant pourquoi cette couleur fait si mal aux yeux.

Ce matin, après avoir entendu un astronome parler de milliards de soleils, j’ai renoncé à faire ma toilette : à quoi bon se laver encore ?

Nous ne devrions déranger nos amis que pour notre enterrement. Et encore ! 

À Saint-Séverin, en écoutant, à l’orgue, L’Art de la Fugue, je me disais et redisais : « Voilà la réfutation de tous mes anathèmes. »

 Au-delà d’un quart d’heure, on ne peut assister sans impatience au désespoir d’un autre.

En dehors de la musique, tout est mensonge, même la solitude, même l’extase. Elle est justement l’une et l’autre en mieux.

La très grande fatigue va aussi loin que l’extase, à cela près qu’avec elle vous descendez vers les extrémités de la connaissance.

La nature, en quête d’une formule susceptible de contenter tout le monde, a fixé son choix sur la mort, laquelle, c’était à prévoir, ne devait satisfaire personne.

            On se démène tant – pourquoi ? Pour redevenir ce qu’on était avant d’être.

Aimer son prochain est chose inconcevable. Est-ce qu’on demande à un virus d’aimer un autre virus ?

« Le fait que tu sois arrivé à ton âge prouve que la vie a un sens », m’a dit un ami après plus de trente ans de séparation. Ce mot me revient souvent à l’esprit et me frappe à chaque fois, bien qu’il ait été proféré par quelqu’un qui a toujours trouvé un sens à tout.

En écoutant tel oratorio, comment admettre que ces implorations, que ces effusions poignantes ne cachent aucune réalité et ne s’adressent à personne, qu’il n’y ait rien derrière elles et qu’elles doivent se perdre à jamais dans l’air ?

Le sérieux n’entre pas dans la définition de l’existence ; le tragique, oui, parce qu’il implique une idée d’aventure, de désastre gratuit, alors que le sérieux postule un but. Or, la grande originalité de l’existence est de n’en comporter aucun.
           
         Je tombe sur X. J’aurais donné tout au monde pour ne plus jamais le rencontrer. Devoir subir de tels spécimens ! Pendant qu’il parlait, j’étais inconsolable de ne pas disposer d’un pouvoir surnaturel qui nous annihilerait sur-le-champ tous les deux.

           C’est le propre de la douleur de n’avoir pas honte de se répéter.

         Dans nos veines coule le sang des macaques. Si on y songeait souvent, on finirait par démissionner. Plus de théologie, plus de métaphysique – autant dire plus de divagations, plus d’arrogance, plus de démesure, plus rien….

Le soulagement de découvrir au seuil de l’aube qu’il est sans profit d’aller au cœur de quoi que ce soit.

Dévoré par la nostalgie du paradis, sans avoir connu un seul accès de véritable foi.

Bach dans sa tombe. Je l’aurai donc vu comme tant d’autres par l’une de ces indiscrétions dont les fossoyeurs et les journalistes sont coutumiers, et depuis je pense sans arrêt à ses orbites qui n’ont rien d’original, sinon qu’elles proclament le néant qu’il a nié.

Tant qu’il y aura encore un seul dieu debout, la tâche de l’homme ne sera pas finie.




                                                                                               Octobre 2019

lundi 14 octobre 2019

L'être du miroir

Extrait de Tintin, L'affaire Tournesol



Ce matin-là, alors qu’il se brossait les dents en toute hâte debout devant le lavabo, apparut soudain dans le miroir éclairé par la lumière vive du plafonnier, à la droite de son propre reflet, une autre image : celle d’un être au visage ignoble, qui le considérait de ses grands yeux clairs…
Sous le coup de la surprise, il ne put réprimer un cri de terreur et il eut un mouvement de recul maladroit, comme s’il devait s’enfuir et faire volte-face afin de vérifier que ne se tenait pas dans l’encadrement de la porte et juste dans son dos, l’être au visage ignoble dont il apercevait l’image juste à côté de son propre reflet…
Mais personne ! Il n’y avait personne derrière lui heureusement… Et comment y aurait-il pu d’ailleurs y avoir quelqu’un ?
Il fit instinctivement un pas en arrière comme s’il devait garder ses distances avec le miroir et même le lavabo… C’était impossible… Dans le miroir pourtant – il ne rêvait pas, il était réveillé depuis plus d’une heure et prêt à partir –, l’être au visage ignoble le considérait avec attention ; et ses grands yeux clairs brillaient d’espièglerie, comme s’il était très satisfait de lui avoir fait une telle peur…
C’était absurde : l’être parlait ! Il était visible que la bouche horriblement tuméfiée formait des mots et que l’être s’adressait à lui ; et il eut un instant l’impression pénible de devoir communiquer avec quelque poisson étrange à travers la vitre d’un aquarium…
Le visage de l’être n’était qu’une dérision : à part les yeux qui étaient incontestablement humains, ce n’était qu’une plaie atroce, compliquée et qui, comme si elle était vivante cette plaie, semblait encore à tout moment devoir se compliquer, changer et sous son regard horrifié, se modifier…
Sur le bord du lavabo, il avisa le gros cube de savon de Marseille avec lequel il faisait sa toilette ; et, avec un geste désespéré, il l’attrapa et le lança de toutes ses forces dans le miroir, qui vola en éclats…
La vision avait disparu… Il n’y avait plus que le mur blanc et l’attache du miroir encore fixée, malgré le choc… Surtout ne pas ramasser les morceaux… Il tremblait comme une feuille… Il allait se couper, se lacérer les mains, mettre du sang partout… Il devait se calmer, il devait se calmer…
Au fond du lavabo, était tombé un morceau de verre long et effilé et en se penchant, pour au moins prudemment retirer celui-ci, il s’aperçut… Il recula épouvanté… Au coin de sa bouche, était apparu un énorme bouton répugnant comme il n’en avait jamais vu auparavant, et en tremblant de terreur et de dégoût, il regarda à nouveau : c’était d’un rouge sanglant et cela grossissait, c’était visible, cela grossissait, tirant sur sa bouche, jusqu’à la déformer…
L’esprit égaré, il recula, recula comme un homme qu’un coup violent jette en arrière ; et sans même savoir comment, il se retrouva dans le salon… Il hurla…
Assis dans le canapé, il y avait l’être, l’être du miroir ! Celui-ci leva les yeux vers lui… Mais que se passait-il ? Son visage avait changé ; ce n’était plus une plaie atroce, mais un visage humain ; son visage, son visage à lui
Et d’un coup, il comprit : il y avait eu échange ; l’être lui avait pris son apparence ! Et son visage à lui, son visage à lui ne devait plus être qu’une plaie atroce et qui, comme si elle était vivante cette plaie, devait à tout moment se modifier…
Et fou de terreur, il traversa en une sorte de bond douloureux le salon et se jeta de tout son poids à travers la fenêtre…

L’être alluma une cigarette et se leva. Il se pencha un instant par la fenêtre pour considérer le spectacle. Six étages plus bas, le corps brisé gisait sur le trottoir ; et une vaste mare de sang s’étendait tout autour…
L’être quitta l’appartement en sifflotant : à présent qu’il était libre comme l’air, il allait pouvoir s’en donner à cœur joie !
 

                  Le texte appartient au recueil inédit Patchwork (2010). Frédéric Perrot

dimanche 13 octobre 2019

Il y a cinquante ans Witold Gombrowicz

Witold Gombrowicz


Witold Gombrowicz (1904-1969) est un écrivain beaucoup moins célèbre que quelques-uns de ses exacts contemporains.
J’en donnerai quelques exemples. Ferdydurke, son premier roman est publié en 1937 en Pologne, quelques mois avant La Nausée de Jean Paul Sartre. En Argentine, avec « un peu » de retard, il lit L’homme révolté du futur Prix Nobel Albert Camus, qui n’emporte pas son assentiment.

A la fin des années soixante, revenu en Europe, installé à Berlin, puis à Vence, il bataille ferme dans son Journal avec le « Nouveau Roman Français », qu’il méprise, l’avant-gardisme littéraire (Tel Quel, Sollers), la Nouvelle Critique (Barthes) et le structuralisme (Foucault)

Son œuvre n’est pas si abondante, il se dit l’auteur d’à peu près « trois mille pages » ; parmi lesquelles cinq romans (Ferdydurke, Trans-Atlantique, La pornographie, Cosmos et Les envoûtés), un livre de contes bizarres (Bakakaï), trois pièces de théâtre et un Journal, un des chefs-d’œuvre du siècle. 

Gombrowicz est un esprit critique et corrosif. Ses jugements sur son époque et les autres écrivains sont souvent sévères : c’est un euphémisme. Il est par exemple impitoyable avec Borges, ce « fade bouillon pour gens de lettres » qui a « la déplaisante faculté de mobiliser autour de lui tout ce qu’il y a de plus piètre et de plus émasculé ».

Beaucoup d’auteurs ne l’intéressent pas un instant : ni Balzac, ni Flaubert, ni Zola ! Comme il le dit à Michel Polac, dans l’émission que celui-ci lui a consacrée pour la télévision française à Vence en 1969.
Le surréalisme ne l’occupe guère. Il n’a aucun goût pour Proust ou Vladimir Nabokov, qui en grand seigneur russe le confond avec un autre polonais, l’auteur de L’Oiseau bariolé :   « pour moi Nabokov c’est rien du tout ». La littérature du vingtième siècle assez généralement l’ennuie

Il aime Baudelaire, Rimbaud, Rabelais, Dostoïevski, Tolstoï, Thomas Mann, Céline. Il a une large culture philosophique, avec une prédilection particulière pour Montaigne, Pascal, Schopenhauer et Nietzsche.

Par exception, il est plutôt philosémite – Bruno Schulz, l’auteur des Boutiques de cannelle, est l’une des grandes amitiés de sa vie – et il est l’un de ces athées tranquilles que Gilles Deleuze appelait de ses vœux : 
« Le divorce d’avec Dieu – une affaire capitale, grâce à quoi l’esprit s’ouvre à la totalité de l’univers – s’est opéré en moi facilement, sans que je m’en aperçoive, je ne sais pas comment cela s’est passé ; tout simplement, vers ma quinzième ou quatorzième année, j’ai cessé de me préoccuper de Dieu. 
Mais je crois que même auparavant il ne me préoccupait guère. »  

 C’est un provocateur, un amuseur, un pitre qui aime tromper son monde. En Argentine, où l’ont surpris l’invasion de la Pologne et le déclenchement de la guerre, il aime à jouer aux échecs et au Comte polonais dans les cafés, comme il le raconte plaisamment dans son Journal : « Eh bien, écoutez ! Bien sûr que je ne suis pas comte, vous savez ça comme tout le monde. Et pourtant, il y a quelques années, je me suis proclamé comte au Café Rex, où je vais tous les soirs, et pendant une assez longue période, on m’appelait au téléphone « conde Gombrowicz » – assez longue seulement, car il est tombé aux mains de mes amis du Café Rex un exemplaire des Frères Karamazov de Dostoïevski, où ils ont appris que tout Polonais voyageant à l’étranger est comte. »

Gombrowicz a vécu presque vingt-quatre années en Argentine, dans une situation matérielle souvent difficile, voire exécrable.
Sept ans, il travaille dans une banque et déteste cela. À l’exception d’Ernesto Sabato, il n’a guère de contacts avec la littérature argentine. L’Argentine lui permet cependant de vivre librement sa sexualité.

 À Vence, il fait un étonnant mariage avec une jeune canadienne, Rita. Soutenu par Dominique de Roux, avec lequel il écrit un livre d’Entretiens, Testament, jusqu’au bout, il se bat pour imposer son œuvre parmi celles du siècle.
Malade, diminué, ne trouvant de réconfort que dans la philosophie, sa grande passion avec la musique, ne pouvant plus écrire, il dicte à Rita et à Dominique de Roux ses fameux Cours de philosophie en six heures et quart.

Il meurt le 24 juillet 1969. Il est enterré dans le cimetière de Vence.

Je m’y suis rendu en juillet 2008. Sa tombe est blanche et sobre. Il n’y est pas fait mention de ce qu’il fut et demeure : un grand écrivain…

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1 – Sur L’homme révolté d’Albert Camus, Journal, Tome I, p.98 à 104
2 – Sur Borges, Journal, Tome II, p.359 et p.310
3 – Sur Nabokov, Lettre à Dominique de Roux du 28 juin 1969.
4 – Sur ses lectures philosophiques, Testament, Entretiens avec Dominique de Roux, p.20
5 – Sur son amitié avec Bruno Schulz, Journal, Tome II, p.205 à 217
6 – Sur son divorce d’avec Dieu, Testament, Entretiens avec Dominique de Roux, p.19-20
7 – Sur Gombrowicz en comte polonais, Journal, Tome I, p.105-106


            J’ai travaillé à la première version de cette présentation biographique toute la journée du 7 janvier 2015 et n’ai appris les attentats contre Charlie Hebdo qu’assez tard, vers sept heures du soir. Frédéric Perrot.

Source image : Nonfiction.fr

mardi 8 octobre 2019

Avec

Marseille, août 2019


Pour l’ami Guillaume


Avec pour horizon
Le souci de l’autre

Avec la musique
Le rire des enfants

Avec les couleurs
La beauté du ciel et du jour nouveau

Les allées en fleurs
Les arbres les oiseaux

Avec la douleur
Qui compromet tout

Aller par les rues
D’un pas de vieillard

Avec l’œil humide
De la mère émue

Avec aux fenêtres
L’étendard livide

Et en toile de fond
La rumeur des nuits

La folie des hommes
Le martyr des femmes…

Avec le silence
La pensée les mots 

Avec le vent
Le soleil la peau

Avec le désir
De la femme aimée

Avec le souffle
Avec les cris

Le bonheur d’être en vie
Même pour un jour de plus !




Le poème né d’une belle suggestion de Guillaume – « Non Sans ! Avec ! » –  a été écrit à Marseille à la fin du mois d'octobre ou au début du mois de novembre 2015. Les attentats qui suivirent le rendirent quasiment insignifiant… C’est ici une version retravaillée, plus courte et à mon sens meilleure. Guillaume tenait à ce qu’il y soit question de la violence faite aux femmes. Je tenais pour ma part à l’évocation du spectacle désespérant des drapeaux français « aux fenêtres » après les attentats du 7 janvier, dont nous imaginions alors naïvement qu’ils seraient sans suite. Frédéric Perrot.

lundi 7 octobre 2019

Manque de substance (avec un portrait de femme par Eric Doussin)

Eric Doussin


Pour l’ami Guillaume,


En votre présence
Je manquais de substance

J’en ai conçu plus tard
De fades repentirs

Accusant le hasard
Les mots lents à venir

Plutôt que de parler
J’ai préféré l’écrit

Vous n’avez pas compris
Cette incongruité

Détour distance
Grâce auxquels ma pensée
Tentait de vous atteindre…

Vous n’y avez vu que violence
Insanité
Et désir de me plaindre…

En votre présence
Je manquais de substance

Mais peut-être n’était-ce
Que par contagion ?


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Le poème a été écrit en 2016. Il est une interprétation personnelle d’une triste histoire que m’a racontée Guillaume… Quand par désespoir de se faire comprendre, on choisit d’écrire à la femme qu’on désire : ce qui souvent a pour résultat de précipiter le pire…

Les « fades repentirs » dont il est question et par lesquels la conscience s’exonère à peu de frais, sont cruellement expliqués par le narrateur tourmenté de Notes d’un souterrain de Dostoïevski.

Frédéric Perrot