Le jeune homme était installé torse nu à
une terrasse de café. À quelques pas de distance, dansant d’une jambe sur
l’autre sur le bord du trottoir, je l’observais…
J’observais ce corps bronzé, ce corps
musculeux, ce corps dont il était visible que des exercices répétés dans les salles
de remise en forme l’avaient sculpté : ce corps d’un mot en bonne santé
et qui offrait sans honte, ni gêne le spectacle de sa bonne santé aux regards
des passants.
Mais l’important n’était pas que le jeune
homme fût torse nu à cette terrasse de café – c’était après tout une après-midi
d’été qui laissait une impression de blancheur diffuse nimbant la scène, le
jeune homme ainsi que ses compagnons de tablée –, l’important n’était pas cette
beauté virile quoique artificielle et trop parfaite : l’important
était la plaie que le jeune homme avait au milieu de la poitrine, une plaie
étrange d’un cercle parfait, qui semblait un trou au milieu de la poitrine et
qui suintait, suppurait et dont un affreux liquide noirâtre s’écoulait sans
cesse… L’important était que le jeune homme ne remarquait rien et qu’il
continuait de bavarder avec ses compagnons de tablée, comme si cela allait de
soi, comme s’il n’y avait pas de plaie, comme s’il était naturel de bavarder
ainsi en ayant une telle plaie au milieu de la poitrine…
Que faire ? Devais-je m’approcher de
la table, me pencher pour lui souffler à l’oreille qu’il y avait là visiblement
quelque chose qui n’était pas normal : « Oui, excusez-moi,
vous ne me connaissez pas et je ne vous connais pas, mais vous avez là au
milieu de la poitrine une plaie qui n’a absolument rien de normal, qui
suinte, qui suppure, et il me semble que vous devriez aller au plus vite voir
un médecin… »
C’était ce qu’il aurait fallu faire et
dire au plus vite… Mais personne ne semblait le remarquer dans cette lumière
d’été laissant une impression de blancheur, le jeune homme pas plus que ses
compagnons de tablée… Et il rayonnait, et il était le centre de tous les
regards et de toutes les intentions, comme s’il présidait, comme s’il était à
l’honneur : peut-être était-ce son anniversaire, peut-être avait-il réussi
un examen, peut-être venait-il d’être embauché à un poste prometteur que son
jeune âge ne pouvait lui laisser espérer, peut-être allait-il se marier et
enterrait-il comme on dit sa vie de garçon…
Et je partis… Je courais presque, j’avais
les larmes aux yeux et je bousculais les passants... Comme chassé par
cette idée qu’il m’avait été donné de voir un instant même de façon symbolique,
ce qu’est la vie de tout homme, qui vit justement parce qu’il ne pense pas à la
mort, est en bonne santé à une terrasse de café ou en tout autre lieu, fait
entouré de ses amis des projets d’avenir, est heureux peut-être et porte
pourtant en lui sa mort, comme un fruit son noyau.
Le texte appartient au recueil inédit
Patchwork (2010). L’idée finale – Que tout homme porte en lui sa mort comme un
fruit son noyau – est empruntée au grand poète Rainer Maria Rilke. Frédéric
Perrot
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire