Emil Cioran |
Aveux et Anathèmes est le dernier livre de Cioran. Il est celui
que je préfère : pour ce mélange unique de dilettantisme apparent et de
vraie profondeur. Aveux et Anathèmes a été publié en 1987, à la veille
des quatre-vingts ans de l’auteur.
Cioran le
présentait ainsi : « Dans tout livre où le Fragment est roi, les vérités
et les lubies se côtoient d’un bout à l'autre. Comment les dissocier, comment
savoir ce qui est conviction et ce qui est caprice ? Tel propos, fruit de l’instant,
précède ou suit tel autre qui, compagnon de toute une vie, s’élève à la dignité
d'une obsession. C’est au lecteur de faire le départ, puisque aussi bien, dans
plus d’un cas, l’auteur lui-même hésite à se prononcer. Aveux et
Anathèmes étant une suite de perplexités, on y trouvera des interrogations
mais aucune réponse…»
Kandinsky soutient que le jaune est
la couleur de la vie.
… On saisit maintenant pourquoi cette
couleur fait si mal aux yeux.
Ce matin, après avoir entendu un astronome
parler de milliards de soleils, j’ai renoncé à faire ma toilette :
à quoi bon se laver encore ?
Nous ne devrions déranger nos amis que
pour notre enterrement. Et encore !
À Saint-Séverin, en écoutant, à l’orgue, L’Art
de la Fugue, je me disais et redisais : « Voilà la réfutation de
tous mes anathèmes. »
Au-delà
d’un quart d’heure, on ne peut assister sans impatience au désespoir d’un
autre.
En dehors de la musique, tout est mensonge,
même la solitude, même l’extase. Elle est justement l’une et l’autre en
mieux.
La très grande fatigue va aussi loin que l’extase,
à cela près qu’avec elle vous descendez vers les extrémités de la
connaissance.
La nature, en quête d’une formule
susceptible de contenter tout le monde, a fixé son choix sur la mort, laquelle,
c’était à prévoir, ne devait satisfaire personne.
On se démène tant – pourquoi ?
Pour redevenir ce qu’on était avant d’être.
Aimer son prochain est chose inconcevable.
Est-ce qu’on demande à un virus d’aimer un autre virus ?
« Le fait que tu sois arrivé à ton
âge prouve que la vie a un sens », m’a dit un ami après plus de trente ans
de séparation. Ce mot me revient souvent à l’esprit et me frappe à chaque fois,
bien qu’il ait été proféré par quelqu’un qui a toujours trouvé un sens à tout.
En écoutant tel oratorio, comment admettre
que ces implorations, que ces effusions poignantes ne cachent aucune réalité et
ne s’adressent à personne, qu’il n’y ait rien derrière elles et qu’elles
doivent se perdre à jamais dans l’air ?
Le sérieux n’entre pas dans la définition
de l’existence ; le tragique, oui, parce qu’il implique une idée
d’aventure, de désastre gratuit, alors que le sérieux postule un but. Or, la
grande originalité de l’existence est de n’en comporter aucun.
Je tombe sur X. J’aurais donné tout
au monde pour ne plus jamais le rencontrer. Devoir subir de tels
spécimens ! Pendant qu’il parlait, j’étais inconsolable de ne pas disposer
d’un pouvoir surnaturel qui nous annihilerait sur-le-champ tous les deux.
C’est le propre de la douleur de
n’avoir pas honte de se répéter.
Dans nos veines coule le sang des
macaques. Si on y songeait souvent, on finirait par démissionner. Plus de
théologie, plus de métaphysique – autant dire plus de divagations, plus d’arrogance,
plus de démesure, plus rien….
Le soulagement de découvrir au seuil de l’aube
qu’il est sans profit d’aller au cœur de quoi que ce soit.
Dévoré par la nostalgie du paradis, sans
avoir connu un seul accès de véritable foi.
Bach dans sa tombe. Je l’aurai donc vu
comme tant d’autres par l’une de ces indiscrétions dont les fossoyeurs et les
journalistes sont coutumiers, et depuis je pense sans arrêt à ses orbites qui n’ont
rien d’original, sinon qu’elles proclament le néant qu’il a nié.
Tant qu’il y aura encore un seul dieu debout,
la tâche de l’homme ne sera pas finie.
Octobre
2019
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