vendredi 22 novembre 2024

1994, Morrissey, Vauxhall and I

 


Pour regarder l’excellente vidéo réalisée par un fan, John Keir, et écouter « Spring-Heeled Jim » :


https://youtu.be/ho49xCXX11s?si=9kVW2rHbSo5xe-p0


Une morne journée (A l'aube béante, Des soirs les promesses)

 

A l’aube béante

 

Il se réveille à l’aube béante et se dit que tout cela n’était que songe, mensonge… Il se réveille à l’aube béante et se dit qu’il n’a plus à avoir peur, il n’a plus rien à craindre, cela est parti, cela est fini : il est réveillé, il a les yeux ouverts, mais il se retient de bouger ou de palper la place à côté de lui dans le lit pour voir si elle n’est pas gorgée d’eau, si le drap ne s’est pas changé en une véritable flaque d’eau noirâtre où flotterait et marinerait comme pour l’éternité le corps de la jeune fille après laquelle il courait dans son rêve, cherchant son nom pour le crier et qui, sous ses yeux, s’est laissée tomber dans le fleuve après avoir enjambé le parapet, son corps se fracassant à la surface dans un bruit presque incroyable, ses cheveux flottant encore un moment parmi les courts roulis et les mouvements ondoyants de l’eau éclairée par la lumière blanche de la lune et celle non moins pâle des hauts lampadaires municipaux disposés à intervalles réguliers sur toute la longueur du pont ; et ce, alors que dans un geste douloureux, il se penchait au-dessus du parapet et que par une association absurde s’imposait dans son rêve et comme en un commentaire le mot parachute, un mot sur lequel il avait ouvert les yeux et s’était à l’aube béante réveillé – selon toute apparence…

Et pour s’en convaincre de façon définitive, avec un mouvement brusque, il repousse le drap et en se tordant en dehors du lit, il cherche de la main dans le noir le fil de sa lampe de chevet qui par un hasard malicieux, a glissé derrière le meuble et qu’il doit attraper à tâtons au risque de bousculer la lampe et de la faire tomber, au risque de se cogner par exemple le coude au bord saillant du meuble : toutes choses qui parmi d’autres lui sont déjà arrivées après certains réveils en sursaut. Mais il a trouvé le fil et en tâtonnant encore un peu, il appuie sur le bouton : la lumière aussitôt impose de nouvelles limites à l’obscurité, définit clairement des zones et des espaces, donne aux ombres un caractère vraisemblable qui n’a plus rien d’effrayant, est dans l’ordre des choses…

Il a soin, il est vrai, de ranger parfaitement la pièce où il dort et jamais par exemple il ne laissera pendre une chemise sur le dossier d’une chaise, le sommet arrondi de son miroir ou sur un portemanteau –  il a d’ailleurs jeté à la décharge son portemanteau – et ce de peur dans un réveil brutal de croire un instant dans la pénombre cette chemise portée par un homme inconnu qui se tient dans un angle de la pièce et l’observe en nourrissant quelque but mystérieux : lui seul sans doute pouvant expliciter les raisons de sa singulière présence dans cet angle de la pièce, alors que n’osant bouger dans son lit et en tirant même le drap sur lui, il n’ose pas non plus prononcer un mot et attend en tremblant que l’inconnu qui n’est après tout qu’une chemise, un bout de tissu négligemment jeté sur la chaise ou sur le miroir, daigne sortir de son éloquent silence.

Non, cela ne lui arrive plus, il fait tout pour s’éviter de telles mésaventures… Il sait que l’esprit au réveil est impressionnable, que tout jusqu’au moindre détail, peut lui être un sujet de frayeur momentanée. C’est pourquoi il a soin de ranger parfaitement tout ce qui se trouve autour de son lit, c’est pourquoi il fait avec ses vêtements des piles impeccables, ferme les portes de ses armoires, retire des chaises ou du miroir tout ce qui, même momentanément, pourrait prendre au réveil une forme différente : non, cela ne lui arrive plus, il sait qu’au-delà même des frayeurs du rêve contre lesquelles il ne peut rien, à la merci desquelles il sera toujours, il y a au réveil d’autres frayeurs qui peuvent être évitées, que l’on peut prévoir et donc déjouer, et cela par de simples gestes qu’il faudra avoir accomplis, songé à accomplir avant de se coucher. C’est qu’il a décidé de lutter contre certaines conséquences de ses mauvaises nuits. Une journée qui commence par un réveil brutal après un rêve pénible est une journée que l’on peut dire mal engagée… Tant certaines impressions nées du rêve sont déstabilisantes, déprimantes, honteuses pour le cerveau qui les a conçues, et ce même s’il sait pourquoi de tels rêves ont été conçus, et ce même s’il sait que de tels rêves ont été conçus afin de permettre au cerveau de se défouler, afin de permettre au cerveau de se reposer, en dépensant pour se reposer dans et par la création du rêve qui aura été cause du gâchis de la nuit, une énergie équivalente à celle qu’il déploie pour toute une journée de veille : remarquable absurdité… Oui, il sait tout cela, il l’a lu dans une revue scientifique, il sait tout cela, il sait que les rêves ne sont dans le fonctionnement de l’ensemble qu’une manière pour le cerveau de se purger de fond en comble, les rêves n’étant pour le cerveau qui les produit qu’une sorte de fosse peu recommandable où il se débarrasse de tous les déchets qu’il a de par son fonctionnement même accumulés et qui l’encombrent, et ceci, selon une étonnante conception de l’écologie.

Pourtant, et même s’il sait tout cela et se le répète, certaines impressions nées du rêve continuent d’être déstabilisantes et déprimantes… Et c’est pourquoi il tient à ce que le décor de son réveil soit impeccable et ne puisse donner lieu à aucune controverse ou prêter le flanc au moindre soupçon, au moindre doute : tout ce qu’il désire, c’est pouvoir reconnaître dans un laps de temps assez court et n’excédant pas quelques secondes la disposition des choses dans l’espace et se rassurer en constatant que cette disposition n’a évidemment pas changé durant les quelques heures de sa nuit, que le moindre de ses meubles, le moindre de ses objets, que tout en un mot est demeuré identique, à la même place exactement, au millimètre près…

Mais que de temps perdu à penser puissamment à rien… Songes, mensonges, qu’importe. Il ne se rendormira pas, il doit se lever, chercher à s’occuper pendant la petite heure et quart qui le sépare encore du moment où il devra partir à son travail. Il a la tête lourde, sa tête lui paraît difficile à porter : ainsi qu’il le dit parfois en manière de plaisanterie, il a de l’encre dans la tête, et c’est comme si sa tête n’était plus qu’une sorte de citerne qu’on a dûment remplie jusqu’à ras bord d’un liquide noirâtre et épais, au sein duquel aucune pensée véritable ne peut prendre forme – De l’encre dans la tête, quelle image…

Il se met assis sur le bord du lit et tente d’énumérer tous les petits actes qu’il pourrait accomplir sans trop se fatiguer et qui une fois accomplis, dans un avenir plus ou moins lointain, pourraient s’avérer utiles : il aurait à faire ceci ou cela, mais il n’en a pas envie, comme il n’a pas envie de relire l’article de la revue scientifique qui doit être à sa place parmi les autres revues sur le petit meuble qui fait face au lit. Il se lève néanmoins pour vérifier que la revue se trouve bien à l’endroit où il suppose qu’elle se trouve et il se met à chercher, mais ce n’est pas long, il s’est créé toutes sortes de méthodes de classement ; et ayant mis la main sur la revue en question, il s’écarte du petit meuble, demeure un instant les bras ballants entre le meuble et le lit, esquisse un geste qui se perd et bâille longuement en regardant d’un œil vide le désordre des draps.

Il ne veut plus penser à son rêve et il chasse avec un mouvement las de la tête l’image désagréable du lit gorgé d’eau. Tout cela, ce ne sont que les excès d’une imagination morbide éprise d’elle-même et se jouant toujours plus sa comédie, tandis que la trame de son rêve, cette histoire de femme noyée, n’est peut-être que le souvenir déformé et rendu ambigu d’une lecture passée. Il considère qu’il est sur la bonne voie s’il parvient à décomposer son rêve, à trouver une origine plausible à la plupart des éléments disparates qui par le rêve ont été rassemblés sans ordre, jetés brut et forcés de s’accorder les uns avec les autres comme les pièces mélangées de plusieurs puzzles différents dont on voudrait malgré tout faire une image unique… Il est nécessaire pour lui de penser clairement, son imagination déjà morbide ne doit pas devenir superstitieuse, et il ne doit pas se laisser troubler, se laisser arrêter par certaines visions ou impressions fugaces : tout cela n’existe pas, tout cela n’a pas plus de consistance qu’un nuage dont les formes au loin se perdent, au gré de mouvements imperceptibles…

Il a comme un soupir de soulagement en traversant la chambre pour aller dans la salle de bains. Il a allumé la lumière de la pièce, il allume également le néon au-dessus du miroir. Il s’aperçoit reflété par la surface sale du miroir – des traces de doigts –, et comme arrêté par l’étrangeté de sa propre image, il s’attarde un instant avant de hausser les épaules : c’est une chose entendue, il ne se ressemble pas… Il retire son caleçon et avisant un gant de toilette, une serviette propre de la veille, il entre dans la baignoire et en tournant le robinet d’eau chaude, il commence de s’arroser avec des mouvements précipités : l’eau est chaude, si chaude qu’il doit orienter le pommeau dans une direction opposée, vers l’une des extrémités de la baignoire afin de régler à nouveau la température en tournant les deux robinets, ce qu’il fait plusieurs fois avec des gestes nerveux… Et même si l’eau est chaude, même s’il est clair qu’il ne fait pas froid dans sa salle de bains, il se sent gagné à mesure qu’il se lave par la sensation que justement il a froid, très froid, et que ce froid, lentement, envahit son corps tout entier… Mais déjà il a coupé l’eau et enjambe le bord de la baignoire, attrapant au passage la serviette jetée dans le lavabo. Il s’essuie, se frictionne vigoureusement comme s’il pouvait ainsi mettre fin à cette sensation de froid glacé qui s’est répandue dans ses membres jusqu’à leurs dernières extrémités : gelé jusqu’aux orteils, ce n’est donc pas une façon de parler, songe-t-il avec une grimace en commençant de s’habiller pour ne plus avoir froid, pour faire reculer la sensation qu’il a froid et la pensée qu’elle implique, à savoir qu’il est étrange qu’il ait froid alors qu’il n’y a  justement aucune raison qu’il ait froid…

Mais il doit penser clairement et ne pas s’étonner de ne pas se reconnaître dans l’image que lui renvoie le miroir à présent qu’en tournant la tête, il se coiffe et de ses cheveux trempés démêle les mèches à grands coups de brosse : je ne me ressemble pas, c’est une chose entendue, mais il est vrai aussi que je ne passe pas mon temps devant mon miroir et qu’il peut s’écouler des heures sans que je me voie, sans que j’aie même une idée de la façon dont j’apparais aux autres… Que voit-on ou croit-on voir sur mon visage, que suggèrent mes gestes et mes paroles ? Cela personne ne peut le savoir : il faudrait être de la scène à la fois l’acteur et le spectateur distancié…

Il sort de la salle de bains, passe dans la cuisine et debout, boit une tasse de café qu’il a réchauffé. Pour accompagner le café, il fumerait volontiers une cigarette, regarde un instant avec envie le paquet posé sur la table… Mais il sait que la cigarette est nocive et qu’il fera bien s’il ne fume pas dès le matin, ainsi que ses proches et ses collègues ne manquent pas de le lui rappeler en toute circonstance et à chaque fois que sa main se tend comme en un réflexe vers un paquet posé à proximité : avoir la santé, c’est l’essentiel et tu peux attendre encore, retarder l’échéance de la première cigarette… Et pour ne plus y penser, il range dans une pochette de carton quelques papiers dont il se convainc qu’ils traînent sur la table.

Il fait quelques pas au hasard, cherchant ce qu’il pourrait encore arranger dans la disposition de la pièce où il se trouve, ne songe à rien de précis et qui pourrait être mis en œuvre immédiatement ; il revient dans la chambre, cherche dans la revue la page de l’article, en lit les premières lignes et se décourage après s’être heurté pour la troisième fois à un terme dont le sens lui échappe. Il repose la revue, regarde à nouveau le désordre des draps et s’étonne une nouvelle fois des excès de son imagination : une flaque d’eau noirâtre, comme c’est absurde… Son regard tombant sur le réveil, il s’avise de l’heure et retourne dans la pièce principale : c’est le problème d’être réveillé tôt, il faut agir en attendant le moment où l’on commencera d’agir véritablement, où l’on mettra en branle la journée qui s’annonce… Il lui reste à peine trente-cinq minutes : au terme de ce délai, il devra sortir de chez lui, dévaler les escaliers et passer la porte de son immeuble pour prendre sa voiture et se rendre à son travail. Paradoxalement ce laps de temps – ces trente-cinq minutes – lui paraît à la fois court et difficile à imaginer : ce n’est rien trente-cinq minutes, ce n’est rien du tout, mais il n’a aucune idée de la façon dont il va pouvoir au juste s’occuper pendant ce laps de temps, ces trente-cinq minutes qui lui ont été accordées bien malgré lui et parce qu’un rêve, un rêve stupide l’a jeté à l’aube au bas du lit. Alors qu’il est à la fois parfaitement réveillé et privé de l’énergie que pourraient lui conférer les heures de veille et l’obligation où l’on est de plus ou moins convenablement tenir son rôle lorsqu’on est parmi les autres ; alors que ces trente-cinq minutes constituent pour lui une sorte d’espace-temps intermédiaire, un interlude, un entracte, où tout à la fois parfaitement réveillé et en mesure d’agir, il n’est pas encore dans l’obligation d’agir et ne sait donc comment et à quoi s’occuper…

C’est comme si on lui avait donné quartier libre, un quartier libre de trente-cinq minutes pendant lesquelles il doit s’activer en ayant toujours à l’esprit que s’il ne s’active pas d’une façon ou d’une autre, il gâche tout aussi bien ces trente-cinq minutes, les laisse passer, s’envoler, disparaître ; et pour ne pas avoir l’impression de perdre tout à fait son temps, il retourne dans la cuisine, retire les quelques assiettes et couverts de l’égouttoir afin de les ranger dans l’un des placards sous son évier. Il note la saleté du sol, ouvre sans intention précise la porte de son frigo et constate que ce dernier également mériterait d’être nettoyé : cela est donc perpétuel, cela est donc sans fin… Il demeure un moment indécis et pris d’une inspiration subite, comme pour se donner une contenance et fournir à sa présence dans la cuisine une autre raison que celle de sa simple obéissance à ses manies, cette manie entre autres de ranger perpétuellement et avec des gestes emportés, impatients, il ouvre la fenêtre de la cuisine et il sent sur son visage le picotement de l’air froid du dehors alors qu’il s’installe afin de pouvoir observer toute à son aise l’étroite cour intérieure et les fenêtres des autres appartements qui sur la droite et en face constituent tout son horizon, alors qu’à sa gauche il sait qu’il n’y a rien à voir puisque tout l’espace est occupé par un parking et des voitures garées.

A certaines fenêtres, il y a de la lumière, d’autres hommes et d’autres femmes sont comme lui levés et s’activent malgré la fatigue, se préparent, avalent un rapide petit déjeuner les yeux sur la montre, font un peu de rangement, se donnent un dernier coup de peigne avant de partir… Mais peut-être que parmi toutes ces personnes qui occupent des appartements semblables au sien, conçus sur le même modèle, peut-être y en a-t-il certaines qui ne sont levées si tôt que parce qu’elles ont été rejetées du sommeil, ont été réveillées à l’aube béante par un rêve pénible et doivent errer dans les quelques pièces de leur appartement, tels des spectres, de très vieilles personnes dont l’avenir est certain et qui n’arrivent plus guère à dormir.

 

Il est l’heure à présent, il doit partir à son travail et à peine a-t-il refermé la fenêtre que déjà il a oublié les quelques éphémères pensées que lui ont inspirées cette fenêtre ouverte et le spectacle d’autres fenêtres semblables.     

 

 

Des soirs les promesses

      

                                                      « Les jours jouent à faire des années »

                                                                                          Dominique A

 

       Le même jour, le soir, il sort de son travail, l’esprit serein. A sa grande surprise la journée a dans l’ensemble été agréable : il l’imaginait longue, interminable, il ne l’a pas vue passer, tout s’est déroulé sans heurt particulier, il a évité les personnes qu’il ne désirait pas voir, il a écouté poliment une fastidieuse explication de son supérieur, il a souri à une plaisanterie qui n’était pourtant pas très fine, il a échangé des propos, soutenu des conversations, il a classé une lourde pile de dossiers et a passé deux bonnes heures aux archives, il a répondu au téléphone, il a tapé des lettres et classé le courrier, il a pris un rapide repas sur le pouce, il a rédigé le commentaire d’une demande de subvention, l’a présenté à son supérieur qui doit « encore y réfléchir »… Et dans l’ensemble, malgré sa fatigue et ses maux de tête, il s’est plutôt bien acquitté de tout cela et il est dehors à présent, il n’est pas trop tard, il a un peu plus d’une demi-heure de route et s’il n’y a pas trop de ralentissements, il devrait être chez lui aux alentours de dix-huit trente : ce qui est plus tôt que d’habitude…

       Et il fait jour encore, il ne fera pas la route de nuit, et même s’il est fatigué et légèrement décontenancé à présent que le rythme de sa journée de travail est retombé, à mesure qu’il se dirige d’une démarche un peu lente vers sa voiture garée à l’autre bout du parking, il est sensible aux couleurs du ciel, dont il apprécie la douceur, comme il apprécie celle de ce début de soirée, notant au passage que les quelques arbres de l’autre côté du grillage d’enceinte sont en fleurs.

       Il ouvre sa voiture, enlève sa veste, la plie soigneusement pour la poser sur le siège passager après l’avoir en un geste rapide épousseté. Ceci fait, il prend dans la boîte à gants son paquet de cigarettes, trouve un briquet parmi les papiers d’assurance du véhicule et appuyé à la voiture, commence de fumer tranquillement sa première cigarette de la journée en regardant sans les voir vraiment les quelques voitures encore garées sur le parking.  Cette première cigarette lui fait tourner légèrement la tête, mais même ce léger vertige, il le trouve bien agréable… Il s’accorde simplement quelques minutes de répit sur ce parking désert avant de prendre la route et cela sans avoir besoin de rendre de comptes à personne.

       C’est comme un quartier libre qu’il s’accorde à lui-même, que rien ne lui impose et qui pourrait être regardé comme saugrenu, à considérer seulement qu’il se trouve sur un parking désert à la vue de tous sans rien faire d’autre que fumer une cigarette… Il sourit à la pensée qu’une telle attitude pourrait même être considérée comme une preuve de sa singularité, « une excentricité », c’est-à-dire au sens propre une manière de sortir du cercle étroit tracé par l’habitude et ce qu’il convient de faire ou non, un cercle d’un diamètre réduit tracé à la craie sur le sol et dont il est sorti sans en avoir vraiment conscience, en accomplissant un simple pas de côté consistant – ses heures de travail terminées et rien ne le retenant plus – à rester sur un parking désert sans rien faire d’autre que fumer une cigarette ; et cela au lieu de se jeter au plus vite dans sa voiture pour fuir à toute allure et rentrer chez lui, afin de se retrouver dans son appartement, où il sait bien – et c’est là ce qui le prive de la satisfaction de croire qu’il agit à sa guise, en obéissant à son seul libre arbitre – qu’il n’a rien à faire et où rien ne l’appelle et lui commande de revenir.

       Il sait bien que rentré chez lui, il n’accomplira rien de précis et laissera filer les heures qui le séparent du moment où n’ayant rien accompli de précis, il se mettra au lit et tirera la couverture sur lui en espérant ne pas être réveillé à l’aube par quelque rêve qui l’aura mis dans tous ses états : c’est que pour occuper sa soirée, il ne connaît que très peu de gens avec qui il souhaiterait la partager, comme il ne se connaît aucun de ces loisirs privés grâce auxquels les autres sans doute parviennent à occuper les quelques heures qui, leur travail terminé, les séparent du sommeil… Un de ces loisirs privés qui leur permettent de tromper le temps et leur font croire qu’ils sont vivants, en vie, satisfaits de ce qu’ils ont accompli et prêts à affronter ce que leur réserve le lendemain… Loisirs privés tu parles, songe-t-il avec une grimace et en jetant au loin le mégot de sa cigarette, alors qu’ils se contentent de s’affaler sur leur divan pour s’endormir devant quelque programme de la télévision, fatigués par l’ineptie criarde de l’ensemble et le sourire imbécile du présentateur. Oui, voilà comment sans doute et de façon générale les autres occupent les quelques heures qui les séparent du sommeil : en dormant, en ronflant devant quelque programme dont ils savaient bien en s’affalant sur leur divan qu’il allait être stupide et les préparer au long sommeil sans rêve qui, de leurs nuits, est l’ordinaire…

     Las de la vague généralité de ses idées, il se met au volant et après avoir encore réglé le rétroviseur, il tourne la clé de contact et démarre lentement.

                  

       Arrivé chez lui, il retire sa veste et la range soigneusement sur un cintre dans son armoire. Il déboutonne sa chemise, enlève ses chaussures et ses chaussettes,  passe ses pantoufles et s’affale sur le divan pour établir une liste rapide de ce à quoi concrètement il doit penser : il doit acheter ceci et cela, il doit envoyer deux ou trois courriers, il doit nettoyer le sol et le frigo, il doit faire une machine de linges et descendre les ordures… Et il est évident que tout cela ne lui dit rien, tout cela est fastidieux, fatiguant ou les deux, il n’a pas envie d’agir d’une façon quelconque : pourquoi ne resterait-il pas vautré dans son divan ? Après tout qui l’empêche de rester vautré dans son divan et pourquoi ne se reposerait-il pas un moment puisque tout aussi bien, il n’a pas envie de faire quoi que ce soit d’autre ? Il se lève pourtant en une sorte de court mouvement comme si c’était l’idée même d’être vautré qui lui avait été désagréable… Mais il n’est pas vautré, il est une personne fatiguée après une journée de travail et qui ne se sent plus la force d’entreprendre ce qui tout aussi bien pourra être accompli le lendemain, le surlendemain ou plus tard, dans un avenir plus ou moins proche. Les courriers correspondent à des demandes de remboursements et devraient évidemment être envoyés au plus vite : mais il n’a plus envie de sortir et il lui faudrait encore aller acheter des timbres… Non, il ferait cela le lendemain, cela pouvait attendre, il irait le lendemain après son travail, il emporterait les lettres avec lui et subtiliserait quelques timbres au bureau… C’est le seul petit larcin qu’il se permet, ce ne sont que quelques timbres, mais à chaque fois il a des scrupules à se servir ainsi, alors que les autres se servent en général dans le matériel du bureau sans compter et sans se poser plus de questions. Quelques mois auparavant il y avait même eu une note interne à ce propos. Mais le problème posé par cette incessante disparition du matériel acheté par l’entreprise s’y trouvait évoqué en des termes si généraux, d’une façon si vague et sans que ne soit perceptible le but précis de cette note – s’agissait-il d’informer le personnel de ce problème, de menacer ceux qui se servaient sans compter dans le matériel qu’à l’avenir des mesures pourraient être prises ? – que personne en particulier ne s’était senti concerné, la note interne tombant dans l’oubli dans les semaines suivantes.

       Il se lève du divan, il fait quelques pas au hasard : ses douleurs à la tête ont envahi sa nuque… Il se sent sale, odieux, il a l’impression de puer… Il songe qu’il en est venu à un régime de deux ou trois douches par jour… Il ne peut supporter l’impression d’être sale et de sentir fort – des pieds, sous les aisselles – et cette odeur, la seule appréhension de cette odeur, qui est celle son corps et celle de sa chair, l’emplit de dégoût et le pousse à se doucher deux ou trois fois par jour à gestes précipités mais avec un soin sourcilleux… Il sait bien que le corps ne ment pas, le corps est même d’une lucidité cruelle, et à mesure que l’on avance en âge ses perpétuelles mesquineries prennent un tour accablant que l’habitude qu’on en a n’atténue pas, nullement, au contraire, le corps étant toujours humiliant, douloureux, mesquin de façon renouvelée et surprenante… Oui, ton corps, ton corps qui vieillit moins vite ou différemment que ton esprit, te ramènera toujours à tes justes proportions, à ta petitesse, à ta terrible insignifiance : vouloir être quelqu’un et sentir la transpiration, sentir la merde – quelle dérision…

       Il a un léger vertige, dont il ne sait s’il doit l’attribuer à sa manière brutale de se lever du divan ou au déroulement heurté de ses pensées et pour y mettre fin, il va dans la salle de bains et s’éclabousse le visage d’eau à plusieurs reprises et avec des gestes nerveux. Il pousse un cri d’ours en s’écartant du lavabo : et, les cheveux et le visage ruisselants d’eau, il attrape une serviette éponge avec laquelle il commence de se frictionner vigoureusement en laissant l’eau jaune et tiède s’écouler par saccades avec un bruit irritant de tuyauterie.  

       Après s’être éclaboussé le visage, il a décidé de prendre une douche, il s’est lavé, s’est parfumé, s’est coiffé, a passé des vêtements propres, et la tête vide de toutes pensées, il est à présent assis sur le divan, chiffonnant nerveusement un paquet de cigarettes vide. Que la vie peut parfois lui sembler lente ! Et comme il voudrait que les quelques heures qui le séparent encore du sommeil fussent déjà passées… Assis sur le divan, il est étourdi par l’égale vacuité de toutes les idées qui confusément lui viennent à l’esprit et il se dit sans dégoût qu’il ne devrait pas être permis de s’ennuyer à ce point, qu’il ne devrait simplement pas être permis d’être à ce point « désœuvré »…

       Il dessinait autrefois… Mais cela lui est passé, comme lui sont passés tant d’autres occupations et tant d’autres enthousiasmes d’une saison. A présent, il ne se connaît plus aucun loisir, rien ne parvient à l’intéresser durablement et à le distraire de lui-même : rien ne le retient plus de céder à la conscience amère qu’il a de vivoter sans plus, au jour le jour, à l’insignifiante façon du plus grand nombre… En quoi ses petits soucis sont-ils singuliers ? En quoi ces frayeurs nocturnes ne seraient-elles pas fort communes ? Peut-il se prévaloir d’une particularité quelconque ? Fait-il quoi que ce soit dont il pourrait se dire fier, dont il pourrait être heureux ? Non, il laisse passer les heures, il laisse passer les jours, il les laisse s’envoler, disparaître ; et il mène la vie banale et sans horizon qui est hélas sans doute celle du plus grand nombre de ses contemporains dans ce coin du monde…

       Par sa situation sociale, il n’est certes « pas à plaindre » comme on dit, sa situation est relativement favorisée, ses revenus sont suffisants et lui permettent de vivoter à sa façon sans se soucier excessivement de l’argent : cela ne l’empêche cependant pas au jour le jour de s’ennuyer de la plus évidente des manières et d’en être par instants malheureux… C’est sa vie après tout qu’il voit s’éloigner et disparaître à l’angle de la rue : il peut courir, interpeller la belle inconnue à la robe légère un moment aperçue au hasard des rues, elle a à présent disparu et pour toujours sans doute…

       Il se demande d’où a pu lui venir une idée aussi sentimentale et agacé de lui-même, il se lève et fait « les cent pas » avec l’impression ridicule d’être comme l’un de ces personnages des romans russes qui sans cesse et en tous sens arpentent leur appartement dans l’attente d’une vaste idée ou que les saisisse un déraisonnable désir… Il sourit amèrement : oui, en effet, il n’a au fond pas plus de consistance qu’un personnage de roman, il pourrait comme ces personnages n’être que le rêve d’un autre, mais à la différence de ces personnages sa vie ne s’échappe pas de l’ordinaire, elle demeure dans l’insignifiance et ne se trouve jamais troublée par quelque déraisonnable désir qui le pousserait à agir, ne se trouve jamais changée par quelque soudaine décision impliquant tout son être

       Les personnages de roman auxquels il avait tendance dans ses jeunes années à prêter plus d’existence qu’à lui-même, dont la mort imaginaire l’attristait et pour lesquels il lui est arrivé parfois d’éprouver des sentiments que par ailleurs il sait n’avoir jamais éprouvés avec une telle intensité pour des personnes réelles, les personnages de roman échappent évidemment à la banalité fondamentale de la vie : ils agissent, changent, sont emportés, se perdent et vivent curieusement la vie, que lui-même ne sait pas vivre…

       Mais il ne lit plus de romans depuis longtemps. Il n’en a pas le temps et il est devenu bien trop sérieux… Il lit le journal, il lit des revues de préférence scientifiques : il ne lit plus, il s’informe… Et il songe à un article qu’il a lu récemment dans un hebdomadaire et dans lequel le chroniqueur expliquait assez laborieusement que l’âge du roman s’achevait et que l’époque n’avait plus guère de goût pour l’imagination en général et les œuvres d’imagination tel que le roman en particulier, auxquelles elle préférait le document, le témoignage, l’expérience vécue et authentique de ceux que le chroniqueur nommait d’une façon assez vague « les vraies gens…»

       Qui étaient ces « vraies gens », pouvait-il lui par exemple simple lecteur de l’hebdomadaire en rencontrer – ce doit être étonnant de vraies gens ! – le chroniqueur se gardait bien de le dire, l’important étant cette mort annoncée de l’imagination et le plaisir malin que prenait le chroniqueur à l’annoncer : dans un style enjoué, avec un humour bon enfant, puisqu’il n’y a en tout cela, évidemment, rien de grave…  

 

       Il se sent las d’un coup. C’est comme si toutes ces pensées oiseuses – pourquoi penser à un imbécile de chroniqueur ? – avaient emporté soudainement ses dernières forces, et il n’arrive plus à réprimer ses bâillements, ses gestes deviennent lourds, il sent que sa fatigue se change insensiblement en dégoût… Il est par tout fatigué, à commencer par sa vie et les idées qu’il s’en fait : il doit être possible pourtant de vivre autrement…

       Et tout à l’heure quand il se mettra au lit et fermera les yeux en espérant ne pas se réveiller à l’aube béante dans tous ses états, pourra-t-il vraiment se dire, oui, oui, aujourd’hui, j’ai vécu… 

 

 

                               Ces deux nouvelles ont été écrites en 2005. Frédéric Perrot

 

mardi 19 novembre 2024

The Cure, Songs of a lost world

 


Pour écouter « And nothing is forever » :


https://youtu.be/yEBO_xKfwN4?si=UDz6ehOj1w7Zg335


Un mariage inopiné

 

                                                        hommage à Dino Buzzati (1906-1972)

 

 

         Moi, qui m’étais toujours cru voué à la solitude, j’étais marié !

Tout m’était arrivé en même temps, et les événements s’étaient enchaînés sans que j’en eusse véritablement conscience et avec cette sorte de rapidité extraordinaire qui fait parfois le charme et l’étrangeté de certains de nos rêves… Et tout en vérité s’était passé si vite que j’avais l’impression de vivre avec une personne que, dans le fond, je ne connaissais qu’à peine et qui, pourtant, l’état civil l’attestait, était ma femme…

Oh ! elle était charmante et intentionnée ! Et je n’aurais jamais raisonnablement espéré amante plus passionnée et plus imaginative ! Entre ses bras, je découvrais des extrémités de plaisir que je n’aurais même jamais soupçonnées et dont l’intensité m’aveuglait… Ceci dit, j’avais toujours l’impression même en ces moments où nous perdions tous les deux la tête, et où il nous aurait été loisible à tous deux de renier dans un même cri ciel et terre, que je n’y étais pour rien et que cela se serait passé d’une manière sensiblement équivalente avec n’importe quel autre homme…

Mais même si l’animal en moi était satisfait et apaisé au-delà de toute espérance, malgré tout, je ne la connaissais qu’à peine ; et j’avais parfois le sentiment pénible de partager mes jours et mes nuits avec une parfaite étrangère… Ainsi, nous ne parlions guère et j’ignorais tout de ses goûts ou de ses idées… Son passé, qu’elle n’évoquait qu’à contre cœur et parce que je la questionnais, était lacunaire, mystérieux et ressemblait pour moi à ces continents disparus, légendaires et dont on ne saura jamais sans doute s’ils ont véritablement existé… Mes questions l’agaçaient d’ailleurs, et au bout d’un moment elle coupait court, en disant simplement : « Mais nous sommes heureux, non ? Qu’importe le reste… »

Elle n’avait pas de famille, pas d’amis, et pour moi, elle semblait surgir de nulle part… Et j’étais marié et elle était ma femme, et j’étais heureux, comme nul autre homme avant moi sans doute ne l’avait jamais été : pourquoi dans ces conditions, aurais-je approfondi ce sentiment d’étrangeté ?

 

Trois mois se passèrent ainsi… Trois mois de bonheur sans nuages – qui, tout bien réfléchi, pourrait en dire autant ?

Le jour où tout bascula, je m’en souviendrai toujours… C’était une belle journée d’été, et je rentrais du bureau heureux et confiant. J’avais très habilement réglé une affaire impliquant l’avenir de mon entreprise et impatient de faire part à ma charmante épouse de cet événement considérable, je sautillais et je dansais presque sur le chemin du retour…

Circé –  car tel est son nom, son nom de scène je veux dire, du temps où elle était actrice dans une troupe de théâtre ; et je ne l’appelle pas autrement : je ne me suis jamais piqué d’écrire et mon lecteur éventuel me pardonnera pour cette raison les maladresses de mon récit – Circé donc, quand j’arrivais, était tout occupée par une série qui passait sur une chaîne du câble…

Assise sur le canapé, elle semblait vivre intensément ce que les personnages de la série vivaient, et son implication personnelle dans ce qui ne restait qu’une fiction – et une fiction télévisuelle bas de gamme, c’est-à-dire une somme de situations convenues et ridicules, au fil de laquelle étaient racontées les amours compliquées de jeunes gens riches et beaux comme nous ne le serions jamais – était à ce point évidente que je n’osais la déranger…

Ne voulant pas l’importuner, j’allai d’un pas léger dans la cuisine, et ayant ouvert le frigidaire, je me servis un grand verre de vodka ; et au bout d’un moment, tout en buvant, je vins m’installer à côté d’elle sur le canapé…

Je ne m’étais pas encore assis – c’est-à-dire que j’étais assis, mais que je n’avais pas encore eu le temps de poser mon verre sur la table basse – qu’elle se tourna vers moi.

« Je ne t’aime pas, je ne t’ai jamais aimé et je ne t’aimerai jamais… »

Tels furent les mots qu’elle prononça à cet instant, et sa voix était neutre, sans passion, ni colère ; et j’avais l’impression nette et désespérante, qu’elle eût été beaucoup plus impliquée et inspirée, s’il lui avait fallu commenter ce qui se passait sur l’écran…

       « Alors, pourquoi, es-tu mariée avec moi ? Pourquoi as-tu voulu te marier avec moi ? »

J’étais à ce point abasourdi que tels furent les mots que je prononçais, après un moment de stupeur.

Elle me considéra un instant comme on considère un phénomène inexplicable… Puis elle dit qu’elle ne savait pas.

« Je ne sais pas, mais j’ai eu tout loisir de constater au cours de ces trois mois de vie commune que tu n’es qu’un cochon, un être orgueilleux, une espèce de pourceau dégoûtant… Et comme je regrette de ne pas posséder les pouvoirs de la magicienne dont on m’a donné le nom, afin qu’immédiatement tu deviennes ce que tu es ! »

Ayant prononcé ces mots qui résonnèrent dans ma tête comme une malédiction, elle se leva, renversa d’un geste le verre que je tenais encore et alla s’enfermer dans la chambre.

                  

Depuis, la situation s’est envenimée : c’est tout ce que je pourrais en dire… J’ai nettement l’impression, dans un sens figuré du moins, de vivre une existence de porc… C’est-à-dire que je ne cours pas vers l’étable et que je ne me vautre pas avec délice dans ma fange comme le font les porcs : mais c’est tout comme… Circé et moi, passons notre temps à nous quereller, et tous les motifs nous sont bons !

Parfois, quand j’ai trop bu et qu’emporté par une pulsion irrésistible de haine je veux l’humilier, je la contrains à ce qui lui fait à présent horreur… Elle pousse alors des cris de folle, dont les voisins se sont d’ailleurs plaints en plusieurs occasions… 

« C’est le devoir conjugal, nous sommes mariés ! »

Voilà ce que je lui répète avec frénésie, dans ma démence… Et elle me crache au visage. Et je la frappe avec tout ce qui me tombe sous la main…

 

Le plus étrange, c’est qu’elle refuse la séparation… A plusieurs reprises – dégoûté de moi-même et de ce qu’est devenu notre couple en si peu de temps – j’ai évoqué la possibilité d’un « divorce raisonnable ». Mais elle s’y refuse obstinément.

« Nous sommes mariés, et c’est pour le meilleur et pour le pire, me répond-elle avec un sourire mauvais. Je veux que nous souffrions tout ce que nous devons souffrir, je veux que nous souffrions tout ce qu’il nous est possible de souffrir…  Et ce, jusqu’au bout ! »

 

 

                                           Cette nouvelle a été écrite en 2006. Frédéric Perrot

dimanche 17 novembre 2024

Alexandre Paillard, Les lâches et les tyrans

 

Calligraphie, Alexandre Paillard


Que maudits soient les lâches et maudits les tyrans !

Car les lâches sont ignobles, méprisons ces esclaves !

Car tyrans sont indignes, combien odieux aux braves.

Que périssent les lâches et périssent les tyrans !

 

Que nombreux sont les lâches et nombreux les tyrans !

En tous lieux, en tous temps et à chaque occasion :

Il y a les effrayés, les donneurs d’injonctions.

Que pourrissent ces lâches et pourrissent ces tyrans !

 

Ils vont main dans la main, les lâches et les tyrans,

Car les tyrans sont lâches et les lâches tyranniques,

Les tyrans nous veulent lâches et sans esprit critique,

Les lâches en leur panique appellent les tyrans.

 

En nous-même traquons ces lâches et ces tyrans,

Car au cœur de chacun un couard palpite,

En l’esprit de chacun un despote s’agite…

Que maudits soient ces lâches et maudits ces tyrans.


L'absence (pour François)

 

Non, ceci n’est pas un appel au secours, non ceci n’est pas une bouteille jetée à la mer, l’image est absurde, le robinson que je suis n’est pas égaré au loin sur quelque île mystérieuse absente de toutes les cartes, je n’ai pas échappé à un naufrage, je n’ai pas nagé jusqu’à quelque rivage, l’île où j’ai échoué est au cœur d’une ville de moyenne importance et n’a rien de mystérieuse, non, ceci n’est pas un appel au secours, ceci n’est qu’une lettre écrite pour te dire que j’ai besoin de nous, besoin de toi et que sans toi, sans nous, je dépéris, me morfonds et me fane comme une fougère arrachée au bord d’un chemin et placée dans le vase de quelque laid et moderne appartement, ceci n’est qu’une lettre écrite pour te dire que sans toi, sans nous, voilà je ne suis plus qu’une fleur en pot, une fleur d’appartement qui de sa verte exubérance des débuts a tout perdu et se fane chaque jour un peu plus ; et certes ce n’est encore qu’une image, qui n’est pas moins absurde, mais je n’avais pas envie d’être clinique et de dire plus simplement que sans toi, sans nous je vis dans un état végétatif, non, ceci n’est pas un appel au secours, à proprement parler je ne suis pas malade ou si je le suis la maladie dont je souffre n’a pas encore de nom, n’a pas encore été répertoriée dans les manuels et devra à l’avenir et selon l’étrange postérité qui est celle des médecins et des découvreurs de maux nouveaux être baptisée de mon seul nom, devra devenir la maladie de ou le symptôme de, quelle gloire posthume, n’est-ce pas, devenir sans toi, sans nous, une sorte de bienfaiteur de l’humanité dont le seul bienfait aura été de découvrir et d’expérimenter dans sa chair, ce que ne font pas les médecins, un mal nouveau, non, ceci n’est pas un appel au secours, je n’ai plus d’orgueil mais je te connais malgré tout, je connais la froide insensibilité dont tu te flattes et je sais combien tu m’as déjà fait souffrir et dans ces conditions, pourquoi m’égosillerais-je dans le vide, en vain, pourquoi essayerais-je de t’atteindre toi que rien ne saurait atteindre, pourquoi même par le biais d’une lettre essayerais-je de tendre vers toi une main, dont je sais par avance que tu l’éviterais, à côté de laquelle tu passerais en feignant de ne pas la voir : tu n’es pas de ces personnes qui font l’aumône, n’est-ce pas, tu n’es pas de ces personnes que le spectacle d’un malheureux contraint à ralentir et s’arrêter, tu n’es pas de ces personnes qui ont mauvaise conscience et mettent la main à la poche, tu es après tout le seul malheureux dont le spectacle te plaise et te ravisse, tu te gorges de ta propre image et le seul malheur en mesure de t’arrêter et de retenir ton attention est celui dont tu contemples le reflet dans ton miroir, un miroir devant lequel tu demeures comme si tu en attendais une révélation, une réponse qui tarde à venir tant il est évident qu’elle ne viendra jamais, à moins de passer la main à travers le miroir et de se blesser au sang, à moins de se meurtrir avec les morceaux de verre, à moins, ce dont tu serais incapable, de bondir au-delà des apparences comme la petite fille de ce conte pervers dont tu aimais tant me lire les plus curieux épisodes, à moins de – mais je parle encore de toi, bien malgré moi je parle encore de toi, cela m’a échappé comme cela m’échappe toujours, je n’ai plus d’orgueil mais ce n’est qu’à mon corps défendant que je parle encore de toi et te chante même de ma voix atone, même de ma voix sans timbre, fougère qui au vent frémit et tremble imperceptiblement, au bord d’un chemin dont les larges détours déjoueront peut-être la curiosité des promeneurs, couverte de rosée et soudain arrachée pour être placée dans l’étroit boyau et le tombeau que lui sera le vase de quelque laid et moderne appartement ; chante, chante la fleur en pot, la fleur d’appartement qui de sa verte exubérance natale a perdu l’éclat et se fane un peu plus chaque jour, décline et produit des parasites, alors que l’on a pourtant soin de la toiletter et de la soigner jour après jour, fougère fragile arrachée à son milieu naturel, fougère violentée et qui privée de ses racines et du sol nourricier décline, dépérit lentement, inexorablement jusqu’à provoquer le dégoût du propriétaire du vase qui un soir s’avise de jeter dans un sac de plastique noir cette poussiéreuse relique de jours anciens dont le souvenir s’est perdu –

 

Mais j’arrête là ma phrase, la poursuivre, dans une lettre, une lettre que j’ai bien l’intention de t’adresser, une lettre que j’ai bien l’intention de glisser dans une grande enveloppe pour te l’adresser, ne serait pas raisonnable, passerait la mesure, n’est-ce pas ? Oui, il faut le dire, sans toi, sans nous, en ton absence, j’ai perdu toute mesure, le moindre de mes élans, jusqu’à celui qui me pousse à écrire cette lettre, est excessif, la moindre de mes réactions est curieusement disproportionnée ou hors de propos… C’est comme si je n’étais plus à ma place parmi les choses, je m’égare sans cesse dans une sorte d’espace intermédiaire au seuil du monde, un monde dont me sépare une telle distance, non moins effrayante que la distance qui me sépare de moi-même ; et pour les personnes qui m’entourent, pour les personnes qui me supportent encore, lentement, inexorablement, je deviens incompréhensible, je deviens un puits insondable dont on s’écarte, que l’on évite, au-dessus duquel on ne souhaite pas se pencher même un instant… Et pourtant, que peut-il y avoir tout au fond, sinon une eau noire et trouble ? Et pourtant, tous savent bien ce que tu m’as fait et que si je me penche même un instant au-dessus de l’eau trouble que je suis pour moi-même, ce n’est certes pas de mon propre chef et par goût du vertige : je n’aime pas cela du tout, je ne me complais pas dans mon malheur, les ténèbres ne me fascinent pas et une telle plongée en moi-même, ainsi que l’inévitable noyade qui s’ensuivrait, l’une comme l’autre ne me tente pas… Tout cela, et le fait même de devoir se pencher au-dessus de la margelle, n’étant que les tristes conséquences de ce que tu m’as fait…

 

C’est aujourd’hui dimanche et c’est mon anniversaire. Je doute que tu y aies songé : qu’est-ce que cela peut te faire que j’ai aujourd’hui tout juste trente ans, que sans échasses et sans bouée je viens de franchir le dangereux Rubicon de la trentaine : nous ne vieillirons pas ensemble, n’est-ce pas ?

Sans toi, sans nous, je m’occupe, je m’active. Sais-tu que je ne laisse plus par exemple la vaisselle ou les poubelles s’accumuler ? Je descends régulièrement les sacs de plastique noir et le croiras-tu, l’appartement est impeccable et forcerait ton admiration. Je trompe en effet le temps qui ne passe pas en faisant le ménage. Je deviens une vraie petite fée du logis. Je manie comme personne la pelle et la balayette. J’use du vaporisateur en virtuose. Je suis toujours un chiffon à la main. Je tords la serpillière plus souvent qu’à mon tour. Ce sont les grandes eaux dans les écuries d’Augias ! Je nettoie, j’astique, je fais briller : quand tout s’est effondré, il faut au moins sauver les apparences, il me semble… Je deviens de même d’un voisinage agréable, je ne dérange plus personne : l’appartement est toujours à ce point silencieux qu’on pourrait le croire inhabité et que plus aucun être humain n’y vit… J’y suis sans faire de bruit, je glisse à la surface des choses comme un fantôme, je n’écoute plus de musique, je ne supporte plus la musique… Et qu’écouterais-je d’ailleurs, puisque tu as récupéré tous tes disques, puisque tu as tout récupéré, puisque de toi tu ne m’as rien laissé, puisque de toi je n’ai plus rien…

Ah ! si, j’oubliais… De toi, il me reste les innombrables romans que tu m’as offerts, mais tu sais de quel malentendu entre nous ils ont été les responsables… Ces auteurs russes surtout, dont les préoccupations métaphysiques demeuraient pour quelqu’un comme moi, si terre à terre, quasiment impénétrables, dont les personnages avaient des noms imprononçables occupant toute une ligne et que je mélangeais à tout coup tant ils étaient nombreux… Des réactions d’élève paresseux que son maître contraint à lire, n’est-ce pas ? Passe-moi et pardonne-moi l’assez mauvaise plaisanterie, mais je perdais pied et me noyais dans tes romans-fleuve – Quelle honte et quelle bêtise qu’un tel aveu, n’est-ce pas ? Que tout cela est français, n’est-ce pas ? Tu vois, j’ai gardé quelques-unes de tes phrases favorites et sans doute me mépriseras-tu à la lecture de ces lignes…  Et pourtant comme j’ai peiné sur ces romans… Même si je ne comprenais rien ou presque, même si tout cela me demeurait quasiment impénétrable, même si je confondais les personnages, je n’ai jamais voulu lâcher prise et cela, cela pour toi uniquement, pour te plaire, ou du moins ne pas te décevoir… Tu étais si enthousiaste et ton enthousiasme était une invitation à se dépasser soi-même, cet enthousiasme je voulais le comprendre et le partager : comme j’aurais voulu m’enthousiasmer moi aussi ! Mais ce fut rarement le cas… Et dans mon dépit, ce qu’avaient pour moi d’humiliant et de profondément négatif ces expériences répétées de lectures difficiles et infructueuses, j’en venais même parfois à soupçonner – l’affreux soupçon – que toi-même tu en faisais trop, ton enthousiasme étant faux et de seconde main, que tu en disais plus que tu n’en comprenais et n’en avais compris, senti, pensé et que comme un journaliste de dernière catégorie, tu ne faisais peut-être au fond que bavarder sur les livres

Je peux l’avouer à présent que tout est fini ; je peux te l’avouer parce que cela n’a plus d’importance… J’aimerais seulement que cet aveu qui ne m’honore pas, te conduise – peut-être, qui sait ? – à reconsidérer d’une façon plus favorable certaines de nos disputes… Je n’arrivais parfois pas à te suivre lorsque tu te lançais dans l’un de ces longs monologues par lesquels tu aimes tant à étonner et étourdir tes semblables ; et comme tes livres, ta pensée me semblait par moments passablement obscure, embrouillée et comme je ne te comprenais pas vraiment, comme je ne comprenais pas vraiment où tu voulais en venir, il m’arrivait de prononcer un mot, une phrase qui sans que je puisse m’y attendre, te mettait hors de toi, te faisait entrer dans des colères terribles, des crises de nerfs au terme desquelles, dois-je déjà te le rappeler, il t’arrivait de m’insulter et pire encore parfois… Mais cela n’a plus d’importance et je ne te reproche rien… Je n’ai plus d’orgueil et je n’ai plus de rancune. Peut-être cela d’ailleurs est-il inévitablement lié : sans orgueil, comment pourrait-il y avoir encore de la rancune ? Qu’importe. En ce qui me concerne, je n’ai plus ni orgueil, ni rancune : vois comme je m’incline encore devant toi, et comme je préférerais encore à ton absence le pire de ce dont tu es capable… J’ai été ta victime, ta victime docile et j’ai aimé cela, au fond….  

 

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Un soir, il est sorti de chez lui. Il n’avait pas une idée précise des raisons qui le faisaient d’une façon si intempestive sortir de chez lui, un quart d’heure auparavant lui aurait-on dit qu’il allait sortir de chez lui, enfiler sa veste, dévaler les escaliers en toute hâte pour se retrouver à l’air libre, qu’il n’aurait pas voulu le croire : cela s’était fait sans lui… Il était dehors à présent, et dehors il bruinait…

Il sentait le picotement de l’humidité, du vent froid, glacé, sur son visage, dans ses mains, mais ces sensations, si elles étaient désagréables, ne semblaient le concerner que confusément, comme si ce n’était pas lui mais quelqu’un d’autre qui sentait dans ses mains, sur son visage, le vent froid et glacé, le picotement de l’humidité, comme s’il était à ce point séparé de lui-même que ses sensations ne lui appartenaient plus vraiment et concernaient quelqu’un d’autre : un autre dont il ne voulait rien savoir et dont les sensations lui étaient indifférentes.

Et sans précipitation, de nouveau calme, il marche, il essaie de concentrer son attention sur des détails, il note la couleur d’un volet ou d’un rideau, il énumère les déchets et les papiers sales sur le sol, il s’attarde devant une boutique, il nomme les meubles et les objets qui y sont exposés, il essaie de se convaincre que tout est cela est le réel et qu’il faut l’accepter… Mais ce réel lui paraît laid, banal, sans intérêt et son attention peu à peu s’égare, se perd : il est de nouveau tout au fond de ses pensées et plus rien n’existe que leurs ombres confuses, leurs mouvements interrompus, la manière qu’elles ont de se répandre à la surface comme une goutte d’encre pénètre lentement un papier-buvard où elle forme une auréole, une tache sombre et indélébile… 

Il arrive au centre de la petite ville de province qu’il habite. Ce centre tient en quelques rues qui sont vides, désertes, comme si la petite ville de province était devenue l’une de ces villes-fantômes de la mythologie américaine, l’une de ces villes-fantômes que les pionniers et les aventuriers désertent, abandonnent, poussés qu’ils sont vers l’Ouest par la soif de l’or et de la fortune… Telle est du moins la pensée que lui inspirent ces rues vides, où les passants sont rares, où le bruit même s’est fait plus diffus… Mais non, il est en réalité sur la face cachée de la lune, il erre à la surface de cette partie toujours invisible de la lune ; et il marche dans cette petite ville qui a été construite en des temps reculés et qui se trouve à présent rendue au silence et au froid glacial des immensités sidérales.

Il sourit à peine à ces pensées, qui ne sont que des images conventionnelles, des clichés, des représentations fausses qui lui ont été inspirées par des films – l’usine à rêves américaine – des lectures enfantines, des romans de pacotille, peut-être même qui sait par des affiches publicitaires pour une agence de voyages, il est inutile de rêvasser ou de se payer de mots : il est seulement dans une petite ville de province un soir de semaine et il ne sait même pas pourquoi il s’y trouve, pourquoi il est sorti de chez lui, pourquoi il marche dans ces rues vides, alors qu’il bruine, alors que le vent souffle, alors qu’il pourrait être au chaud, entre les quatre murs de la prison qu’est devenu pour lui son appartement…

Un moment, il songe qu’il pourrait aller boire un verre et fumer une cigarette dans quelque bar désert, mais dans sa précipitation – enfiler sa veste, dévaler les marches de l’escalier, sortir à l’air libre – il n’a pas pensé à vérifier ce qu’il y avait dans ses poches, si dans la poche intérieure de sa veste se trouvaient son portefeuille, son argent, ses papiers… Rien ne s’y trouve et cela est tout à fait logique, cela n’a rien d’étonnant : il n’a pas enfilé la même veste que la veille, mais une autre qu’il ne porte pas d’habitude et au fond des poches de celle-ci, il n’y a que des restes de mouchoir en papier et des miettes de tabac à rouler… Mais cela n’a aucune importance : il se passera du verre et de la cigarette, il se passera du regard de l’habitué accoudé au comptoir, il se passera des quelques mots échangés avec le serveur, il se passera de tout, puisque tout est sans importance…

Et il marche, il erre, il va au hasard, il a l’impression de n’être plus qu’un automate, une marionnette dont quelque part quelqu’un agite les fils, il pourrait fermer les yeux, oublier où il se trouve, il n’a qu’à se laisser porter, pour tituber jusqu’à son but, comme l’ivrogne qui peut accomplir sans même s’en rendre compte le trajet du bar où il s’est abruti jusqu’à la porte de chez lui… Mais lui ne rentre pas, il s’éloigne de chez lui, il n’a plus de chez lui, ce qu’il appelle encore son chez lui est cet appartement où il étouffe, où il a l’impression d’être enfermé comme dans une cellule, dont il a l’impression que tremblent, bougent et se rapprochent les quatre murs, dont il doit sortir au plus vite, enfilant sa veste, dévalant en toute hâte les marches de l’escalier, pour dans un grand soupir de soulagement se retrouver à l’air libre…

Il a dû s’appuyer un instant contre le mur ; de cela il se souvient… Il a dû s’appuyer un instant contre le mur, pour reprendre son souffle, calmer l’affolement de son rythme cardiaque, il a dû s’appuyer un instant contre le mur pour, comme l’homme qui a cru se noyer sort enfin la tête de l’eau, reprendre son souffle, calmer l’affolement de son rythme cardiaque, calmer son cœur qui battait à tout rompre… Il ne sait pas à quoi précisément il a échappé, il ne saurait nommer ce à quoi il a échappé en sortant de chez lui, en enfilant la veste, en dévalant les marches : tout ce qu’il sait, c’est qu’il a échappé à quelque chose de terrible, d’effrayant, quelque chose qui l’a vidé de toute substance et qu’il ne veut plus connaître… Quelque chose qu’il doit fuir, dont il sait que cela reviendra, dont il a eu entre les quatre murs de son appartement comme le pressentiment, dont il a pu connaître certains signes avant-coureurs alors qu’il était debout devant sa bibliothèque, ou penché au-dessus de sa baignoire qu’il voulait nettoyer, récurer, faire briller… Une soudaine vision : du sang s’écoulant du pommeau de douche, un flot noir de sang qui à mesure qu’il s’écoulait, lentement, salissait et rendait compromettante la blancheur de l’émail…

Et il n’a plus la force de faire quoi que ce soit contre ce genre de visions, elles le prennent par surprise, au moment où il s’y attend le moins, alors qu’il est tout occupé de classer ses livres ou de nettoyer sa baignoire : il n’a plus la force de leur résister, leurs assauts sont dévastateurs, leurs coups portent et le laissent pantelant, tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit les fuir d’une manière ou d’une autre, qu’à leurs assauts, à leurs attaques répétées, à leurs attaques-éclairs, il ne saurait résister plus longtemps, tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit les fuir, tout ce qu’il sait, c’est qu’il ne doit pas se laisser envahir, annexer, tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit les fuir, même si pour cela il doit enjamber le parapet du pont, même si pour cela il doit se laisser tomber dans les eaux noires et froides de la rivière qui traverse et scinde en deux rives la petite ville où depuis toujours il habite et que jusqu’à ce soir, il n’a jamais vraiment quittée.

 

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Ceci n’est qu’un petit récit de ma composition. Je l’ai écrit il y a deux soirs de cela, et je te l’ai recopié. Je ne sais pas ce qu’il vaut et si même il vaut quoi que ce soit : cela m’importe peu. Je n’ignore d’ailleurs pas ton sentiment sur mes modestes petits écrits… Je me souviens encore de certaines de tes remarques si blessantes pour moi, comme je me souviens encore de ton sourire ironique les quelques rares fois où j’ai osé te montrer : comparé à tes auteurs de prédilection, cela n’est évidemment rien et ne mérite qu’à peine un regard…

Mais je l’ai écrit et te le livre dans cette lettre qu’il conclut et achève : ce sera ma dernière trace… Je n’en peux plus moi aussi, ce n’est plus possible. Je t’ai tant aimé, sais-tu ?

 

 

Cette nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot

mercredi 13 novembre 2024

Louis Aragon, J'aurais voulu parler de cela sans image, Le roman inachevé


 

J’aurais voulu parler de cela sans image

Des amis des amours de ce qu’il en advint

       Montrer ce monde et ses visages

       Dans la couleur des années vingt

 

Et j’aurais retracé le vieil itinéraire

Refait patiemment dans le passé décrit

       Les pas réels qui nous menèrent

       D’un bout à l’autre de Paris

 

D’un bout à l’autre de la nuit et de nous-mêmes

Les yeux perdus le cœur battant la tête en feu

       Pris à notre propre système

       Battus à notre propre jeu

 

Nous qui disions tout haut ce que les autres turent

L’outrage pour soleil et pour loi le défi

       Opposant l’injure à l’injure

       Et le rêve aux philosophies

 

Univers furieux de paille et de paroles

J’ai peine à démêler le délire et la vie

       Il n’y a que des herbes folles

       Sur le chemin que j’ai suivi

 

Je revois ce temps-là sans y plus rien comprendre

Pour qui ne brûle plus la flamme est sans objet

       Le souvenir n’est qu’une cendre

       Une ombre au mur qui me singeait

 

Si je tourne mes yeux vers ces heures premières

Je ne reconnais plus à leurs gestes déments

       Dans l’affolement des lumières

       Ceux que nous fûmes un moment

 

Malgré tout ce qui vint nous séparer ensemble

O mes amis d’alors c’est vous que je revois

       Et dans ma mémoire qui tremble

       Vous gardez vos yeux d’autrefois

 

Nous avons comme un pain partagé notre aurore

Ce fut au bout du compte un merveilleux printemps

       Toutes les raisons tous les torts

       N’y font rien mes amis d’antan

 

Il faut bien accepter ce qui nous transfigure

Tout orage a son temps toute haine s’éteint

       Le ciel toujours redevient pur

       Toute nuit fait place au matin

 

Même si tout cela nous paraît dérisoire

Un avenir naissant nous unit à jamais

       Où l’on raconte des histoires

       Pleines de notre mois de mai