pour
Richard,
Je
ne dirai rien immédiatement des terribles événements qui se produisirent au
moment précis où je me décidai fermement à tourner le dos de façon définitive
aux affaires de ce monde. Troublante synchronicité propre à frapper un esprit
même moins impressionnable que le mien !
Mais
il me faut revenir en arrière, afin de me faire comprendre. Depuis plusieurs
semaines, je traversais une très sale période. Partout sur la planète, les
catastrophes succédaient aux catastrophes. Partout sur la planète, de nouvelles
guerres abominables éclataient, et pour certaines d’entre elles, rien jamais n’aurait
permis de les prévoir. Il y avait dans l’air « un délicieux parfum de fin
du monde » : c’était la plaisanterie à la mode, celle que l’on aimait
à se répéter. Moi, je n’avais pas envie de rire et encore moins de ricaner !
S’il faut le dire d’un mot, j’étais en colère. Seul dans mon appartement, je
bouillais du matin au soir. Les nouvelles en provenance de partout et les
avalanches de commentaires imbéciles qui les accompagnaient me rendaient
nerveux et même violent de manière absurde : je cassais des objets chez
moi, je me tirais les cheveux ou me griffais le visage jusqu’à me rendre méconnaissable.
Triste spectacle. En arrêt longue maladie, après une crise incontrôlée, une
sorte de bouffée délirante sur mon lieu de travail, je n’avais rien
d’autre à faire que m’informer et je ne parvenais pas à détacher les yeux de
mon écran. J’aurais pu essayer de faire autre chose, lire, écouter de la
musique, ceci en théorie, mais la situation du monde était si préoccupante
que je n’y parvenais pas et toujours je revenais m’assoir face à mon écran,
rendu captif par ce que je voyais : une succession ininterrompue
d’horreurs… Des pluies torrentielles avaient englouti la moitié du
sous-continent indien et les morts et les disparus se comptaient par millions. À perte
de vue, des cadavres flottaient à la surface d’une eau boueuse et noire. Ce que
l’on nommait d’un terme assez vague « le monde arabo-musulman » était
à feu et à sang et plus personne ne comprenait qui luttait contre qui. Des
déluges de bombes tombaient à qui mieux mieux sur des populations civiles. Des
hommes et des femmes cherchaient sous les tonnes de gravats des restes de leurs
proches. Des conflits ethnico-religieux et des guerres de l’eau et de la faim
ravageaient l’Afrique. Ce n’était que poussière, sable et ossements. Nombre de
peuples avaient été simplement exterminés dans l’indifférence générale. Ainsi
des Arméniens, parmi combien d’autres. Le mot génocide, sinistre
habitude, ne s’employait plus qu’au pluriel. C’était comme si une folie
d’anéantissement s’était emparée de la planète. Une planète qui elle-même
entrait en convulsions, le chaos climatique n’étant plus depuis
longtemps une vaine expression… Et moi, j’étais devant mon écran, dans mon
appartement hypersécurisé, dans une ville de province du nord de l’Europe…
L’Europe ! cette forteresse assiégée, qui s’était barricadée contre
les afflux massifs de réfugiés qui venaient de partout, et où il ne faisait pas
si bon vivre… Il faut le dire : les européens moyens dans mon genre n’en
menaient pas large, ils rasaient les murs ! Toute l’Europe s’était
découverte au fil des années très autoritaire. Face aux périls réels ou
fantasmés, les libertés s’étaient réduites comme peau de chagrin et si des
soldats luttaient férocement aux frontières pour éviter la « submersion
migratoire », la répression intérieure n’était pas moins féroce. Il
fallait filer droit : tel était le mot d’ordre ! Les vagues de
persécutions contre les populations musulmanes et la destruction systématique
des mosquées et de certains quartiers jugés islamisés, l’avaient bien fait
comprendre à tout le monde. Cependant l’Europe elle-même n’en menait pas
large ! À l’est, cette
Europe chétive et barricadée était considérée non sans une certaine ironie
dédaigneuse par l’immense empire russo-chinois. À l’ouest, les Etats-Unis durement frappés par plusieurs
catastrophes climatiques d’ampleur, étaient comme retombés en enfance. Seule
l’Amérique du Sud semblait relativement préservée dans ce désastre général,
mais les gouvernements à la tête des différents pays n’étaient pas moins
mauvais et corrompus que partout ailleurs. Oui, la situation du monde était
pour le moins préoccupante ! Et les européens moyens dans mon genre,
n’étaient que des spectateurs passifs, rivés à leurs écrans, et qu’en
plus des porte-paroles du gouvernement d’union nationale, pardon des
journalistes, sermonnaient en toute occasion : « Ne vous plaignez
pas ! Voyez ce qui se passe ailleurs ! » À la longue, tous ces messages et programmes de propagande se
révélaient déprimants et curieusement contre-productifs. Plus personne
ou presque ne croyait les boniments servis par ces imbéciles cravatés qui se
prétendaient journalistes et même s’il était impossible de faire entendre une
voix discordante, les initiatives se multipliaient : dans certains
quartiers, on organisait avec bonne humeur des kermesses illégales au terme de
« semaines sans-écrans », les plus radicaux les détruisaient sur la
place publique, avant d’être dispersés par les sempiternels coups de matraques
et les sempiternels gaz lacrymogènes. Même le gouvernement d’union nationale se
disait inquiet, « soucieux », face à ce qu’il nommait dans son jargon
habituel « un déplorable populisme anti-technologique ». Mais
moi, moi, j’étais trop sensible et trop captif et assis devant mon
écran, je pleurais à chaudes larmes face à l’étendue du malheur humain… Après
plusieurs semaines à ce régime, j’étais au bout du rouleau et toute colère
m’avait quitté. Je me sentais inutile et de trop, vraiment… J’avais une
boîte de somnifères quelque part et une bouteille de vin, pour les faire passer.
J’avais mené une vie morne et n’avais rien à regretter. J’allais simplement
m’endormir et ne plus me réveiller… Je pleurais encore et m’apitoyais un peu
sur moi-même… Je ne sais ce qui me sauva provisoirement… Peut-être le rire
joyeux d’une femme, qui dans un appartement voisin prenait apparemment du bon
temps... Je parvins à sourire : j’étais sincèrement heureux pour cette
femme, et son amant, son amante, sans jalousie déplacée… Se tuer, mourir
semblait facile, si facile, séduisant… C’était une tromperie, une imposture… Non,
non, j’allais moi aussi me libérer ! Sans savoir au juste pourquoi,
j’avais chez moi un marteau et j’allais fracasser mon écran. Je me
sentais envahi par une grande joie, très pure, comme si j’étais sur le point d’accomplir
un exploit sans précédent, digne d’Hercule ou de quelque héros mythologique.
Ironie,
ironie de moi, troublante synchronicité ! Au moment précis où je
décidai de tourner définitivement le dos au monde, en un geste plus symbolique que
réel, apparurent sur l’écran les premières images des bombes nucléaires tombant
sur de nombreuses villes partout sur la planète : Prague, Vienne,
Jérusalem, Téhéran, Londres, Bombay… Les noms et les images se succédaient à
une vitesse prodigieuse… Puis, tout à coup, il n’y eut plus d’images, l’écran
était noir… La folie d’anéantissement, la pulsion d’autodestruction, avait atteint
son climax : la dernière ligne rouge avait été franchie, le long,
l’interminable hiver commençait…
Frédéric
Perrot, octobre 2024