Extrait de Tintin, L'affaire Tournesol |
Ce matin-là, alors qu’il se brossait les
dents en toute hâte debout devant le lavabo, apparut soudain dans le miroir
éclairé par la lumière vive du plafonnier, à la droite de son propre reflet,
une autre image : celle d’un être au visage ignoble, qui le considérait de
ses grands yeux clairs…
Sous le coup de la surprise, il ne put
réprimer un cri de terreur et il eut un mouvement de recul maladroit, comme
s’il devait s’enfuir et faire volte-face afin de vérifier que ne se tenait pas
dans l’encadrement de la porte et juste dans son dos, l’être au visage ignoble
dont il apercevait l’image juste à côté de son propre reflet…
Mais personne ! Il n’y avait personne
derrière lui heureusement… Et comment y aurait-il pu d’ailleurs y avoir
quelqu’un ?
Il fit instinctivement un pas en arrière
comme s’il devait garder ses distances avec le miroir et même le lavabo…
C’était impossible… Dans le miroir pourtant – il ne rêvait pas, il était
réveillé depuis plus d’une heure et prêt à partir –, l’être au visage ignoble
le considérait avec attention ; et ses grands yeux clairs brillaient
d’espièglerie, comme s’il était très satisfait de lui avoir fait une telle
peur…
C’était absurde : l’être
parlait ! Il était visible que la bouche horriblement tuméfiée formait des
mots et que l’être s’adressait à lui ; et il eut un instant l’impression
pénible de devoir communiquer avec quelque poisson étrange à travers la vitre
d’un aquarium…
Le visage de l’être n’était qu’une
dérision : à part les yeux qui étaient incontestablement humains, ce
n’était qu’une plaie atroce, compliquée et qui, comme si elle était vivante
cette plaie, semblait encore à tout moment devoir se compliquer, changer et
sous son regard horrifié, se modifier…
Sur le bord du lavabo, il avisa le gros
cube de savon de Marseille avec lequel il faisait sa toilette ; et, avec
un geste désespéré, il l’attrapa et le lança de toutes ses forces dans le miroir,
qui vola en éclats…
La vision avait disparu… Il n’y avait plus
que le mur blanc et l’attache du miroir encore fixée, malgré le choc… Surtout
ne pas ramasser les morceaux… Il tremblait comme une feuille… Il allait se
couper, se lacérer les mains, mettre du sang partout… Il devait se calmer, il
devait se calmer…
Au fond du lavabo, était tombé un morceau
de verre long et effilé et en se penchant, pour au moins prudemment retirer
celui-ci, il s’aperçut… Il recula épouvanté… Au coin de sa bouche, était apparu
un énorme bouton répugnant comme il n’en avait jamais vu auparavant, et en
tremblant de terreur et de dégoût, il regarda à nouveau : c’était d’un
rouge sanglant et cela grossissait, c’était visible, cela grossissait, tirant
sur sa bouche, jusqu’à la déformer…
L’esprit égaré, il recula, recula comme un
homme qu’un coup violent jette en arrière ; et sans même savoir comment,
il se retrouva dans le salon… Il hurla…
Assis dans le canapé, il y avait l’être,
l’être du miroir ! Celui-ci leva les yeux vers lui… Mais que se
passait-il ? Son visage avait changé ; ce n’était plus une plaie
atroce, mais un visage humain ; son visage, son visage à lui…
Et d’un coup, il comprit : il y avait
eu échange ; l’être lui avait pris son apparence ! Et son
visage à lui, son visage à lui ne devait plus être qu’une plaie atroce et qui,
comme si elle était vivante cette plaie, devait à tout moment se modifier…
Et fou de terreur, il traversa en une
sorte de bond douloureux le salon et se jeta de tout son poids à travers la
fenêtre…
L’être alluma une cigarette et se leva. Il
se pencha un instant par la fenêtre pour considérer le spectacle. Six étages
plus bas, le corps brisé gisait sur le trottoir ; et une vaste mare de
sang s’étendait tout autour…
L’être quitta l’appartement en
sifflotant : à présent qu’il était libre comme l’air, il allait pouvoir
s’en donner à cœur joie !
Le texte appartient au
recueil inédit Patchwork (2010). Frédéric Perrot
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