lundi 14 octobre 2019

L'être du miroir

Extrait de Tintin, L'affaire Tournesol



Ce matin-là, alors qu’il se brossait les dents en toute hâte debout devant le lavabo, apparut soudain dans le miroir éclairé par la lumière vive du plafonnier, à la droite de son propre reflet, une autre image : celle d’un être au visage ignoble, qui le considérait de ses grands yeux clairs…
Sous le coup de la surprise, il ne put réprimer un cri de terreur et il eut un mouvement de recul maladroit, comme s’il devait s’enfuir et faire volte-face afin de vérifier que ne se tenait pas dans l’encadrement de la porte et juste dans son dos, l’être au visage ignoble dont il apercevait l’image juste à côté de son propre reflet…
Mais personne ! Il n’y avait personne derrière lui heureusement… Et comment y aurait-il pu d’ailleurs y avoir quelqu’un ?
Il fit instinctivement un pas en arrière comme s’il devait garder ses distances avec le miroir et même le lavabo… C’était impossible… Dans le miroir pourtant – il ne rêvait pas, il était réveillé depuis plus d’une heure et prêt à partir –, l’être au visage ignoble le considérait avec attention ; et ses grands yeux clairs brillaient d’espièglerie, comme s’il était très satisfait de lui avoir fait une telle peur…
C’était absurde : l’être parlait ! Il était visible que la bouche horriblement tuméfiée formait des mots et que l’être s’adressait à lui ; et il eut un instant l’impression pénible de devoir communiquer avec quelque poisson étrange à travers la vitre d’un aquarium…
Le visage de l’être n’était qu’une dérision : à part les yeux qui étaient incontestablement humains, ce n’était qu’une plaie atroce, compliquée et qui, comme si elle était vivante cette plaie, semblait encore à tout moment devoir se compliquer, changer et sous son regard horrifié, se modifier…
Sur le bord du lavabo, il avisa le gros cube de savon de Marseille avec lequel il faisait sa toilette ; et, avec un geste désespéré, il l’attrapa et le lança de toutes ses forces dans le miroir, qui vola en éclats…
La vision avait disparu… Il n’y avait plus que le mur blanc et l’attache du miroir encore fixée, malgré le choc… Surtout ne pas ramasser les morceaux… Il tremblait comme une feuille… Il allait se couper, se lacérer les mains, mettre du sang partout… Il devait se calmer, il devait se calmer…
Au fond du lavabo, était tombé un morceau de verre long et effilé et en se penchant, pour au moins prudemment retirer celui-ci, il s’aperçut… Il recula épouvanté… Au coin de sa bouche, était apparu un énorme bouton répugnant comme il n’en avait jamais vu auparavant, et en tremblant de terreur et de dégoût, il regarda à nouveau : c’était d’un rouge sanglant et cela grossissait, c’était visible, cela grossissait, tirant sur sa bouche, jusqu’à la déformer…
L’esprit égaré, il recula, recula comme un homme qu’un coup violent jette en arrière ; et sans même savoir comment, il se retrouva dans le salon… Il hurla…
Assis dans le canapé, il y avait l’être, l’être du miroir ! Celui-ci leva les yeux vers lui… Mais que se passait-il ? Son visage avait changé ; ce n’était plus une plaie atroce, mais un visage humain ; son visage, son visage à lui
Et d’un coup, il comprit : il y avait eu échange ; l’être lui avait pris son apparence ! Et son visage à lui, son visage à lui ne devait plus être qu’une plaie atroce et qui, comme si elle était vivante cette plaie, devait à tout moment se modifier…
Et fou de terreur, il traversa en une sorte de bond douloureux le salon et se jeta de tout son poids à travers la fenêtre…

L’être alluma une cigarette et se leva. Il se pencha un instant par la fenêtre pour considérer le spectacle. Six étages plus bas, le corps brisé gisait sur le trottoir ; et une vaste mare de sang s’étendait tout autour…
L’être quitta l’appartement en sifflotant : à présent qu’il était libre comme l’air, il allait pouvoir s’en donner à cœur joie !
 

                  Le texte appartient au recueil inédit Patchwork (2010). Frédéric Perrot

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