lundi 18 octobre 2021

Jean-Paul Sartre (un extrait de La nausée)

 


                                                                           Pour Katia,

 

Le docteur Rogé a bu son calvados. Son grand corps se tasse et ses paupières tombent lourdement. Pour la première fois, je vois son visage sans les yeux : on dirait un masque de carton, comme ceux qu’on vend aujourd’hui dans les boutiques. Ses joues ont une affreuse couleur rose… La vérité m’apparaît brusquement : cet homme va bientôt mourir. Il le sait sûrement ; il suffit qu’il se soit regardé dans une glace : il ressemble chaque jour un peu plus au cadavre qu’il sera. Voilà ce que c’est que leur expérience, voilà pourquoi je me suis dit, si souvent, qu’elle sent la mort : c’est leur dernière défense. Le docteur voudrait bien y croire, il voudrait se masquer l’insoutenable réalité : qu’il est seul, sans acquis, sans passé, avec une intelligence qui s’empâte, un corps qui se défait. Alors il a bien construit, bien aménagé, bien capitonné son petit délire de compensation : il se dit qu’il progresse. Il a des trous de pensée, des moments où ça tourne à vide dans sa tête ? C’est que son jugement n’a plus la précipitation de la jeunesse. Il ne comprend plus ce qu’il lit dans les livres ? C’est qu’il est si loin des livres, à présent. Il ne peut plus faire l’amour ? Mais il l’a fait. Avoir fait l’amour, c’est beaucoup mieux que de le faire encore : avec le recul on juge, on compare et réfléchit. Et ce terrible visage de cadavre, pour en pouvoir supporter la vue dans les miroirs, il s’efforce de croire que les leçons de l’expérience s’y sont gravées.

 

    Jean-Paul Sartre, La nausée


2 commentaires:

  1. "Elles (les notes de jazz) ne connaissent pas de repos, un ordre inflexible les fait naître et les détruit, sans leur laisser jamais le loisir de se reprendre, d'exister pour soi. Elles courent, elles se pressent, elles me frappent au passage d'un coup sec et s'anéantissent. J'aimerais bien les retenir, mais je sais que, si j'arrivais à en arrêter une, il ne resterait plus entre mes doigts qu'un son canaille et languissant."

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    1. Il n'y a, je crois, que la musique qui permet au personnage d'envisager un sens dans La nausée. Tout le reste est faux et ne vaut rien. Merci pour la citation.

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