Pour
Katia,
Le
docteur Rogé a bu son calvados. Son grand corps se tasse et ses paupières tombent
lourdement. Pour la première fois, je vois son visage sans les yeux : on
dirait un masque de carton, comme ceux qu’on vend aujourd’hui dans les
boutiques. Ses joues ont une affreuse couleur rose… La vérité m’apparaît
brusquement : cet homme va bientôt mourir. Il le sait sûrement ; il
suffit qu’il se soit regardé dans une glace : il ressemble chaque jour un
peu plus au cadavre qu’il sera. Voilà ce que c’est que leur expérience, voilà pourquoi
je me suis dit, si souvent, qu’elle sent la mort : c’est leur dernière
défense. Le docteur voudrait bien y croire, il voudrait se masquer l’insoutenable
réalité : qu’il est seul, sans acquis, sans passé, avec une intelligence qui s’empâte,
un corps qui se défait. Alors il a bien construit, bien aménagé, bien capitonné
son petit délire de compensation : il se dit qu’il progresse. Il a des
trous de pensée, des moments où ça tourne à vide dans sa tête ? C’est que
son jugement n’a plus la précipitation de la jeunesse. Il ne comprend plus ce
qu’il lit dans les livres ? C’est qu’il est si loin des livres, à présent.
Il ne peut plus faire l’amour ? Mais il l’a fait. Avoir fait l’amour, c’est
beaucoup mieux que de le faire encore : avec le recul on juge, on compare
et réfléchit. Et ce terrible visage de cadavre, pour en pouvoir supporter la
vue dans les miroirs, il s’efforce de croire que les leçons de l’expérience s’y
sont gravées.
Jean-Paul Sartre, La nausée
"Elles (les notes de jazz) ne connaissent pas de repos, un ordre inflexible les fait naître et les détruit, sans leur laisser jamais le loisir de se reprendre, d'exister pour soi. Elles courent, elles se pressent, elles me frappent au passage d'un coup sec et s'anéantissent. J'aimerais bien les retenir, mais je sais que, si j'arrivais à en arrêter une, il ne resterait plus entre mes doigts qu'un son canaille et languissant."
RépondreSupprimerIl n'y a, je crois, que la musique qui permet au personnage d'envisager un sens dans La nausée. Tout le reste est faux et ne vaut rien. Merci pour la citation.
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