« Ta
douleur ici ne vaut rien : ce n’est que l’ombre, l’ombre de ma blessure…»
Leonard Cohen (traduction Jean-Louis Murat)
Ce
n’est rien, non ce n’est rien, même si un peu de sang a coulé, c’est une
blessure superficielle, ce n’est qu’une éraflure, mais quelle idée aussi de
s’approcher d’un buisson de ronces : oui, oui, bien sûr, pour aider,
rendre service, être agréable, le seau est là dans l’herbe, par politesse bien
sûr, participer à la grande activité de l’après-midi, la cueillette des mûres…
Et toi bien sûr, il faut que tu t’enfonces une épine dans le doigt, et devant
elle, justement devant elle qui te regarde un instant sans comprendre, avant de
t’attraper la main pour l’examiner dans le détail comme si elle devait y lire
l’avenir, avant, ayant laissé retomber ta main, de rentrer dans la maison afin
d’y aller chercher de l’alcool et une pince à épiler. Heureusement que tu ne
l’as pas laissée te charcuter, heureusement que tu lui as retiré ta main… Elle
a voulu profiter de ton léger vertige dans la grange, mais tu as su lui dire
non... Ce qu’elle peut être assommante avec sa sollicitude, son empressement à
bien faire : comme si tu n’étais pas capable, une fois le vertige passé,
de te l’enlever toi-même cette épine, cette écharde, qu’importe au nom.
Le
repas déjà était affreux, interminable. Autour de la table décorée sans goût
particulier comme l’ensemble du salon. Les scènes pastorales au fond des
assiettes aux bords ébréchés. Les serviettes pliées, les verres et les couverts
astiqués, le pain coupé en tranches dans les paniers en osier parmi les
chandeliers et les bougies censées égayer le tableau, lui donner de la profondeur…
Et eux, lui et elle chacun d’un côté de la table debout, immobiles et
silencieux comme dans l’attente d’un commentaire, d’une politesse de
circonstance : quelle comédie, quelle pantomime que les repas familiaux…
Et
ce n’est pas ta faute si justement tu ne manges jamais de gibier, de gésier, ce
n’est quand même pas ta faute, tu n’es pas difficile en général, tu manges de
tout sans faire d’histoires, tu sais te tenir à table, tu es fort capable de
tourner un compliment : et bien il faut que justement cela tombe sur du
gibier, du gésier et servi sans compter… A votre âge, il faut manger : la
viande c’est plein de protéines, c’est énergétique et c’est bon pour la
santé… Mais combien de bouchées encore avant la fin de ce supplice ? Et
parler en plus, devoir parler alors que l’on est tout occupé de mâcher… Avoir
l’air aimable, dire oui, oui, très bon, alors que l’on se sent devenir livide
à compter les morceaux dans l’assiette, discrètement, avec le bout de la
fourchette.
Et
comme elle te regardait alors que tu gesticulais sur ta chaise, te faisais
servir un autre verre de vin, alors qu’ayant posé ta fourchette à côté de
l’assiette, tu écoutais son mari et tentais de t’intéresser à sa conversation… Comme
elle te regardait, comme elle t’épiait, enregistrant le moindre de tes
mouvements, à croire qu’au terme du repas elle devait t’en présenter l’addition : vous avez été comme
ci, comme ça, j’ai remarqué votre grimace à l’arrivée du plat et vous avez
encore eu ensuite le toupet de me demander ce que c’était exactement… Et comme
elle coupait la parole à son mari, afin que je n’oublie pas ce qui restait
dans mon assiette sans doute : ici, on finit… Et les gâteaux secs avec le
café : secs de plusieurs jours justement et durs sous la dent… Et à la fin
toujours dire non, refuser, parce que l’on n’est pas une oie et que l’on n’a
pas envie d’être gavé…
Et
ce soir, ce sera pareil, en attendant l’arrivée de Pierre mon amour, le fils
prodige : celui pour lequel je supporte les longues heures de cette
journée, celui pour lequel je suis ici… Lui au moins, il saura quoi dire et je
pourrais m’effacer dans mon coin, participant de loin en loin à la bonne humeur
générale : quel soulagement de ne plus devoir parler...
C’est
bête, c’est très bête et gênant, mais lorsque je suis dans l’obligation de
parler, je n’aime pas ma voix et cette impression s’aggrave ou s’adoucit selon
le rapport d’intimité qui existe avec les personnes à qui je dois m’adresser…
Plus elles me seront étrangères et plus ma voix m’irritera, comme avec eux, ce
couple fatigué qui ne tient plus que par habitude et parce qu’à partir
d’un certain âge, on n’a plus la force de se séparer, l’imprudence, les grandes
embardées dans l’inconnu n’étant plus à l’ordre du jour : refaire sa vie,
changer, comme cela serait-il possible ? Alors que cela fait si longtemps
que l’on est ensemble, alors que l’on a vieilli ensemble… Alors que sans s’en
rendre compte on radote et que l’on est sans cesse à se plaindre de ses
douleurs, l’essentiel des conversations étant d’ordre médical. Alors que l’on
vit au milieu de tout ce que l’on a en une vie accumulé, maison, résidence
secondaire, souvenirs, bibelots : toute cette immense pagaille poussiéreuse,
toutes ces preuves matérielles du temps qui a passé, comme des vestiges ou d’absurdes
monuments funéraires…Tous ces objets, innombrables, qui dissimulent le vide,
réduisent l’espace, dont on s’entoure comme par angoisse et comme si l’on
voulait par l’accumulation même et de façon inconsciente contredire l’avenir,
éloigner l’idée du néant, et ce, par l’acte sans cesse répété de remplir jusqu’à l’invraisemblance, avec
frénésie et parce que l’on a de l’argent… Oui, à ce point rempli que l’on se
sent soi-même parmi tant de choses pris de vertige, de malaise….
Mais
vivement que Pierre arrive, tout s’éclairera dès qu’il sera là. Il prendra la
situation en main, il redonnera aux événements leurs justes proportions :
cette impression d’irréalité légère, d’invraisemblance un peu pénible
disparaîtra dès qu’il aura passé la porte, sa présence écartera de moi la
tristesse et l’amertume, fera reculer les pensées confuses et mesquines qui m’assaillent depuis le repas et cette
stupide histoire de blessure. Il s’en amusera sans doute, il saura en faire une
anecdote, il a l’esprit si vif, si gai… Et en sa présence, sa mère n’osera plus
me regarder qu’à la dérobée, sans insister, détournant les yeux à chaque fois
que je croiserais son regard… C’est tout de même extraordinaire le regard
qu’elle a ! Il vous déshabille, il vous juge, il perce vos illusions et
met à nu vos mensonges… C’est le regard impitoyable de l’aigle qui fond : et l’être qu’il a devant lui, ce regard l’observe sans indulgence et le
considère avec une sorte de froideur objective… Mais de façon curieuse la
terrible lucidité traduite par le regard s’accompagne dans les faits, les
gestes, les réflexions d’une incapacité fondamentale à concevoir l’existence
d’un autre, à accepter l’évidence d’une conscience séparée… Et c’en est à ce
point que la mère de Pierre n’a de cesse de chercher à asseoir sur les autres
son autorité, comme si l’être qu’elle a en face d’elle n’existait pas
simplement et ne devait pas s’étonner d’être ainsi soumis à cette volonté un peu folle… Oui, c’est cela : la
mère de Pierre est de ces personnes qui imposent leur volonté et n’ont de cesse
de l’imposer, même si l’autre sur lequel s’exerce cette volonté doit pour cela
se briser, se défaire comme une poupée de tissu dont les coutures s’effilent…
Mais
que de sombres pensées encore…Vivement que Pierre arrive et dissipe toutes ces
chimères, écarte tous ces fantômes… Je les entends qui s’activent dans la
cuisine, j’entends son exaspération et les remontrances provoquées par sa
lenteur à lui… Tu n’aides pas, une fois de plus… Et bien ce n’est pas grave, on
s’en passera… Comme j’aimerais ne plus quitter cette chambre, comme j’aimerais
me glisser sous les draps et attendre simplement Pierre ! Il serait si
agréable de ne plus se soucier des convenances et d’attendre simplement sous
les draps et sans plus rien demander à personne, attendre l’arrivée
de Pierre, en songeant seulement aux moments de sensualité à venir, au plaisir
entre ses bras, dans ce lit qui n’est pas le nôtre, dans cette chambre dont
nous n’avons pas l’habitude... Pour peut-être dans la volupté, oublier tout le
reste et affirmer dans un cri ou un mouvement d’acquiescement heureux que seuls
comptent, que seuls sont vrais ces moments de sensualité sur lesquels la
tristesse de tout le reste n’a pas de prise et ne saurait en avoir…
Cela
n’est pas possible, ce n’est pas raisonnable, même Pierre te le reprocherait… Tu
dois descendre, tu dois les rejoindre dans la cuisine, cela fait une bonne
heure que tu es dans cette chambre, pour te reposer… Et en bas ils s’activent,
avec des regards entendus peut-être, en se désignant du doigt le plafond et
donc la chambre où tu te trouves depuis une bonne heure, pour te reposer… Mais
il est vrai aussi qu’avec leur perpétuel empressement, ils t’y ont
incité : si vous voulez vous reposer, si vous voulez lire un moment… Au vu
de sa bibliothèque, elle ne t’a heureusement pas parlé de ses lectures, c’est
déjà ça, il n’est pas de malentendu plus désagréable qu’un malentendu d’ordre
littéraire.
Oui,
descendre, se retrouver sous leur regard, parmi leurs mots, leurs mouvements
autour de toi… Et devoir s’expliquer encore au sujet des vertiges :
évoquer la chaleur, la fatigue, en essayant d’y croire soi-même, de faire
preuve de conviction, la conviction d’un être faible qui a des vertiges à cause de
la chaleur, de la fatigue… Et pour couper court proposer d’aider, éplucher par
exemple les légumes, laver la vaisselle, mettre la table, prouver que l’on est
disponible et dans le rythme des autres… Utile, dans les choses, le rythme des
autres : justement ce en quoi tu échoues, tout ce dont tu ne veux pas en
fait… Oui, c’est chacun sa volonté : je ne m’impose pas moi, à la limite
tout ce à quoi j’aspire c’est à l’absence, rester tranquille dans mon coin, et
participer mais comme participe un figurant, sur la photographie, mais parce
que dans le champ… Ou alors avec Pierre, seuls tous les deux, ensemble… Le
reste, tout le reste, ce sont des situations incomplètes, des mouvements
accomplis sans l’idée de s’y accomplir, des mouvements qui ne sont pas
autonomes, des situations qui se résolvent comme malgré toi et selon une
logique que tu ne reconnais pas : des situations et des mouvements dont tu
te passerais, au fond…. Oui, c’est cela, il n’y a qu’auprès de Pierre que tu te
sentes en vie et que s’estompe cette impression d’être de la matière morte dans
un monde entièrement livré à la matière…
Oui,
que vienne Pierre, qu’il apparaisse sur le seuil, qu’il embrasse sa mère, qu’il
embrasse son père et sans s’excuser pour le retard, sans même y songer
puisqu’il est là et son retard est oublié… Oui, qu’il vienne vers moi, s’avance
de cette démarche faite de langueur et d’indifférence et me prenne dans ses
bras, me parle à l’oreille, s’écarte un instant de moi pour me considérer et me
prouver par son regard que moi aussi je lui ai manqué, qu’il a pensé à moi et
que par conséquent moi aussi j’existe, avant de me prendre discrètement la main
et en se tournant vers ses parents me présenter d’une façon plus officielle…
Descendre
à présent. Ne pas hésiter dans l’escalier. Aller d’une démarche naturelle sans
se soucier du nombre de marches dans l’escalier, sans se tenir à la rampe, la
main libre et le cœur léger comme l’acteur qui apparaît sur scène et qui au
moment même où il accomplit son premier geste, prononce son premier mot, a
oublié les longues heures de trac de l’après-midi, ce premier mot, ce premier
geste étant exactement ce qu’ils doivent être et tels que son rôle l’impose.
Mais la vie n’est pas un théâtre : et quelle absurdité aussi de
n’entrevoir dans le naturel qu’un rôle parmi d’autres, un rôle qui selon
les personnes et les circonstances sera tenu avec plus ou moins de talent…
Mais
tu es dans le salon à présent, tu as fermé la porte derrière toi, il y a le
mari qui lève la tête, sans doute alerté par le bruit de la porte et qui
t’aperçoit, à quoi est-il occupé exactement tu l’ignores.... Il vient vers toi et
te parle comme il t’a déjà parlé dans l’après-midi : par petites phrases
courtes et chuchotées, ces petites phrases étant parfois séparées par de
soudains silences comme si la pensée s’égarait ou s’était déjà perdue…
Il
s’est approché, il parle, il te parle… Une chaise vous sépare, il parle de la
même voix presque inaudible et sans te regarder vraiment, ses cheveux sous la
lampe te paraissent plus blancs encore… Et tu ne dis rien, tu ne sais que faire
de tes mains, la chaise qui vous sépare ne te semble pas à sa place en créant
cet écart ridicule comme si tu étais sur la défensive et avais besoin d’une
chaise pour tenir l’adversaire à distance, et à cause de l’obstacle que
constitue pour toi cette chaise, à cause de cet obstacle symbolique que
constitue malgré tout pour toi cette chaise assez laide et d’un goût
prétentieux, à cause d’une chaise et parce que tu ne sais que faire de tes
mains, tu ne parviens pas à être toi-même et à jouer ton rôle, le rôle
rudimentaire de celui qui écoute et approuve parfois en émettant un vague son…
Il
parle cependant, ne cesse de parler en secouant la tête d’une façon
imperceptible et sans apparemment s’étonner de ton silence et de ton absence de
réaction… Elle apparaît écartant le rideau de perles qui sépare la cuisine et
le salon. Il tourne la tête vers elle, son regard un instant revient vers toi, et
comme si on l’avait sifflé, sans qu’un mot ait même été prononcé, il se dirige
vers elle de sa démarche hésitante, soudain plus voûté, comme un chien qui en
avançant vers son maître ne sait ce qu’il doit craindre ou attendre. Tu
esquisses un mouvement dont l’intention précise t’échappe, comme si tu devais esquisser à ce moment un
mouvement, comme si cette esquisse de mouvement était à ce moment ce que l’on
attendait de toi… Et tu as un geste dont le sens t’échappe, un geste dont tu ne
sens que la lassitude…
Elle
dit que Pierre n’est pas encore là… Sa voix est sans intonation particulière,
mais le fait qu’elle éprouve le besoin de dire et répéter ce qui est évident te
laisse une impression désagréable, comme si elle avait en prononçant cette
phrase, joué faux et à côté, pour une raison inexplicable : comme si elle
avait un instant perdu le fil… Lui ne dit rien, il demeure entre elle et toi dans
l’expectative, comme arrêté, n’ayant plus qu’une idée confuse de ce que l’on
attend de lui, il est appuyé à la table comme s’il craignait de tomber et
regarde vers sa femme qui debout au seuil du salon a gardé entre ses doigts
enroulé l’un des fils du rideau de perles… Et lui, il attend la suite, une autre phrase, un mouvement
ou que l’on s’adresse à lui, il tremble un peu en s’appuyant à la table… Et
elle, elle ne dit rien, elle a le fil enroulé entre ses doigts, elle est
debout, immobile, silencieuse, dans cette sorte d’espace intermédiaire, entre
la cuisine et le salon…
Et
toi, tu avances vers elle, tu ne sais ce que tu dois faire ou dire, tu avances,
elle n’a pas réagi et ne réagit pas alors que tu t’avances vers elle… Et
au moment où tu n’es plus qu’à deux ou trois pas d’elle, tu lui tends
naturellement la main, comme pour lui montrer que tu peux l’aider à accomplir
ces deux, trois pas qui vous séparent et comme si par ce seul geste tu
l’invitais à ne pas s’effrayer et à reprendre ses esprits après ce qui n’a été
qu’un bref passage à vide, un état de faiblesse momentanée et sans gravité…
Pierre
va arriver. Il ne tardera plus. Mettons la table en l’attendant. Et pour
l’encourager, tu lui prends la main, retires le fil du rideau et le laisses
retomber, elle regarde un instant sa main sans comprendre, puis lève les yeux
vers toi. Pierre va arriver. Il ne devait partir qu’à dix-sept heures trente et
il n’est pas encore vingt heures. Ce sont de petites routes et Pierre
n’aime pas rouler vite. Il ne tardera plus. Mettons la table en l’attendant.
Nous n’allons pas rester plantés là comme des piquets, c’est ridicule… Je vais
le faire si vous voulez, asseyez-vous votre mari et vous, je vais le faire,
asseyez-vous : indiquez-moi seulement où se trouvent les assiettes et les
verres. Dois-je prendre le même service qu’à midi ? Dites-moi, puis
asseyez-vous et reposez-vous.
Elle
te regarde et ne dit rien. Elle semble avoir écouté ce que tu as dit, tu as
parlé lentement et d’une voix douce afin de ne pas l’effrayer… Mais elle ne
réagit pas, son regard est sans expression, elle n’a pas un geste, elle ne dit
rien : elle est abasourdie… Tu
dois l’aider, la mettre assise. Tu demandes à son mari de t’aider à la mettre
assise, un léger vertige sans doute, aidez-moi, votre femme ne va pas bien. Tu
as parlé d’une voix plus forte que tu ne l’aurais souhaité et cela l’a fait
sursauter : un court sursaut, comme un réflexe, dont tu ne sais s’il est
de surprise ou de frayeur…Venez m’aider s’il vous plaît, c’est votre femme,
elle n’est pas bien. Va-t-il enfin comprendre ?
Elle
tombe lourdement sur le sol d’un coup… Et dans un cri tu te précipites vers
elle, tu la secoues et tentes de lui relever la tête, mais sa tête est lourde
et retombe : et tu dis son nom, tu le répètes, tu lui parles mais tu ne
sais si elle t’entend, tu cherches que faire et tu répètes son nom… Mais je vous en supplie, venez m’aider !
Tu
l’appelles et il ne vient pas, ne réagit pas, inerte et toujours appuyé à la
table… Et tu t’entends crier pour qu’il réagisse enfin, avant qu’il ne soit
trop tard, avant que toi comme lui vous ne puissiez plus rien faire… Pierre,
Pierre mon amour, mais où es-tu donc ?
Cette
nouvelle a été écrite en 2005. Frédéric Perrot