Claude Monet |
Je
passai, il y a quelques temps, sur le pont de Londres, et m’arrêtai pour
regarder ce que j’aime ; le spectacle d’une eau riche et lourde et
complexe, parée de nappes de nacre, troublée de nuages de fange, confusément
chargée d’une quantité de navires dont les blanches vapeurs, les bras mouvants,
les actes bizarres qui balancent dans l’espace balles et caisses, animent les
formes et font vivre la vue. Je
fus arrêté par les yeux ; je m’accoudai, contraint comme par un vice. La
volupté de voir me tenait, de toute la force d’une soif, fixé à la lumière
délicieusement composée dont je ne pouvais épuiser les richesses. Mais je
sentais derrière moi trotter et s’écouler sans fin tout un peuple invisible
d’aveugles éternellement entraînés à l’objet immédiat de leur vie. Il
me semblait que cette foule ne fût point d’êtres singuliers, ayant chacun son
histoire, son dieu unique, ses trésors et ses tares, un monologue et un
destin ; mais j’en faisais, sans le savoir, à l’ombre de mon corps, à
l’abri de mes yeux, un flux de grains tous identiques, identiquement
aspirés par je ne sais quel vide, et dont j’entendais le courant sourd et
précipité passer monotonement le pont. Je n’ai jamais tant ressenti la
solitude, et mêlée d’orgueil et d’angoisse ; une perception étrange et
obscure du danger de rêver entre la foule et l’eau. Je
me trouvais coupable du crime de poésie sur le pont de Londres.
Ce
malaise indirect s’exprimait vaguement. J’y reconnaissais la saveur
amère d’une culpabilité mal définie, comme si j’eusse commis quelque grave
manquement à une loi cachée, sans aucun souvenir ni de ma faute, ni de la règle
même. N’étais-je point soudain retranché des vivants, quand c’était moi qui
leur ôtais la vie ? (Ces
derniers mots, sur un air imaginaire d’opéra, se mirent à chantonner en moi…) Il
y a du coupable dans tout être qui s’écarte. Un homme qui songe, songe toujours
contre le monde habitable. Il lui refuse sa part ; il éloigne le
prochain à l’infini.
Ce port fumant, cette eau sale et splendide, ces pâles cieux dorés, souillés, riches et tristes, exerçaient sur ma vie une puissance telle, une telle vertu de fascination, que, perdu au milieu des trésors du regard, je devenais, frôlé de tous ces hommes pourvus d’un but, essentiellement dissemblable.
Dans « Souvenir actuel »,
Paul Valéry écrit également : « J’étais à Londres en 1896, fort seul,
quoique obligé par mes occupations de voir quantité de personnes, et des plus
pittoresques, chaque jour. J’aimais Londres, qui était encore assez étrange, et
assez « Ville de la Bible », comme dit Verlaine : nul ne l’a
mieux décrite en quelques vers. »
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