Vincent Van Gogh, Pont sous la pluie, d'après Hiroshige |
Voulant accrocher une estampe japonaise au
mur blanc de mon salon, j’ai d’un coup de marteau enfoncé un petit clou… Et
quelque chose d’étonnant s’est alors passé : j’ai entendu comme une courte
plainte et du sang a commencé à couler le long du mur blanc…
Effrayé, avec un geste de panique, j’ai
retiré le clou. Le sang continuait de couler, doucement, comme d’une plaie ouverte,
béante… A dire vrai, cela ne m’a pas semblé extraordinaire, voire impossible,
cela m’a semblé inconvenant… Du sang ! Coulant de mon mur !
Dans le salon moderne de mon appartement tout à fait convenable ! J’ai
même songé un instant à mon propriétaire et si je m’étais écouté, ma première
réaction aurait été de décrocher mon téléphone pour me plaindre de l’affreux
état de délabrement de son appartement…
Il faut dire que je n’avais emménagé que
quelques heures auparavant et que cet appartement si longtemps désiré était mon
premier « chez-moi »… Mes cartons n’étaient pas encore tous vidés et
déjà j’étais mis devant, mais au fait, devant quoi étais-je mis
exactement ? Du sang coulait de mon mur lorsque je tentais d’y enfoncer un
clou : rien de plus naturel, n’est-ce pas ? Cela semblait
parfaitement dans l’ordre des choses, n’est-ce pas…
Non seulement cela était inconvenant, mais
les deux explications que je pouvais apporter à ce phénomène étaient aussi
fâcheuses : soit il me fallait admettre que ce qui se passait
indubitablement sous mes yeux était réel, et plus rien ne pouvait l’être
tout à fait, soit il me fallait admettre que c’était moi-même, n’est-ce pas,
qui perdais la tête, et cela était encore plus déplaisant…
Peu à peu un sentiment vague s’emparait de
moi et au bout d’un certain temps, il m’a paru raisonnable de ne pas vouloir
lever cette indécision tout seul : je me disais que le plus raisonnable
était sans doute de s’en remettre à un tiers, de s’en remettre à un avis
extérieur, objectif… Cela n’était pas sans poser problème non plus : à qui
aurais-je pu demander cela ? Je ne connaissais personne et il me
semblait intolérable que mon premier rapport avec des gens que je ne
connaissais pas dût encore se faire en une telle circonstance… Ouvrir la porte,
affronter l’escalier, le regard interrogateur d’un inconnu… Cela me semblait
au-dessus de mes forces et peut-être que d’une certaine manière, je n’avais pas
envie de savoir… Ne pouvais-je pas après tout décréter qu’il y avait là quelque
chose que je ne m’expliquais pas, quelque chose qu’il ne servait à rien de
vouloir expliquer…
Le sang continuait de couler, doucement,
comme d’une plaie ouverte, béante… Et une véritable flaque s’était formée sur
le linoléum. J’ai attrapé le chiffon pendant sur le dossier d’une chaise, et à
genoux sur le sol, je me suis mis à essuyer… C’était répugnant, c’était du sang
à n’en pas douter, du sang rouge comme du sang, que dire d’autre… Le chiffon en
était tout taché… Mais il ne tenait qu’à moi de tout faire disparaître, il ne
tenait qu’à moi d’effacer la moindre trace : jamais personne ne
saurait… Le chiffon était tout humide,
le chiffon dégouttait… Et lentement, je concevais ce qu’il aurait fallu faire…
Ce qu’il aurait fallu faire était si absurde à formuler que je tentais d’en
éloigner la pensée, qui d’elle-même revenait : ce qu’il aurait fallu
faire, n’est-ce pas, en une telle circonstance, c’était, ce devait être, si
cela était possible, de boucher le trou, de panser la plaie…
Été
2000 – Version revue, été 2020.
Frédéric Perrot
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