jeudi 21 mars 2024

Le rêveur et ses créatures

 


Les monstres issus du délire de ses rêves siègent silencieusement autour de son lit, épient son sommeil, qui se trouble : il se réveille ! Les étranges créatures, toutes plus composites et infâmes les unes que les autres, commencent à remuer, comme prêtes à fondre ensemble pour l’étouffer, l’énucléer, l’émasculer, le dévorer Au loin, des cris épouvantables, des grognements, des halètements et des chuintements se font entendre, comme si sa chambre était devenue aussi vaste que la nuit et plus terrible qu’une jungle.

 

« Vous n’existez pas, gémit le malheureux rêveur en se recroquevillant pour parer au moins les premiers coups de griffes, toutes autant que vous êtes, créatures venues des confins de l’univers comme dans un conte de Lovecraft, je vous ai inventées, vous ne pouvez exister en dehors de moi et des pages où pour m’amuser, j’ai consigné vos méfaits et vos impensables massacres ! C’est impossible, vous n’existez pas, vous ne pouvez exister, vous n’êtes que des créatures de papier, vous ne sauriez être dotées d’un corps et me menacer réellement… Reculez, reculez, créatures illusoires, nées de mon goût pour les récits d’épouvante ! Mais qui pousse la porte de ma chambre ? Non, non, ce n’est pas possible : l’homme au parapluie noir ! La pire de mes inventions… Qui m’a effrayé tant de fois dans mon sommeil ! Je te reconnais brute épaisse, je te reconnais Maudit ! Chassé de ta planète par un peuple sage qui répugnant à la peine de mort t’a condamné à l’exil éternel ! Le hasard contrevenant à la sagesse, le sarcophage où tu étais enfermé a dévié de sa route pour une raison inconnue et s’est écrasé au beau milieu d’un champ de Picardie à quelques kilomètres à peine de Crèvecœur, le 27 juillet 2027 ! Pas de chance pour la France, ce pauvre pays provincial déjà mal en point… De folles rumeurs ont couru sur ce bizarre accident, enflammant l’opinion publique, le gouvernement dont tous les membres n’en menaient pas large a voulu faire croire à une simple météorite, mais des images ont circulé, montrant une sorte de long cigare hyper-technologique, d’une technologie qui n’était pas de ce monde, et beaucoup savaient que lorsqu’il a été sorti de terre, le sarcophage, comme l’avait nommé un journaliste, était vide et que selon toute apparence quelque chose s’en était échappé… Je savais, mais je n’étais pas le seul, dès le 15 août, comme moi, des milliers, des millions de personnes ont commencé de faire chaque nuit des cauchemars aussi atroces qu’identiques – un phénomène inouï, qui devait relever de la manipulation psychique ou de l’hypnose collective –, comme des millions d’autres donc, je savais, je savais que tu étais en liberté… Dans les semaines, les mois qui ont suivi, la France et l’Europe entière ont compris combien cette liberté était effroyable et combien ton désir de vengeance après des siècles de demi-sommeil était tout bonnement inapaisable… Moi, qui n’avais jamais cru au Mal incarné, qui me semblait une absurdité philosophique, un relent de ténèbres, je devais, à la lecture des journaux, revoir mon jugement : la liste de tes victimes s’allongeait chaque jour, devenant vertigineuse, car comme un vulgaire psychopathe, tu avais soin de les marquer d’un signe étrange au milieu du front et il était certain que chacune d’entre elles était morte dans d’innommables souffrances… Dans ton sillage mortifère, revenaient les plus abjectes superstitions religieuses : on analysait sans fin ce signe mystérieux, on lui donnait même des significations toutes plus absurdes les unes que les autres, comme d’habitude face au péril l’humanité, ou du moins l’Europe bavardait, mais je savais que tu étais seulement un guerrier de la plus sombre espèce, un génocidaire brutal et insaisissable, qui jouissait de tuer… Tu échappais à toutes les poursuites, tu semblais pouvoir être à plusieurs endroits à la fois d’un bout à l’autre du vieux continent, ce n’était sans doute qu’une illusion, et pour les esprits faibles, tu paraissais une sorte de dieu, mais un dieu dément, la pire des combinaisons… Comme tu ne sévissais que sur le continent européen et semblais choisir tes victimes, les habituels imbéciles proclamaient que tu étais à coup sûr un djihadiste, une création d’un Islam conquérant, une arme de guerre conçue dans quelque laboratoire secret de Téhéran ou d’ailleurs ! Comme toujours face au péril l’humanité, ou du moins l’Europe retombait dans la bêtise et la sénilité… Ce n’était vraisemblablement qu’une question de température ou d’humidité. Tu étais déjà étranger à cette planète, et peut-être ne pouvais-tu t’étourdir que dans un climat relativement tempéré… Cependant, même ta pulsion de destruction avait ses limites, tu n’étais pas un dieu, mais un être de chair, qui mourrait un jour… Et te voilà dans ma chambre ! Quelle absurdité… Même si tu m’as terrorisé tant de fois dans mes rêves, je sais que tu n’existes pas. Tu n’es qu’une projection de mon cerveau fatigué et de mes angoisses… Je t’ai inventé, j’ai inventé ton histoire, les crimes effroyables que tu as commis sur ta planète et sur combien d’autres… Et ta condamnation et ton masque de fer, qui doit couvrir l’atroce plaie mouvante qu’est devenu ton visage… Même ton parapluie, qui semble si incongru, est le souvenir d’un roman, un roman russe si tu veux savoir… Tu n’existes pas, je t’ai inventé. Maintenant va-t’en ! Disparais… Mais non, non, ne t’approche pas ! »

 

                                                         Frédéric Perrot


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