Les
monstres issus du délire de ses rêves siègent silencieusement autour de son
lit, épient son sommeil, qui se trouble : il se réveille ! Les
étranges créatures, toutes plus composites et infâmes les unes que les autres,
commencent à remuer, comme prêtes à fondre ensemble pour l’étouffer,
l’énucléer, l’émasculer, le dévorer… Au loin, des cris
épouvantables, des grognements, des halètements et des chuintements se font
entendre, comme si sa chambre était devenue aussi vaste que la nuit et plus
terrible qu’une jungle.
« Vous
n’existez pas, gémit le malheureux rêveur en se recroquevillant pour parer au
moins les premiers coups de griffes, toutes autant que vous êtes, créatures
venues des confins de l’univers comme dans un conte de Lovecraft, je vous ai
inventées, vous ne pouvez exister en dehors de moi et des pages où pour
m’amuser, j’ai consigné vos méfaits et vos impensables massacres ! C’est
impossible, vous n’existez pas, vous ne pouvez exister, vous n’êtes que des
créatures de papier, vous ne sauriez être dotées d’un corps et me menacer réellement…
Reculez, reculez, créatures illusoires, nées de mon goût pour les récits
d’épouvante ! Mais qui pousse la porte de ma chambre ? Non, non, ce
n’est pas possible : l’homme au parapluie noir ! La pire de mes
inventions… Qui m’a effrayé tant de fois dans mon sommeil ! Je te
reconnais brute épaisse, je te reconnais Maudit ! Chassé de ta planète par
un peuple sage qui répugnant à la peine de mort t’a condamné à l’exil
éternel ! Le hasard contrevenant à la sagesse, le sarcophage où tu étais
enfermé a dévié de sa route pour une raison inconnue et s’est écrasé au beau
milieu d’un champ de Picardie à quelques kilomètres à peine de Crèvecœur, le 27
juillet 2027 ! Pas de chance pour la France, ce pauvre pays provincial déjà
mal en point… De folles rumeurs ont couru sur ce bizarre accident, enflammant
l’opinion publique, le gouvernement dont tous les membres n’en menaient pas
large a voulu faire croire à une simple météorite, mais des images ont circulé,
montrant une sorte de long cigare hyper-technologique, d’une technologie qui
n’était pas de ce monde, et beaucoup savaient que lorsqu’il a été sorti
de terre, le sarcophage, comme l’avait nommé un journaliste, était vide
et que selon toute apparence quelque chose s’en était échappé… Je savais, mais
je n’étais pas le seul, dès le 15 août, comme moi, des milliers, des millions
de personnes ont commencé de faire chaque nuit des cauchemars aussi atroces
qu’identiques – un phénomène inouï, qui devait relever de la manipulation
psychique ou de l’hypnose collective –, comme des millions d’autres donc, je
savais, je savais que tu étais en liberté… Dans les semaines, les mois
qui ont suivi, la France et l’Europe entière ont compris combien cette liberté
était effroyable et combien ton désir de vengeance après des siècles de
demi-sommeil était tout bonnement inapaisable… Moi, qui n’avais jamais cru au
Mal incarné, qui me semblait une absurdité philosophique, un relent de
ténèbres, je devais, à la lecture des journaux, revoir mon jugement : la
liste de tes victimes s’allongeait chaque jour, devenant vertigineuse, car comme
un vulgaire psychopathe, tu avais soin de les marquer d’un signe étrange
au milieu du front et il était certain que chacune d’entre elles était morte
dans d’innommables souffrances… Dans ton sillage mortifère, revenaient les plus
abjectes superstitions religieuses : on analysait sans fin ce signe
mystérieux, on lui donnait même des significations toutes plus absurdes les
unes que les autres, comme d’habitude face au péril l’humanité, ou du moins
l’Europe bavardait, mais je savais que tu étais seulement un guerrier de
la plus sombre espèce, un génocidaire brutal et insaisissable, qui jouissait de
tuer… Tu échappais à toutes les poursuites, tu semblais pouvoir être à
plusieurs endroits à la fois d’un bout à l’autre du vieux continent, ce n’était
sans doute qu’une illusion, et pour les esprits faibles, tu paraissais une
sorte de dieu, mais un dieu dément, la pire des combinaisons… Comme tu
ne sévissais que sur le continent européen et semblais choisir tes victimes,
les habituels imbéciles proclamaient que tu étais à coup sûr un djihadiste, une
création d’un Islam conquérant, une arme de guerre conçue dans quelque laboratoire
secret de Téhéran ou d’ailleurs ! Comme toujours face au péril
l’humanité, ou du moins l’Europe retombait dans la bêtise et la sénilité… Ce
n’était vraisemblablement qu’une question de température ou d’humidité. Tu
étais déjà étranger à cette planète, et peut-être ne pouvais-tu t’étourdir que
dans un climat relativement tempéré… Cependant, même ta pulsion de destruction
avait ses limites, tu n’étais pas un dieu, mais un être de chair, qui mourrait
un jour… Et te voilà dans ma chambre ! Quelle absurdité… Même si tu m’as
terrorisé tant de fois dans mes rêves, je sais que tu n’existes pas. Tu n’es
qu’une projection de mon cerveau fatigué et de mes angoisses… Je t’ai inventé, j’ai
inventé ton histoire, les crimes effroyables que tu as commis sur ta planète et
sur combien d’autres… Et ta condamnation et ton masque de fer, qui doit couvrir
l’atroce plaie mouvante qu’est devenu ton visage… Même ton parapluie, qui
semble si incongru, est le souvenir d’un roman, un roman russe si tu veux
savoir… Tu n’existes pas, je t’ai inventé. Maintenant va-t’en ! Disparais…
Mais non, non, ne t’approche pas ! »
Frédéric
Perrot
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