La nuit du 10 septembre, je me suis excusé
et j’ai quitté tôt une fête dans le bas de Manhattan, à laquelle j’étais allé
avec l’écrivain Jonathan Lethem et où j’aurais encore pu traîner si je n’avais
pas eu un rendez-vous chez le médecin – une sorte d’ultime check-up – tôt le
lendemain. J’avais rendez-vous à 8 h 30 aux Zeckendorf Towers – rien n’avait été
trouvé, la cause de l’attaque n’a jamais été déterminée – et comme j’étais
assis dans le bureau de mon médecin qui m’examinait une dernière fois, une
infirmière est entrée, lui a donné quelque chose et a mentionné le fait qu’un
petit avion avait percuté le World Trade Center – oui, les gens qui n’étaient
pas dans le voisinage immédiat avaient cru tout d’abord que c’était un petit avion – et le médecin et moi avons
pensé que c’était curieux et, nerveux, avons peut-être fait une plaisanterie,
et puis l’infirmière est revenue et a dit qu’un autre avion avait percuté l’autre
tour. Une légère panique tourbillonnante s’est installée alors que nous
quittions la salle d’examen pour aller dans la salle d’attente, où chacun se
tenait sous un écran de télévision fixé au mur et regardait la fumée s’élever
des tours, tous pétrifiés par la confusion et sentant que quelque chose n’allait
vraiment pas. Je suis parti rapidement des Zeckendorf et j’ai parcouru les deux
blocs qui me séparaient de l’appartement de 13th street et je n’oublierai
jamais à quel point le ciel était d’une pureté de cristal, d’un bleu démentiel,
ce matin-là au-dessus des arbres d’Union Square Park. Dans mon appartement, j’ai
regardé les tours s’effondrer à la télévision, pendant que j’étais au téléphone
avec ma mère qui m’avait appelé de Los Angeles. J’ai ressenti, pour une des
rares fois de ma vie, une peur réelle et incontrôlable ce jour-là, une sorte de
terreur glaciale à l’idée que tout pouvait arriver, tout était permis, que ce
qui s’était passé dans la matinée ouvrait une porte tout à fait nouvelle et que
tout échappait à tout contrôle. Je l’ai ressenti aussi comme la culmination de
tout ce que j’avais vécu pendant l’été 2001.
Je ne me souviens que de deux choses ce jour-là.
Une fille est venue à mon appartement avant midi, hystérique : des amis à
elle s’étaient échappés des tours assez tôt et elle m’avait parlé de l’un d’entre
eux, qui était sorti et avait avancé dans la rue, quand il avait eu le visage
soudain aspergé d’eau chaude. Il n’avait aucune idée de l’endroit d’où l’eau
pouvait bien venir et cela s’était produit à nouveau, rapidement, trempant son
visage et le costume qu’il portait, et il a compris instantanément que ce n’était
pas du tout de l’eau, mais provenait du corps qui venait de heurter un
lampadaire tout proche. Je n’ai pas pu me débarrasser de ce détail depuis que j’ai
entendu l’histoire la première fois, ni des images que j’y ai associées :
le jeune homme rentrant chez lui, couvert de sang, dans son appartement du West
Village, et s’effondrant au fond de sa douche, en sanglots, alors qu’il
essayait de laver le sang. L’autre chose dont je me souviens clairement, c’est
de marcher dans East Village cette nuit-là, hébété, prenant de la cuisine thaïe
à emporter sur 2th Avenue et voyant deux filles complètement ivres
au bar du restaurant, toutes les deux riant dans leur ivresse, un son que je n’oublierai
jamais parce qu’il résonnait presque comme un acte de défi, un reproche, même s’il
ne l’était pas, et j’ai été soulagé, honnêtement, de l’entendre. C’est le monde où nous vivons à présent,
ne cessait de siffler une voix dans ma tête alors que je revenais vers mon
appartement.
White de Bret Easton
Ellis, Traduction par Pierre Guglielmina.
Editions Robert Laffont,
mai 2019
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