En elle-même toute idée est neutre, ou devrait l’être ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences ; impure, transformée en croyance, elle s’insère dans le temps, prend figure d’événement : le passage de la logique à l’épilepsie est consommé… Ainsi naissent les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes.
Idolâtres
par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et
de nos intérêts. L’histoire n’est qu’un défilé de faux Absolus, une succession
de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’Improbable.
Lors même qu’il s’éloigne de la religion, l’homme y demeure assujetti ; s’épuisant
à forger des simulacres de dieux, il les adopte ensuite fiévreusement :
son besoin de fiction, de mythologie triomphe de l’évidence et du ridicule. Sa
puissance d’adorer est responsable de tous ses crimes : celui qui aime indûment
un dieu, contraint les autres à l’aimer, en attendant de les exterminer s’ils s’y
refusent. Point d’intolérance, d’intransigeance idéologique ou de prosélytisme qui
ne révèlent le fond bestial de l’enthousiasme. Que l’homme perde sa faculté
d’indifférence : il devient assassin virtuel ; qu’il transforme son
idée en dieu : les conséquences en sont incalculables. On ne tue qu’au
nom d’un dieu ou de ses contrefaçons : les excès suscités par la déesse
Raison, par l’idée de nation, de classe ou de race sont parents de ceux de l’Inquisition ou de la Réforme. Les époques de ferveur excellent en exploits sanguinaires :
sainte Thérèse ne pouvait qu’être contemporaine des autodafés, et Luther du
massacre des paysans. Dans les crises mystiques, les gémissements des victimes
sont parallèles aux gémissements de l’extase… Gibets, cachots, bagnes ne prospèrent
qu’à l’ombre d’une foi, – de ce besoin de croire qui a infesté l’esprit pour
jamais. Le diable paraît bien pâle auprès de celui qui dispose d’une
vérité, de sa vérité. Nous sommes injustes à l’endroit des Nérons, des
Tibères : ils n’inventèrent point le concept d’hérétique : ils
ne furent que rêveurs dégénérés se divertissant aux massacres. Les vrais criminels
sont ceux qui établissent une orthodoxie sur le plan religieux ou politique,
qui distinguent entre le fidèle et le schismatique.
« Généalogie
du fanatisme » est le texte qui ouvre Précis de décomposition
(1949). Dans son dernier livre, Aveux et anathèmes (1987), Cioran écrira
comme en écho : « Tant qu’il y aura encore un seul dieu debout,
la tâche de l’homme ne sera pas finie. ». Frédéric Perrot
Cioran |
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