vendredi 28 septembre 2018

"Ceci n'est pas un poète..."





Non, non, trois fois non ! Je vous assure, vous vous trompez : « Ceci n’est pas un poète… »

C'est bien mieux !
C’est un âne. C’est-à-dire « un mammifère quadrupède ongulé de la famille des Equidés, plus petit que le cheval, à longues oreilles et à l’échine saillante.». Le nom savant de l’âne domestique est Equus asinus.
Je n’ai jamais rencontré un véritable poète, l’espèce étant apparemment en voie de disparition. En tout cas, la description ne me paraît pas correspondre et je vous le demande sincèrement : « Pourquoi les poètes iraient-ils à quatre pattes et pourquoi auraient-ils de longues oreilles ? »

Comme tous les herbivores, l’âne est un animal paisible et fort sympathique que l’esprit des hommes s’est plu à calomnier au fil des siècles pour en faire un symbole de la bêtise. Même le grand Lichtenberg écrivait malicieusement que l’âne lui semblait « un cheval traduit en hollandais ».

« Or, qui oserait dire que les poètes sont bêtes ? »

Certes, il arrive même aux plus talentueux d’entre eux d’écrire emportés par leur lyrisme des bêtises regrettables – « La femme est l’avenir de l’homme » –, mais de là, à décréter que les poètes sont des esprits obtus qui passent leur temps à mâchonner la toujours même mauvaise herbe langagière en prenant des airs pénétrants…

Il est vrai, je vous l’accorde, que l’âne brait et que nombre de poètes parmi les plus médiocres ne cessent jamais de braire qu’ils le sont. « Je suis poète ». « Je suis poète ». « Je suis poète »
Comme s’ils voulaient se convaincre qu’ils appartiennent bien à cette élite douteuse… Et comme si en dépendait leur existence en ce monde

C’est un brin ridicule, si je puis dire…

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« La femme est l’avenir de l’homme » est une phrase attribuée au poète Louis Aragon.

« Je suis poète » « Trois mots, trois grossièretés » – Voir publication précédente du 14 septembre. Faut-il rappeler qu’un certain Arthur Rimbaud écrivait d’un rapide trait de plume une phrase promise à une postérité incrédule : « Je est un autre » ?


                                                                    Frédéric Perrot

Source image : Le Monde.fr

mercredi 26 septembre 2018

L'éclaircie (avec une encre d'Eric Doussin)

Eric Doussin 


Après l’orage et les feux d’artifice, le vent chasse les nuages, est signé l’armistice : le ciel est réconcilié avec le jour.

Venu du village pour tituber dans le crépuscule mauve, l’élagueur taille les ronciers, les broussailles. Malgré sa lourde ivresse, ses gestes sont précis et la sueur au front, accomplit son travail…

Une soudaine éclaircie lui fait apercevoir deux amants renversés sous les arbres, dans l’herbe humide, scintillante de rosée. Leurs gestes sont précis, ils savent leur histoire et la nuit s’avançant, n’ont de cesse de se réconcilier.

Ils s’aiment et s’aiment encore, sous le regard vitreux du pauvre homme de peine, qui retient une larme et s’en va ; quand dans le silence nauséeux du soir, éclate un rire sauvage.

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Le texte appartient au recueil autoédité Les heures captives (décembre 2012). Frédéric Perrot

vendredi 21 septembre 2018

Rachid Taha (1958-2018)

        Une mort qui m’a peiné et me peine… Rachid Taha. Il était, est et restera une preuve vivante dans sa musique que la « France moisie » dont on nous chante sans cesse les louanges, n’est pas une fatalité… Je me souviens de son duo avec Alain Bashung – « Ode à la vie/Ode à la poésie » – et des innombrables soirées où pour le plus grand plaisir des danseurs, retentissait sa musique. 
         

mardi 18 septembre 2018

sur L'insoutenable légèreté de l'être (de Milan Kundera)


La beauté est un monde trahi

« Le roman n’est pas une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est l’existence humaine dans le piège qu’est devenu le monde.» (Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être)


En 1984, paraît le second roman de Milan Kundera depuis qu’il a fui son pays et s’est installé en France, en 1975, L’insoutenable légèreté de l’être. Rétrospectivement, ce roman m’apparaît comme l’un des sommets de son œuvre. Je tenterai de m’en expliquer dans les lignes à venir.
Avec son roman précédent, le plus étrange et le plus déroutant (Le livre du rire et de l’oubli), Kundera a engagé ce que je nommerai une tranquille « révolution formelle ». Il s’agit de se débarrasser définitivement de certaines conventions romanesques ; et de fait, on peine à envisager ce livre comme un roman… Les sept parties qui le composent ne semblent avoir aucun lien entre elles. Ce sont les thèmes et uniquement les thèmes qui leur donnent une unité.

Ce principe se retrouve à l’origine de L’insoutenable légèreté de l’être, dont les premières pages sont une réflexion de l’auteur sur ce « mythe loufoque » avec lequel Nietzsche « a mis bien des philosophes dans l’embarras » : celui de l’éternel retour. De ces réflexions semble surgir un premier personnage, Tomas : « Il y a bien des années que je pense à Tomas. Mais c’est à la lumière de ces réflexions que je l’ai vu clairement pour la première fois. ».
On remarquera d’abord que Kundera ne songe nullement à se cacher, qu’il n’est en rien un narrateur impersonnel et qu’il prive ensuite le lecteur de cette illusion fondamentale qui explique notre amour des romans, à savoir que les personnages qui s’agitent sous nos yeux ont l’air réels et parfois même plus réels que certains vivants… Au contraire, Kundera rappelle à plusieurs reprises leur caractère fictif et que ces « egos expérimentaux » lui permettent de développer sa réflexion sur les thèmes qui sont au cœur de son roman : la légèreté, la pesanteur, le hasard, la trahison, le kitsch…
De même, Kundera prive le lecteur de son goût de la « story ». L’intrigue principale semble en effet assez mince : c’est une histoire d’amour presque banale entre deux personnages, Tomas et Tereza qu’une suite de « hasards » a fait se rencontrer dans une petite ville de province.
Mais cette histoire d’amour n’est pas tant racontée que pensée, méditée, interrogée, cela étant permis par l’alternance des points de vue ; et au fil des pages, avec l’apparition d’autres personnages plus ou moins liés aux premiers –Sabina, Franz – et celle de l’Histoire – l’entrée des chars russes dans Prague –, cette « banale histoire » prend une toute autre ampleur, pour devenir une fiction planétaire, où sont évoqués au gré des voyages des personnages ou de leur fuite, la Suisse, la Hollande, New York, le Cambodge.
Le lecteur n’en a pas forcément conscience ; mais par une suite d’élargissements progressifs, tout, le terrible et le dérisoire, étant raconté sur le même ton – ce ton si particulier de Kundera, qui dans une même phrase peut passer de la compassion à l’ironie la plus féroce – la « banale histoire » devient symbolique de tout un monde en pleine perdition…
Cet élargissement progressif naît de la composition même du roman, en sept parties relativement indépendantes où s’enchaînent de courts chapitres numérotés, qui donnent leur rythme à l’ensemble.

J’aborderai à présent ce qui me touche le plus dans le roman : l’importance des rêves et ce que je nommerai la nostalgie de la beauté. Tereza est très jalouse, d’autant plus jalouse que Tomas est très infidèle, et elle est aussi une rêveuse, dont les rêves trahissent ses obsessions : les autres femmes, la mort… Souvent, en se réveillant d’épouvantables cauchemars, elle les raconte à Tomas, qui se sent évidemment coupable et tente de la consoler… Cela est encore banal : combien de femmes nous ont raconté leurs rêves pour nous accabler !
Mais un saut qualitatif est accompli dans la quatrième partie, où il devient impossible pour Tereza comme pour le lecteur, de distinguer ce qui est rêve et ce qui est réalité. Tout cela est angoissant et très beau et l’on se croirait dans un film de Fellini, en particulier Juliette des esprits, où le personnage féminin ayant entendu son mari prononcer un nom de femme dans son sommeil, sombre peu à peu dans un monde onirique, la folie guettant… Dans le roman qui nous occupe, tout l’art du romancier consiste à raconter avec la même précision froide ce qui pourrait être encore plausible et ce qui ne l’est absolument pas et de laisser le lecteur dans l’indécision. À la toute fin du roman, Tereza renonce elle-même à déterminer ce qu’elle a vécu, fantasmé ou rêvé…
Dans son essai L’art du roman, Kundera définit quatre grands « appels », auxquels le roman doit selon lui répondre : l’appel du jeu, l’appel du rêve, l’appel de la pensée, l’appel du temps. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, roman beaucoup moins drôle que certains de ses romans précédents, Kundera me semble avant tout répondre aux appels du rêve et de la pensée, la dimension onirique et la dimension réflexive étant presque équivalentes.
Et c’est une très belle scène que celle où Tereza voit disparaître emportés par la Vltava les bancs de couleur des jardins publics de Prague :
« Elle se retourna pour demander aux gens ce que ça voulait dire. Pourquoi les bancs des jardins publics de Prague s’en allaient-ils au fil de l’eau ? Mais les gens passaient avec une mine indifférente, ça leur était bien égal qu’un fleuve coule, de siècle en siècle, au milieu de leur ville éphémère. Elle se remit à contempler l’eau. Elle se sentait infiniment triste. Elle comprenait que ce qu’elle voyait, c’était un adieu. L’adieu à la vie qui s’en allait avec ses couleurs.»

Ce n’est pas exagéré de dire que Milan Kundera n’aime guère, voire méprise le monde moderne. Cela enchante certains de ses lecteurs fervents et consterne nombre de ses détracteurs, dont beaucoup, à une époque, ne lui ont pas pardonné de renvoyer « dos à dos » si je puis dire, l’ancien monde communiste et le monde dit occidental…  Ce monde moderne que méprise Kundera, c’est celui du bruit, de « l’oubli de l’être », du « rire imbécile de la publicité », où la nature disparaît, où la laideur s’accroît… Mais mieux que dans ses essais, cette nostalgie de la beauté se trouve exprimée dans ses romans à travers la conscience des personnages qui souvent sont des témoins inconsolables d’un monde dévasté
Tereza ne supporte plus « la laideur » de Prague, où des enfants pour s’amuser enterrent vivants des oiseaux, où « la nuit russe » semble être tombée sur les âmes et où les jeunes filles joyeuses qui dans « les premiers jours de l’invasion » provoquaient les soldats soviétiques avec leurs jupes très courtes, ont disparu et ne sont plus que ces femmes hostiles et silencieuses qui la bousculent dans la rue. Elle n’aime plus que son chien, Karénine et rêve de « la campagne », d’un lieu à l’écart, où ils pourraient s’installer elle et son mari, ce pauvre Tomas, qui « fait vieux » et accepte, le régime l’ayant brisé (il n’exercera plus jamais son métier, celui de médecin).
Ce sont les dernières pages du roman, une pastorale, où l’on voit Tereza conduire des vaches et pleurer sur la mort de son chien ; et Kundera écrire quelques-unes de ses méditations les plus profondes, sur le rapport de l’homme aux animaux, l’effondrement de Nietzsche à Turin… Le plus étonnant demeurant que les deux personnages, tombés en-dessous de leurs vies, sont « heureux ».

Ce dont a pris conscience Sabina, en apprenant leur mort par une lettre du fils de Tomas. C’est encore une des ruses narratives de Kundera : le roman n’a rien de chronologique et quand le lecteur lit ces belles pages que baigne un bonheur triste, il sait depuis longtemps que les deux personnages sont morts dans un absurde accident de la circulation.
Sabina est artiste, elle est peintre et elle aussi a la nostalgie de la beauté.  Elle a fui la Tchécoslovaquie et refuse que ses œuvres soient conçues comme celles d’une persécutée et réduites à un quelconque message politique. Elle est une femme libre et son ennemi est « le kitsch », qui est universel (comme tend à le démontrer la très grinçante et désespérante sixième partie du roman). Elle est aussi une femme qui fuit, qui aime trahir, sa famille, son pays, ses amants…
« Mais qu’est-ce que trahir ? Trahir, c’est sortir du rang. Trahir c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu.» Or, « Sabina ne connaît rien de plus beau que de partir dans l’inconnu. ».
Et, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est justement cette femme qui, en entrant dans une église après avoir fui un moment l’absurde « Chantier de la jeunesse » où elle travaille, découvre que « la beauté est un monde trahi » :

« On célébrait justement une messe. La religion était alors persécutée par le régime communiste et la plupart des gens évitaient les églises. Sur les bancs il n’y avait que des vieillards, car eux n’avaient pas peur du régime. Ils n’avaient peur que de la mort.
Le prêtre prononçait une phrase d’une voix mélodieuse et les gens la reprenaient en chœur après lui. C’étaient des litanies. Les mêmes mots revenaient comme un pèlerin qui ne peut détacher les yeux d’un paysage, comme un homme qui ne peut prendre congé de la vie. Elle s’assit au fond sur un banc ; elle fermait parfois les yeux, rien que pour entendre cette musique des mots, puis elle les rouvrait : elle voyait au-dessus d’elle la voûte peinte en bleu et sur cette voûte de grands astres dorés. Elle cédait à l’enchantement.
Ce qu’elle avait rencontré inopinément dans cette église, ce n’était pas Dieu mais la beauté. En même temps, elle savait bien que cette église et ces litanies n’étaient pas belles en elles-mêmes, mais belles grâce à leur immatériel voisinage avec le Chantier de la jeunesse où elle passait ses jours dans le vacarme des chansons. La messe était belle de lui être apparue soudainement et clandestinement comme un monde trahi.
Depuis, elle sait que la beauté est un monde trahi. On ne peut la rencontrer que lorsque ses persécuteurs l’ont oubliée par erreur quelque part. »

 Derrière Sabina, j’aperçois l’ombre de l’auteur, cet athée paisible, esprit désabusé, mécontent, railleur, mais rarement cynique…
Milan Kundera, comme ses personnages, demeure inconsolable que la beauté peu à peu disparaisse du monde dans l’indifférence générale.

                                                                                            Frédéric Perrot




vendredi 14 septembre 2018

Les automates de la dérision (avec une encre d'Eric Doussin)

Eric Doussin


                                           À propos de quelques poètes contemporains


Les automates de la dérision s’amusent de la mort d’un oiseau et saluent celle d’un vieux poète en rotant des vers caducs. « Crève, charogne… »

            Ils croient, la belle espérance, empoigner le réel, comme ils disent… Mais ils ne broient que des mots.

            La dérision, qui n’est ni l’humour, ni la fantaisie, est sans doute le nec plus ultra de notre époque. Il s’agit de ricaner comme tout le monde et de montrer que l’on n’est pas dupe… Mais la dérision n’est intéressante que dans la mesure où elle suppose une part de désespoir équivalente. Enfin, on n’écrasera pas de tels cloportes en évoquant pour l’exemple Céline ou Beckett.

Chacune de leurs phrases se conclut par un sourire en coin. Ce sont des grimaciers, des comédiens… Habitués à donner des lectures, ils confondent un peu la poésie et le café-théâtre et écrivent comme s’ils s’adressaient à un public… C’est le one man show du poète.

Ce qui est insupportable, c’est qu’ils compromettent le lecteur, en le supposant aussi ricaneur qu’eux…

Impression merveilleuse – Quand ils écrivent travail, capitalisme, précarité, injustice, vous ne voyez scintiller qu’un mot unique : moi, moi, moi…
Ce que monsieur le poète pense de l’injustice, ce que monsieur le poète pense de la précarité… Et ainsi de suite.

« Je suis poète ». Trois mots, trois grossièretés.

        Aveu d’un poète prétendu : « Moi, j’aime quand c’est débile… ». Qu’ajouter à cette profession de foi ?

            ... Mais qu’ils ricanent et se croient toujours supérieurs à ce qu’ils écrivent… Peu m’importe.


                                                                        Frédéric Perrot

jeudi 13 septembre 2018

dans le rêve d'un autre


À peine réveillé – « Il est troublant d’une certaine manière de penser que l’on peut être un personnage du rêve de quelqu’un d’autre ; et que l’on pourra l’être encore, même après sa mort… »

Comme un fantôme – « Tu m’assures de ton amour, mais je ne serai plus un jour qu’une apparition inexplicable dans quelques-uns de tes rêves agités… »

Dans le rêve d’un autre – Il semble sage de ne pas trop réfléchir à la façon dont nous pouvons apparaître dans le rêve d’un autre. Il se peut que nous y fassions pâle figure et que l’esprit du rêveur nous ait percés à jour avec une cruelle lucidité !

Histoire d’amour – Cette femme qui ne concevait l’amour qu’un peu hystériquement, souhaitait selon ses dires hanter son amant. Elle y parvint et souvent il rêvait d’une éolienne ; c’est-à-dire, malgré la beauté du mot, une machine bruyante, qui « brasse du vent »… Et, au réveil, désireux de lui plaire et de l’amadouer, il lui disait en l’embrassant : « J’ai encore rêvé de toi… »

Ou : « J’ai rêvé de toi cette nuit… N’insiste pas, je préfère ne pas en parler. Ce n’était en rien un rêve érotique ! »

Phrase de rêve : « J’ai cru voir un fantôme… ». Certes… Mais dans le rêve même, tu n’ignorais pas que la jeune femme que tu regardais danser, est morte depuis des années…
Et la mauvaise ironie que t’inspirent tes déboires sentimentaux passés, soudain, s’étrangle…

Présence posthume – On ne survit peut-être que dans la pensée et les rêves des autres… Ces rêves qui de façon si déroutante, abolissent la mort et où festoient les disparus et les vivants… Cette présence posthume le plus souvent trouble le rêveur, qui a conscience que quelque chose ne va pas ou que quelqu’un ne devrait pas être là… Et, agité par l’angoisse, le rêve se met à trembler, avant de s’effondrer dans la vase du réveil… Mais parfois, ayant tout oublié, le rêveur ressent une incompréhensible joie. Autour de la table, tous ses amis sont là, il n’en manque pas un seul

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À ces quelques fragments, j’ajoute avec gratitude ces lignes que j’ai découvertes dans le dernier roman de Philippe Forest, l’un des écrivains français les plus importants à mon sens ; ce que j’ai déjà noté sur ce blog à la date du 22 septembre 2017. Mais dans ce domaine – celui de nos préférences – il ne faut pas craindre de se répéter. Frédéric Perrot


« Avec chaque nuit qui revient, des spectres sortent de l’ombre où ils se tiennent. Ils reprennent le fil de leur existence ancienne. Sans même paraître avertis de leur condition. Comptant bien sur la complicité des vivants dont ils visitent le sommeil afin qu’ils ne leur apportent pas un démenti inutile et cruel. Ils ne savent rien de leur disparition. Nul ne les en a jamais informés. Ils se figurent que rien n’a changé depuis. Imperturbablement, ils vaquent à leurs occupations d’avant, répètent les paroles qu’ils ont prononcées du temps où leur bouche n’était pas encore remplie d’ombre et de terre. Ils rejouent pour l’éternité les mêmes scènes dans l’obscurité. Le film de leur vie tourne en boucle et se projette sur un écran tout blanc aux airs de linceul où ce sont toujours les mêmes images d’hier qui défilent.
Du moins tant qu’il se trouve quelqu’un pour se souvenir d’eux.
Je veux dire : tant qu’il se trouve quelqu’un pour se rappeler les avoir oubliés.
Ou bien : ils font semblant. Ils feignent de ne pas savoir ce qui leur est arrivé. De manière à ce que les vivants puissent se convaincre qu’ils l’ignorent. Interprétant leur rôle afin que le rideau ne tombe pas pour de bon sur la scène où ils reviennent, que n’arrive pas le moment de la dernière réplique, l’heure d’éteindre les dernières lumières et de se résoudre à la nuit.
Immense est la délicatesse des morts. Ils font tout leur possible afin que ceux qui les ont aimés ne s’aperçoivent pas qu’ils sont partis. Tardant à leur fausser compagnie. Pendant des années. Qui d’ailleurs durent autant que des siècles. Puisque le temps s’éternise où ils traînent. De manière à ce que quelque chose reste d’eux auprès de ceux auxquels ils font défaut et qui n’auraient pas la force de supporter leur absence sans le subterfuge des songes. »
Philippe Forest, L’oubli, 
Editions Gallimard, janvier 2018



Philippe Forest


Source Image : Le Monde.fr


dimanche 9 septembre 2018

Eric Chevillard (Feuilleton)


     « J’espère bien que personne ne nourrit le projet déraisonnable de m’intéresser un jour à Jimi Hendrix. J’ignore tout de ce personnage, de sa musique, je suis si obtus en matière de rock que je me tiens en ce domaine pour une variété de marbre des plus rares. Car enfin, le volt n’est pas l’unité de mesure de la révolte et je ne vois pas que l’on puisse brancher une guitare autrement que pour lui infliger les plus atroces tortures. La mythologie rock, ses icônes, ses idoles, leurs masques de chiens méchants, leurs poses tragiques habillées de panoplies grotesques, leur instinct de rébellion si utile dans le management bien compris d’une carrière triomphale, et même leurs destins lamentablement brisés en vertu de la tradition qui fait aussi vieillir les sénateurs dans leurs fonctions au-delà de l’impotence et de la cacochymie, tout cela excite ma mauvaise ironie. Je veux bien admettre que je n’ai pas d’oreille, mais que l’on cesse alors de me prendre pour un âne en me roulant dans ces farines. Bref, j’ose espérer que nul n’aura jamais la prétention risible de me passionner jusqu’à l’exaltation en consacrant un livre à Jimi Hendrix, me disais-je hier encore. Et voici que Lydie Salvayre publie Hymne. »
      
      J’extrais ces lignes pour moi savoureuses – j’ai eu beaucoup à souffrir dans ma vie du goût de mes amis pour Jimi Hendrix ou Led Zeppelin ! – du nouveau livre d’Éric Chevillard, Feuilleton (Chroniques pour Le Monde des livres, 2011-2017) publié par les Editions La Baconnière.
Dans ce livre tour à tour élogieux et caustique, Éric Chevillard rassemble 153 des 270 chroniques qu’il a données au Monde des livres.
           
Extrait du Préambule : « J’affirme qu’il y a autant d’excellents écrivains aujourd’hui qu’aux époques les plus glorieuses de notre littérature. Cela aussi fut une surprise pour moi. Il est vital de s’aventurer hors de la grande bibliothèque pour jouir sans contretemps des phrases du jour, luisantes et mordantes comme de jeunes serpents. C’est la toilette quotidienne du monde. »




vendredi 7 septembre 2018

Woody Allen et la musique




Ce n’est pas le moindre talent de Woody Allen, que d’être un amateur avisé de musique. La musique de ses films est toujours excellente, comme en témoigne un double CD (Woody Allen, La musique, de Manhattan à Magic in the Moonlight)

Si un bon écrivain se reconnaît à ce qu’il a une oreille, comme disait, je crois, Hemingway, cela est vrai également, de façon plus surprenante, des cinéastes.

Bonne oreille, bon cinéaste ! L’exemple le plus remarquable est Stanley Kubrick, dont les films peuvent être appréhendés comme de vastes et grandioses symphonies.  

Une preuve par l’absurde de cette modeste thèse serait donnée par le très surestimé Xavier Dolan, dont les personnages aiment à hurler des chansons de Céline Dion.
À ce propos, dans l’un des plus éprouvants navets de toute l’histoire du cinéma – Titanic de James Cameron – les pauvres Leonardo DiCaprio et Kate Winslet vivent leur idylle de carton-pâte alors que s’égosille la même Céline Dion. Il n’y a peut-être pas de hasard… Mauvaise musique, mauvais cinéaste !

Pour en revenir à des artistes plus talentueux, tandis que Kubrick aimait la musique classique et la musique contemporaine la plus pointue, avec une prédilection pour Ligeti (Shining, Eyes Wide Shut), Woody Allen est avant tout un amateur de jazz, de ce vieux jazz des années trente ou quarante ; et cela participe au charme un peu décalé et sans doute nostalgique de nombre de ses films...

Une antipathie musicale est aussi à l’origine d’une de ses répliques les plus fameuses. Dans Meurtre mystérieux à Manhattan, le personnage interprété par Allen a accepté d’assister à un opéra de Wagner ; sa femme interprétée par Diane Keaton, ayant accepté de s’ennuyer à un match de hockey sur glace.
Rapide ellipse et l’on voit Allen sortir furibard d’une salle d’opéra, tout en expliquant : « Quand j’entends du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne… »

Irrésistiblement cette scène me fait penser à L’homme sans qualités, le roman de Robert Musil. Ulrich, le personnage principal, a un ami, Walter, marié à Clarisse. Il arrive souvent au pauvre Walter de jouer sans pouvoir s’en empêcher, du Wagner au piano.
Hélas, c’est un motif de discorde absolu et de trouble sexuel dans le couple. Ulrich ne l’ignore pas : à chaque fois que Walter malgré lui en joue, Clarisse qui méprise « les relents de bière » de la musique de Wagner, se refuse à son mari « pendant des semaines » !

Pour en revenir à Woody Allen, une dernière fois. Selon la légende, le soir où son film Annie Hall (1977) était récompensé de quatre oscars, Allen était à New York, dans un club de jazz, où il jouait de la clarinette avec des amis.  

mercredi 5 septembre 2018

Les nuits d'insomnie (encre d'Eric Doussin, accompagnée de quelques lignes)


Eric Doussin - Les nuits d'insomnie


    Tes efforts demeurent lettres mortes. L’amour a fui au fil de l’eau. Semblable rêve n’est plus possible. À errer entre tes quatre murs, la tête vide et le corps douloureux, tu crois te souvenir d’un prénom murmuré ayant la saveur d’un printemps qui s’annonce, d’une peau fine couleur de désert qu’un frisson parcourt, d’un bras à l’abandon sur le bord d’un drap froissé, de deux yeux qui lentement se ferment dans l’étreinte.
   
   Dans un escalier laissant une impression de blancheur, tu rencontres une femme. Sa chevelure noire tombe sur ses larges épaules, elle a la peau mate, son cou est ridé ; et en gravissant à pas lents les marches en faux marbre blanc, tu es sensible au vif éclat de sa robe dont la frange sombre dans la poussière s’étale. Sans prononcer un mot et comme si cela allait de soi tu t’approches, l’enlaces et commences à l’embrasser à pleine bouche en la poussant sans violence contre le mur du palier. Mais tandis que tu l’embrasses, son visage change, il se déforme sous tes yeux, il devient autre ; et tu t’écartes légèrement. Tu ne ressens aucune peur alors que ses traits se convulsent sous ton regard ; et sans brusquerie aucune, puisque tu n’as pas peur, d’un geste presque las, tu lui donnes un coup pour faire tomber sa tête de son torse. La tête se décroche tout naturellement, comme si elle n’était que posée ; et tu dois te pencher au-dessus de la rampe de l’escalier pour la voir tomber au milieu d’un tas de chiffons et d’autres objets sales…

                               (Extrait d’un texte nommé « Féérie insomniaque »)