mardi 31 janvier 2017

sur Crime et Châtiment de Dostoïevski

Les deux rêves de Raskolnikov – Pour lire Crime et châtiment


L’inconscient n’est pas un théâtre où s’agitent de toute éternité Œdipe ou Hamlet ; l’inconscient est une usine…
                       Gilles Deleuze

Il est de multiples façons de présenter le premier des « grands romans » de Dostoïevski : Crime et châtiment, écrit en 1866. C’est à la fois un roman policier et un roman social ; un roman philosophique et un roman « fantastique », comme le sont tous peu ou prou,  par leurs étrangetés et leurs invraisemblances, les romans de Dostoïevski. C’est non moins un roman sentimental, voire mélodramatique que le roman d’une ville, Saint-Pétersbourg, poussiéreuse, étouffante – le roman se déroule en été et commence « par une soirée extrêmement chaude du début de juillet » –, et qui semble un décor de cauchemar ; Saint-Pétersbourg étant la plus « abstraite » des villes comme l’écrit ailleurs l’auteur.

L’intrigue générale est connue : un ancien étudiant excessivement pauvre, Raskolnikov, pour obéir à « une idée » conçue dans la solitude et le dénuement, « une théorie » douteuse et que l’on pourrait dire « préfasciste », décide de tuer une « vile » usurière et de la voler ; ce qui lui permettra idéalement de se lancer dans la vie. L’auteur ne partage pas les illusions dangereuses de son personnage ; des idées aux actes, il y a un abîme ; jamais on n’a vu un assassin aussi maladroit et le meurtre tourne à la catastrophe. Raskolnikov, qui s’imaginait être un de ces hommes « supérieurs » au sujet desquels il a écrit un article pour y exposer sa fameuse théorie et pensait qu’il pourrait donc tuer de sang-froid pour « la beauté du geste », ne tire aucun bénéfice de son crime – il cache sous une pierre les quelques objets qu’il est péniblement parvenu à dérober –, et devient rapidement par son comportement bizarre, ses propos incohérents ou agressifs, son « délire » permanent – le personnage est « fiévreux » et « malade » d’un bout à l’autre du roman –, un coupable évident pour le malicieux et ironique magistrat chargé de l’instruction.
Mais Crime et châtiment n’est pas un roman qui se « résume » aussi facilement ! Les personnages sont nombreux (il y en a fait une bonne quinzaine de personnages importants pour l’histoire) et cette intrigue générale se trouve compliquée par plusieurs autres intrigues secondaires, comme celle, désolante, pathétique, de la famille Marmeladov ou celle du sinistre débauché Svridigaïlov, cet homme « perdu de vice » dont la figure semble annoncer celle de Stavroguine dans Les Possédés.

Oui, ce serait un euphémisme de dire que Crime et châtiment est un roman touffu, embrouillé et labyrinthique ! C’est pour cette raison que je ne m’attarderai ici que sur un point de détail, un élément en apparence sans importance de l’intrigue : les deux rêves de Raskolnikov…

Le rêve du chapitre six et dernier de la troisième partie (le second rêve) même s’il conclut un chapitre presque entièrement onirique est un cauchemar « classique ».
Après l’avoir commis, Raskolnikov y revit son crime ; mais tout se passe encore plus mal, si cela est possible. Ainsi, la vieille usurière refuse de mourir sous ses coups de hache : « on l’eût crue de bois ». « Le vestibule » est « plein de monde » ; les témoins « tête contre tête » sont nombreux et hilares ; la vieille rit aussi horriblement ; une « rage » impuissante s’empare de l’apprenti-meurtrier…
Un cauchemar, ai-je dit ; dont le sens semble bien évident : culpabilité, impuissance, souffrance… On comprend alors que Raskolonikov n’échappera plus à ce qu’il croyait orgueilleusement pouvoir laisser derrière lui, les pièges qu’une conscience malheureuse se tend à elle-même (1)

Le premier rêve, dont le récit occupe une bonne moitié du chapitre cinq de la première partie, est à mon sens beaucoup plus significatif et important pour le roman dans son ensemble.
Voici comme il est introduit par le narrateur ; un narrateur qui est moins « envahissant » que dans d’autres romans de Dostoïevski et dont les interventions sont relativement rares :
« Les songes d’un homme malade prennent souvent un relief extraordinaire et rappellent la réalité à s’y méprendre. Le tableau qui se déroule ainsi est parfois monstrueux, mais les décors où il évolue, tout le cours de la représentation sont si vraisemblables, pleins de détails si imprévus, si ingénieux et d’un choix si heureux, que le dormeur serait assurément  incapable de les inventer à l’état de veille, fût-il un artiste aussi grand que Pouchkine ou Tourgueniev. »

Que raconte ce rêve introduit d’une façon aussi solennelle ?
Une scène d’enfance... Raskolnikov, tout petit garçon, se promène en compagnie de son père et assiste au plus horrible des spectacles. Un spectacle qui devait à l’époque, non moins que les accidents de charrettes, la peur très légitime d’être renversé par un cheval puisque le cheval est alors le principal moyen de transport et qu’il y en a à chaque coin de rue, être fort fréquent, habituel, hélas presque quotidien ; n’en déplaise à Freud dans son interprétation de la phobie du « petit Hans » pour les chevaux.
Un groupe d’ignobles ivrognes, sous les yeux de l’enfant, à peine sortis de leur lieu de débauche, un « cabaret » devant lequel traîne « tout un ramassis d’individus louches », se mettent par brutalité, bêtise, à martyriser un « petit cheval », une « pauvre haridelle » épuisée, jusqu’à la faire mourir sous les coups… La scène est cruelle, interminable ; les coups pleuvent sur « le museau », « les yeux » ; les ivrognes en criant s’encouragent l’un l’autre et frappent avec tout ce qui leur tombe sous la main ; l’enfant est en pleurs ; il voit tout et échappant à son père, tente de protéger le malheureux animal…
C’est un rêve « traumatisant » pourrait-on dire ; mais un rêve qui permet aussi de comprendre la révolte de Raskolnikov. En effet, si l’enfant est choqué, bouleversé par l’horreur de la scène, il l’est tout autant par l’absence de réaction de son père et les réponses gênées que celui-ci donne à la question légitime qui serait celle de tout enfant : « Petit père, pourquoi ont-ils tué… le pauvre petit cheval ? »
Et le père répond, comme tous les pères sans doute, une première fois : « […] Allons-nous en, ne regarde pas… » ; puis « ce sont des ivrognes, ils s’amusent ; ce n’est pas notre affaire, viens ! ». Ce « ne regarde pas » est vertigineux et évidemment essentiel : il résume le mensonge éhonté des pères ; pour qui il s’agit toujours de regarder ailleurs ou parce que cela est plus sage et facile de fermer les yeux, sur tout ce que ce monde peut avoir de triste et de déplorable…
D’un mot, la figure paternelle s’écroule dans ce rêve… Mensonge, renoncement, petits accommodements avec le triste cours des choses : ce n’est pas glorieux (2) ; et l’éternel « pourquoi » de l’enfant reste sans réponse ; puisque à cet instant, évidemment Raskolnikov se réveille « le corps moite, les cheveux trempés de sueur, tout haletant » et en remerciant Dieu que tout cela n’ait été « qu’un rêve ».
Malade, fiévreux, le personnage ne se met pas à interpréter son rêve ! Mais à peine remis de sa frayeur, aussitôt il se trouve « repris », « possédé » si l’on peut dire, par son unique hantise : « Seigneur, s’exclama-t-il, se peut-il, mais se peut-il que je prenne une hache pour la frapper et lui fracasser le crâne ? ».
Le narrateur ne s’appesantit pas non plus sur le sens du rêve ; le roman appartient encore à l’innocente époque « d’avant la psychanalyse » ! Mais dans son économie générale, ce rêve est un déclencheur ; comme s’il était venu à bout des dernières inhibitions du personnage et quelques pages à peine le séparent à présent de son acte…

Cette importance des rêves est-elle étonnante dans un roman où tout semble en trompe-l’œil, tremblotant, éclairé par la lumière fragile des bougies, où les mêmes péripéties paraissent se répéter, où les lieux (escaliers, ponts, appartements) sont des décors interchangeables, obsessionnels, où l’on est pris de « vertige » – il n’existe sans doute pas de roman plus « haletant », plus « oppressant » que Crime et châtiment –, où le personnage principal peine à distinguer la réalité et les chimères de son esprit, se demande sans cesse s’il « délire » et dans ses errances se perd dans des rues où il ne se souviendra plus être passé l’instant suivant, parmi des foules indistinctes de miséreux qui le pressent, le bousculent, l’étouffent, où un autre (Svridigaïlov, son « double » (3), son « Doppelgänger ») a des « apparitions » et reçoit sans s’en étonner les visites de son épouse qu’il a peut-être assassinée, où tout d’un mot semble à la fois réaliste et halluciné, grotesque, comme dans un théâtre d’ombres ?


----------------------------------------------------------------------------------------


1 – Dans sa préface à son roman Cosmos, Witold Gombrowicz écrit : « Il y a quelque chose dans la conscience qui en fait un piège pour elle-même. »
2 – Or, Raskolnikov rêve de gloire. Son orgueilleuse interrogation pourrait être ainsi formulée : « Comment, moi, Raskolnikov, puis-je être un Napoléon ? »
3 – Le thème du « double » est par excellence le thème dostoïevskien. Voir l’un des sommets de l’œuvre, Le Double, dont il existe deux versions, l’une d’avant et l’une d’après le bagne ; ce bagne où Dostoïevski a passé quatre années de sa vie et où, son crime avoué, finit Raskolnikov.  

                                                                                Frédéric Perrot



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire