Mais une fois les roues en mouvement, la
réaction se fit et d’effrayantes ténèbres l’enveloppèrent.
–
Je ne peux pas penser… je ne peux pas penser, gémit-elle.
Et elle appuya la tête contre la paroi
grinçante de la voiture. Il lui semblait qu’elle était devenue étrangère à
elle-même, ou plutôt que deux « moi » cohabitaient en elle, – l’un qu’elle
avait toujours connu, l’autre, un nouveau venu, un ennemi, auquel le premier se
trouvait enchaîné. Elle était tombée, une fois, pendant un séjour à la
campagne, sur une traduction des Euménides,
et son imagination avait été frappée par la grandeur de cette scène terrible où
Oreste, dans la caverne de l’oracle, trouve ses implacables chasseresses
endormies et prend à la dérobée une heure de repos. Oui, les Furies dormaient
parfois peut-être, mais elles étaient là, toujours là, dans les recoins
sombres, et maintenant elles étaient réveillées et leurs ailes de fer lui
résonnaient dans le crâne… Elle ouvrit les yeux et vit les rues défiler… les
rues familières et pourtant différentes… Tout ce qu’elle regardait était le
même et cependant changé ; un grand abîme s’était creusé entre hier et
aujourd’hui. Tout dans le passé semblait simple, naturel, baigné par la lumière
du jour ; elle demeurait seule dans un lieu de ténèbres et de profanation…
Seule ! C’était cette solitude qui l’épouvantait. Ses yeux rencontrèrent
une pendule éclairée au coin d’une rue, et elle vit que les aiguilles
marquaient onze heures et demie. Onze heures et demie seulement – encore des
heures et des heures de nuit à tuer !... Et il lui fallait les passer
seule, frissonnante et sans sommeil dans son lit. Sa nature faible reculait
devant cette épreuve, qui n’avait pas même le stimulant du conflit pour l’aiguillonner…
Oh ! la chute lente et froide des minutes sur sa tête ! Elle se vit étendue dans le lit de noyer noir : l’obscurité
l’effrayerait, et, si elle gardait de la lumière, les lugubres détails de sa
chambre s’imprimeraient à jamais dans son cerveau. Elle avait toujours détesté la
chambre qu’elle occupait chez Mrs. Peniston, sa laideur, son impersonnalité, le
fait que rien n’y était vraiment à elle. À un cœur déchiré que ne réconforte
pas une présence humaine, une chambre peut ouvrir presque des bras humains, et
l’être pour qui, à ces heures-là, quatre murs n’ont pas de signification plus particulière
que d’autres, est alors expatrié partout.
Lily n’avait nul cœur sur qui se reposer.
Chez les heureux du monde – Traduit de
l’américain par Charles Du Bos. L’Imaginaire, Gallimard.
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