Odilon Redon, Les Yeux clos, 1890 |
Dans
une baignoire, une femme morte. De dos, un homme au téléphone. Son crâne lisse
comme un miroir paraît briller dans le halo jaune pisseux d’une ampoule qui
pend à un fil au-dessus de lui. Un chien, gras cerbère étalé dans la poussière,
grogne et aboie. La cause de cette soudaine effusion sonore est le furet que
tient en laisse une paire de jambes montées sur de hauts talons rouges. Le
reste de la femme ne s’aperçoit pas, dissimulé par un tableau de très grand
format que promènent de droite à gauche deux déménageurs selon un va-et-vient
hasardeux. L’immense toile est un dégueulis de couleurs sans vocation
figurative. Près de la baignoire, dans laquelle repose la pauvre Ophélie, ce
n’est pas drôle, elle semble être morte d’une mort bêtement naturelle, deux
hommes nus exécutent des mouvements de danse compliqués et prétentieux, tels
qu’on peut en voir sur toutes les scènes du monde civilisé. Leurs corps musclés
rivalisent de ténacité et ils roulent des yeux effarés, comme s’ils avaient vu
quelque chose, là-bas, au loin. L’un est néanmoins visiblement plus ému que
l’autre : avec de petits soupirs de plaisir et de douleur mêlés, il
éjacule du sang, à jets continus. La paire de jambes doit retenir le furet de
s’approcher de cette alléchante flaque et de derrière la toile, s’entendent des
cris perçants et agacés : « Mon bichon, c’est sale, c’est très,
très sale… ». Pas sots, les deux déménageurs en profitent pour déposer
l’inepte gribouillis et faire une pause. L’un s’allume un imposant cigare,
tandis que l’autre entonne une romance où par tradition il est question
d’amours anciennes et de longs adieux. Cette scie musicale apparemment gêne
l’homme au téléphone, qui se retourne. Horrible vision ! Au milieu de sa face
cadavérique, ses orbites sont deux trous sans fond, comme sa bouche, d’où, à
défaut de mots, s’échappe un court souffle propre à donner l’idée d’une haleine
fétide. Ce mouvement par lequel il s’est retourné paraît avoir épuisé ses
ultimes efforts pour se donner une contenance et l’homme tombe en poussière sur
le sol comme une vieille momie. « Mon mari, mon pauvre mari ! Lui qui
tenait tant à hisser la voile ! », crie la voix agaçante derrière la
toile. Dans un coin, à grands coups de dents, le furet farfouille dans la chair
du chien, jusqu’à s’y enfoncer tout entier, dans une large gerbe de sang. Comme
le spectateur qui en a assez d’être pris pour un imbécile par ce qu’il voit se
dresse d’un coup de son fauteuil inconfortable et se précipite vers la sortie, je me détourne enfin de ce brillant spectacle.
Frédéric Perrot
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