jeudi 15 juin 2023

Après tant d'abjection (pour Guillaume)

       What do you think I’d see

                                                                  If I could walk away from me…

                                                                              Lou Reed, Candy says

 

Première partie

 

       Un voile pudique sera jeté sur la boue de la veille. Ainsi commencerais-je mon histoire. Cela n’allait pas fort ; c’était une sale période, une de plus devrais-je dire, puisqu’à de rares exceptions près, ma vie d’adulte n’a été qu’une suite de sales périodes. Je tombais cependant de plus en plus bas. Dans mon ignorance,  ma vacuité, je pensais qu’ayant touché le fond une fois radicalement, cela ne risquait plus de m’arriver. Mais je mésestimais « l’être obscur » et ma propension à reproduire « du même »… En quelques heures à peine, je suis tombé bien plus bas que jamais auparavant : c’est dit. L’excès d’alcool et le sentiment désespérant d’être une absolue nullité n’excusent pas tout : c’est dit aussi… J’étais chez moi et n’en menais pas large. J’avais été en colère contre moi-même toute la journée ; et au moment où commence mon récit, je me regardais dans la glace. Je me trouvais simplement répugnant ; avec mes cheveux gris, mes quarante ans et mon visage un peu bouffi par l’alcool. Mais je m’autoriserai encore une courte digression. Il n’y a rien d’urgent à raconter ce que j’ai à raconter. Dans l’après-midi, j’avais recopié un extrait du roman d’Ernesto Sabato, Le Tunnel, qui correspondait tout à fait à mon état d’esprit :

   

  « Généralement, cette sensation d’être seul au monde s’accompagne chez moi d’un orgueilleux sentiment de supériorité : je méprise les hommes, je les vois sales, laids, incapables, avides, grossiers, mesquins ; ma solitude ne m’effraie pas, elle est pour ainsi dire olympienne. Mais ce jour-là, comme à d’autres moments semblables, ma solitude était la conséquence de ce qu’il y avait de pire en moi, de mes bassesses. Dans ces cas-là, je sens que le monde est méprisable, mais je comprends que moi aussi je fais partie de ce monde ; dans ces moments-là, je suis envahi par une fureur d’anéantissement, je me laisse caresser par la tentation du suicide, je me soûle, je recherche les prostituées. Et je ressens une certaine satisfaction à éprouver ma propre bassesse et à admettre que je ne suis pas meilleur que les monstres répugnants qui m’entourent. (…) »

     « Le suicide séduit par la facilité d’anéantissement : en une seconde, tout cet univers absurde s’écroule comme un gigantesque simulacre, comme si la solidité de ses gratte-ciel, de ses cuirassés, de ses citernes, de ses prisons, n’était rien d’autre qu’une fantasmagorie, sans plus de solidité que les gratte-ciel, cuirassés, citernes et prisons d’un cauchemar. La vie apparaît à la lumière de ce raisonnement comme un long cauchemar dont on peut cependant se délivrer par la mort, qui serait ainsi une espèce de réveil. Mais réveil à quoi ? Ce risque de ne trouver au-delà que le néant absolu et éternel m’a retenu dans tous mes projets de suicide. Malgré tout, l’homme est si attaché à ce qui existe qu’il préfère supporter son imperfection et la douleur que lui cause sa laideur, plutôt que d’annihiler la fantasmagorie par un acte de volonté propre

      

       Bon c’est certain, il fallait que je me ménage des lectures plus légères : j’étais déjà assez déprimé comme ça… C’est un brin ridicule de se regarder trop longuement dans la glace et n’ayant rien d’autre à faire, je me suis remis à boire. J’évitais encore la cigarette, malgré l’envie que j’en avais, n’ayant pas réussi de toute la journée à faire passer mon mal de tête. Mon verre à la main, j’écoutais un peu de musique, en chantonnant pour moi-même dans mon salon. Depuis des semaines, je ne supportais plus vraiment la musique. Trop de souvenirs étaient associés à certains disques ; et je hais la nostalgie en général et la mienne en particulier… J’étais finalement arrivé à un âge où l’on a déjà plus qu’un passé ; ce n’était pas la peine de retourner le couteau dans la plaie, comme on dit. Mon psychanalyste l’avait suggéré énigmatiquement : la nostalgie, ce n’est pas la tristesse liée au retour, c’est simplement le retour de la tristesse… Mais il prenait un peu tout « à l’envers » ce psychanalyste ; et cela m’énervait au fond qu’il fût beaucoup plus intelligent que moi…  Quand j’en ai eu assez du disque qui passait, j’en ai mis un autre. J’essayais de ne pas penser à ce qui s’était produit la veille et je faisais tout pour chasser les vilaines visions qui m’en revenaient ; en vain, évidemment… Il y a des épisodes de votre vie qui s’impriment en vous définitivement. Ce sont comme des photographies, des instantanés en général nocifs : je ne saurais pas le dire mieux.  Finalement, comme je commençais à être ivre et que j’en avais vraiment assez d’être chez moi à écouter des disques sirupeux, je suis sorti. La journée qui avait été belle sans que j’en profite – quand on traîne une telle gueule de bois, le soleil fait mal – s’était changée en une soirée dégueulasse. Il pluviotait, ce doit être le mot, et le vent s’était remis à souffler. Je marchais au hasard, serré dans ma veste. Je n’avais rien à faire, ni personne à retrouver. J’évitais évidemment les quelques rues où je risquais à coup sûr les mauvaises rencontres : dealers, prostituées, etc. J’en avais un peu assez de tous ces jetés à la rue par la misère, le besoin, j’en avais un peu assez de frayer avec eux… Moi, ma misère après tout, n’était qu’affective et sexuelle. Certes, j’avais beaucoup de mal avec l’abstinence obligée… Mais là, je n’y pensais pas du tout. Je me contentais de marcher et de regarder autour de moi, les enseignes, les visages : j’aime bien en fait n’être que spectateur… Surtout quand l’obscurité estompe un peu ce que le spectacle peut avoir de violent... À un moment, j’ai eu la vision très précise de moi, à trois ou quatre heures du matin, en train de ramasser des morceaux de verre, la vision très précise de ce qui se tramait alors dans ma chambre… Cela m’a agacé ce « retour du refoulé » et du coup je suis allé dans un bar, où j’avais mes habitudes, c’est-à-dire que j’y allais quelques fois, après le travail. Je n’y connaissais personne. La clientèle était plutôt très jeune. Mais moi, je n’y peux rien, les étudiants, ça m’amuse. J’aime les regarder, les écouter discrètement : c’est plus rafraîchissant que les collègues qui vous parlent de leurs gosses, de leurs voitures, de leurs crédits, que sais-je encore ? C’est cela la punition : être adulte. Avoir des conversations, des préoccupations d’adultes… Quand j’étais en forme et que les dites conversations devenaient franchement emmerdantes, je faisais le pitre, je devenais le trublion de service. C’était la seule solution que j’avais trouvée pour les tenir à distance avec leurs gosses, leurs voitures, leurs crédits, etc. Mais depuis plusieurs semaines je n’étais pas en forme du tout et je restais plutôt dans mon coin, pour ne pas fondre en larmes ou leur gueuler dessus.

       C’est à ça que je pensais, péniblement penché sur le comptoir, pour tenter d’attirer l’attention d’un des trois serveurs. J’étais ivre et avais du mal à dissimuler mon impatience. Je n’avais bu que du vin : une bonne bière fraîche me ferait du bien. J’ai fini par l’avoir et je suis sorti devant le bar, pour fumer prudemment ma première cigarette. Ce n’était pas une très bonne idée… J’ai commencé par tousser assez affreusement, puis je me suis senti faiblir et vaciller un peu, un léger vertige, j’ai dû m’appuyer contre l’un des arbres qui bordent le boulevard, poser ma bière à mes pieds, tentant de retrouver une sorte de contenance… Dans mon récit, il y a ici comme une ellipse : je ne me souviens plus très bien de ce qui a pu se passer dans la demi heure qui a suivi. À un moment, je suis un peu sorti de ma torpeur, pour réaliser combien j’étais seul : cela n’avait rien de très olympien. Je suis retourné vers le bar, mon verre était vide, au moins je n’avais pas oublié de boire… Une phrase particulièrement stupide prononcée avec assurance m’a fait sursauter : j’ai regardé autour de moi pour tenter d’identifier l’auteur de cette belle ineptie ; c’est alors que j’ai vu les deux collègues !.. C’était la catastrophe, ce qui ne devait pas arriver. Elles ne m’avaient pas encore aperçu, j’avais un peu honte malgré tout d’être dans un tel état à même pas dix heures du soir et je commençais à opérer un repli stratégique, quand j’ai entendu qu’on m’appelait. Il ne tenait qu’à moi de faire celui qui n’a pas percuté, de tourner les talons et de me tirer au plus vite, mais l’une des deux était déjà à mes côtés, me retenant un peu, pour me parler dans le visage, si je puis dire… Je ne comprenais rien à ce qu’elle disait, je me tenais mollement en face d’elle et j’observais sa bouche, tandis qu’elle parlait de je ne sais trop quoi. J’avais l’impression d’un gros plan comme au cinéma et que l’univers entier se réduisait à cette bouche qui n’en finissait pas de caqueter. À un moment, j’ai compris que celle qui me parlait ainsi était plutôt contente de me voir. Elles étaient allées toutes les deux voir un film et elles n’avaient plus rien de prévu. Je me suis souvenu qu’elles devaient être plus ou moins célibataires, avec des gosses, mais célibataires et peut-être en manque… Il y a un tel manque d’amour… Moi, cela ne changeait rien : je n’ai pas beaucoup de principes, mais les collègues, c’est pas touche… C’est bien beau de faire n’importe quoi un soir ou deux, mais ensuite, vous la voyez tous les jours… Et si cela finit dans le bruit et la fureur, comme cela finit toujours avec moi, c’est gênant…

       Je pourrais donner un tour comique à la scène et dire que l’autre dont le visage était aussi expressif qu’une porte-cochère était toute occupée de se curer le nez avec méthode ; mais j’avais surtout envie de m’en aller…  Et c’est ce que j’ai fait !

       J’ai tenté de prendre la fuite, j’ai eu un geste maladroit et mon verre que j’avais encore en main et pour cause, a littéralement explosé sur le sol…

       Je n’ai pas eu le temps d’être consterné ; celle qui m’avait parlé et dont le nom décidément m’échappait, m’a attrapé fermement par le bras et dit : « Je te raccompagne.  On se voit demain Suzy ? »

      

Et seconde…

      

       J’étais dans de beaux draps : c’est le moins que l’on puisse dire. De marcher un peu, cela m’avait remis les idées en place et cela m’était revenu qu’elle s’appelait Lisa, celle qui me raccompagnait. Je n’en savais guère plus. Je la confondais vaguement avec une autre et ce n’était pas que l’effet de l’alcool : je m’intéresse très peu aux gens, en fait… Ce qui me préoccupait surtout – comme les hommes sont « médiocres, et lâches, et veules », n’est-ce pas ? –, c’était la manière dont elle allait raconter tout ça au boulot. Il ne faut jamais parier sur l’intelligence de qui que ce soit ; mais peut-être aurait-elle l’intelligence de ne rien dire ? En tout cas, pour le moment, elle ne disait rien du tout, elle me tenait par le bras et c’était plutôt agréable de marcher ainsi avec elle, en silence… Je faisais attention à ne pas me vautrer et j’évitais de la regarder. J’avais l’impression que tout cela la rendait nerveuse. Quand je la regardais quand même un peu, à la dérobée, quel cliché, je me disais qu’elle n’était pas très jolie. Cependant, elle avait quelque chose. Ce n’était pas une horreur absolue, comme l’autre…

       C’était assez cocasse en vérité. La veille au soir, je m’étais roulé dans la fange, j’avais ramassé dans la rue et sans raison vraisemblable une créature des plus ignobles pour la ramener chez moi et à présent, j’étais avec cette Lisa, qui ne disait rien et regardait droit devant elle : le grand écart, en un mot… Je n’habitais pas très loin et je voyais non sans appréhension, ma rue se rapprocher… Pour une fois très sincèrement, je me demandais ce qu’il convenait de faire. L’inviter « à monter et boire un verre » me semblait une outrecuidance. La remercier et lui proposer d’appeler un taxi pour la ramener chez elle ne me semblait pas moins minable…

       Heureusement, quand elle a compris qu’on était arrivé, elle a décidé pour moi. Elle a dit une phrase étrange, comme quoi il n’était pas si tard et qu’elle sortait rarement et que comme elle n’avait pas même eu le temps de boire un verre au bar, elle accepterait volontiers que je l’invite un moment, si je n’avais du moins pas tout bu ce qu’il pouvait y avoir chez moi… Elle a souri en disant ça et un peu rougi, il me semble. Elle avait de l’humour… Cela m’a plu.

      Chez moi, malgré la tempête de la veille, c’était relativement propre et rangé. Vraiment pas l’idée que l’on se fait d’un appartement de célibataire dépressif. Je n’étais pas à l’aise quand même. Elle n’a pas fait un commentaire, elle s’est juste assise sur une chaise, après avoir enlevé son manteau, qu’elle a gardé sur ses genoux, jusqu’à ce que je réalise que je pouvais l’en débarrasser. Sans le manteau, c’est bizarre, elle était mieux. Je ne comprends rien aux vêtements, mais elle portait une sorte de robe de baba qui lui allait pas trop mal. Je n’aime pas trop les filles, et dans son cas, les femmes, qui se donnent un genre baba : cela lui allait bien, passons. Je lui ai servi un verre de vin. Je ne savais pas quoi lui dire. En fait, quand je ne suis pas légèrement ivre, juste ce qu’il faut, je suis timide… J’avais eu le temps de dessouler un peu, mais ce n’était pas la même chose. Un instant, je me suis plu à imaginer que placé dans ma situation, un personnage de Dostoïevski lui eût sans aucun doute raconté avec force détails la soirée de la veille, pour se mortifier, se vautrer dans le repentir, insister sur son abjection… Ce n’était pas très possible en l’occurrence… J’ai quand même souri à cette pensée.

       « Tu n’es pas très bavard Fabien, et tu ne t’es même pas servi… Comment on trinque dans ces conditions ? »

       C’était bien vu ! Je me suis servi et on a trinqué. J’essayais de pas trop la regarder. Pour détendre l’atmosphère, je lui ai dit qu’en général dans la vie, je préférais écouter… Ce n’était pas tout à fait vrai, mais je préférais écouter que parler. Parler de quoi de toute façon ? Des livres que je lisais ? Du roman que j’essayais d’écrire depuis des années ? Des mines que je me mettais pour oublier que tout cela c’était vraiment pas folichon ? Ma vie intime, c’était rien, c’était plus mince que du papier à cigarette. Je l’avais dit à mon psychanalyste pour lui expliquer que je ne reviendrais plus. C’était l’image que j’avais employée telle qu’elle : le papier à cigarette. Cet imbécile n’avait pas voulu me croire. Pourtant, je n’avais pas de vie intime, j’étais quand même bien placé pour le savoir ! J’en avais assez de ses questions et de ses regards de chien battu. Mon problème, il est simple, si c’en est un : je n’aime personne. Je n’aime personne et je n’en fais pas toute une histoire. Je suis sûr qu’il y a beaucoup de gens qui sont comme ça. Ils ont un peu honte, alors ils ne le disent pas ou ils enveloppent cela dans des scénarios tirés par les cheveux. Je déteste ce qui est tiré par les cheveux, les complexités que l’on se crée pour le plaisir un peu ridicule de parler de soi…

       J’aurais pu lui dire tout ça à Lisa. Elle, malgré mon invitation, elle ne disait rien : elle sirotait son verre de vin et elle fumait une cigarette. Cela ne me dérangeait pas, ce silence. On parle trop dans la vie, tout le temps. Il n’est qu’à allumer la radio : dès le matin, ce sont des avalanches de commentaires sur des histoires qui n’intéressent personne, sauf peut-être les quelques journalistes qui en parlent et encore ! Au travail, c’est pareil : de la parlote, de la parlote. Jamais rien de vrai, ou même de sensé. Personne pour vous dire : « C’est affreux, j’ai l’impression de rater complètement ma vie. Or, on n’a qu’une vie, on n’aura pas de seconde chance. Je suis seul, je rêve de rencontrer quelqu’un et puis presque aussitôt je n’en ai plus envie… Pourtant la solitude me pèse. Le soir, quand je me couche, si je fais le bilan de ma journée, j’ai envie de chialer… Alors ce bilan, je ne le fais pas, je prends un somnifère ou je bois un peu, en me disant que de toute façon demain ce sera exactement pareil… Le travail, la parlote, la parlote… ». Non, il n’y a personne pour parler ainsi, les gens, ils parlent toujours d’autre chose. Du dernier film qu’ils ont vu, un chef-d’œuvre je vous dis pas ! Et les acteurs, admirables !.. Le seul collègue qui m’a un peu ému depuis que je travaille, et ça commence à dater, c’est celui qui m’a parlé de la mort de son chien. Je ne sais pas pourquoi il m’en a parlé d’un coup, mais cela lui tenait à cœur et c’était réel… Plus que le dernier film de Machin ou le dernier livre de tel autre.

       En fait, j’aurais bien voulu lui dire tout ça à Lisa. Peut-être que cela l’aurait étonnée, surprise. Peut-être qu’elle m’aurait regardé différemment après… Mais je n’osais pas, j’ai jamais su oser… Et on est comme d’habitude retombé dans la banalité. Elle a dit qu’il était tard et qu’elle devait rentrer. Elle a dit aussi que je n’étais pas très bavard, mais qu’elle était contente d’avoir passé un petit moment avec moi. Je ne la connaissais pas : elle était très simple, en fait. Peut-être aurait-elle voulu que je la prenne dans mes bras, que je sois tendre, peut-être qu’elle n’attendait que ça : un geste, même pas un mot, un geste… Après tout, elle m’avait raccompagné. Elle n’en avait pas fait toute une histoire. Je ne tenais plus debout et elle m’avait aidé, simplement… Je me suis trouvé très ingrat d’un coup. Cela m’a dégoûté. J’étais trop concentré sur moi-même. Peut-être qu’elle n’attendait pas grand-chose… Elle s’est levée. J’ai eu l’impression qu’elle frissonnait un peu.

       Mais c’était trop tard, je n’allais pas la retenir maintenant. Elle a enfilé son manteau, elle a murmuré quelque chose que je n’ai pas compris ; puis elle est partie…

 

       Que croyez-vous qu’il se soit passé alors ? Je vous le donne en mille. Je lui ai couru après, comme un fou furieux. Elle a eu un peu peur de me voir la rattraper ainsi dans la rue. Pendant un moment, je n’ai plus arrêté de parler, je ne me souviens même plus ce que j’ai pu lui dire, je lui parlais de tout en même temps, elle ne comprenait rien… Puis, je lui ai pris la main. Elle a eu un geste de surprise, mais elle n’a pas retiré la sienne, elle me l’a abandonnée, elle était un peu lasse, je crois… Je l’ai ramenée chez moi et je n’arrêtais plus de parler, de tout, de rien… Elle, elle riait, ce retournement de situation imprévu semblait l’amuser beaucoup. Elle m’a dit au moins quatre fois que j’étais cinglé, puis quand je l’ai prise dans mes bras, elle a eu d’autres mots, plus tendres… Sa robe de baba, c’est elle-même qui l’a enlevée, sans trop se précipiter, avec des gestes assez gracieux même… Je l’ai regardée longuement, elle devait avoir à peu près mon âge, mais la vie n’avait pas été trop cruelle… Quand je l’ai emmenée dans la chambre, elle m’a dit à voix très basse que cela faisait longtemps, qu’elle n’était plus très sûre de savoir comment il fallait faire… J’ai rien dit, car ce qu’elle disait, c’était réel, ce n’était pas de la parlote… On s’est mis au lit et on y est arrivé à peu près, il me semble… Je crois qu’elle a bien aimé, malgré sa réserve… Or, c’est tout ce dont on a besoin dans ce monde abject et horrible : un peu de tendresse partagée, un peu d’amour… Le reste, que c’était une collègue, que je n’aimais personne, que j’étais un être vil et bas, c’était sans importance : on verrait…  C’est une fin possible…

    Mais que croyez-vous qu’il se soit passé alors ? Peut-être que tout naturellement je l’ai laissée partir, que de ma fenêtre je l’ai regardée s’éloigner puis disparaître au coin de la rue et que triste comme la pierre, je me suis simplement remis à boire, abandonnant le vin, pour la rudesse plus exacte du whisky, m’enivrant jusqu’à tomber plus tard en travers de mon lit pour me réveiller béant à l’aube, en sachant déjà que de cette nouvelle journée je ne profiterais pas plus que de la précédente –

 

       Ce serait une fin plus réaliste, plus conforme à la banalité de la vie ; mais je laisserais chacun en juger… Moi, je ne tiens pas à déterminer ce qu’au juste j’ai rêvé ou vécu…

 

 

                   Cette nouvelle a été écrite en novembre 2013. Frédéric Perrot.

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