What do
you think I’d see
If
I could walk away from me…
Lou
Reed, Candy says
Première
partie
Un voile pudique sera jeté sur la boue de
la veille. Ainsi commencerais-je mon histoire. Cela n’allait pas fort ;
c’était une sale période, une de plus devrais-je dire, puisqu’à de rares
exceptions près, ma vie d’adulte n’a été qu’une suite de sales périodes. Je
tombais cependant de plus en plus bas. Dans mon ignorance, ma vacuité, je pensais qu’ayant touché le
fond une fois radicalement, cela ne risquait plus de m’arriver. Mais je
mésestimais « l’être obscur » et ma propension à reproduire « du
même »… En quelques heures à peine, je suis tombé bien plus bas que jamais
auparavant : c’est dit. L’excès d’alcool et le sentiment désespérant
d’être une absolue nullité n’excusent pas tout : c’est dit aussi… J’étais
chez moi et n’en menais pas large. J’avais été en colère contre moi-même toute
la journée ; et au moment où commence mon récit, je me regardais dans la
glace. Je me trouvais simplement répugnant ;
avec mes cheveux gris, mes quarante ans et mon visage un peu bouffi par
l’alcool. Mais je m’autoriserai encore une courte digression. Il n’y a rien
d’urgent à raconter ce que j’ai à raconter. Dans l’après-midi, j’avais recopié
un extrait du roman d’Ernesto Sabato, Le
Tunnel, qui correspondait tout à fait
à mon état d’esprit :
« Généralement, cette sensation d’être seul au monde s’accompagne chez
moi d’un orgueilleux sentiment de supériorité : je méprise les hommes, je
les vois sales, laids, incapables, avides, grossiers, mesquins ; ma
solitude ne m’effraie pas, elle est pour ainsi dire olympienne. Mais ce
jour-là, comme à d’autres moments semblables, ma solitude était la conséquence
de ce qu’il y avait de pire en moi, de mes bassesses. Dans ces cas-là, je sens
que le monde est méprisable, mais je comprends que moi aussi je fais partie de
ce monde ; dans ces moments-là, je suis envahi par une fureur
d’anéantissement, je me laisse caresser par la tentation du suicide, je me
soûle, je recherche les prostituées. Et je ressens une certaine satisfaction à éprouver
ma propre bassesse et à admettre que je ne suis pas meilleur que les monstres
répugnants qui m’entourent. (…) »
« Le
suicide séduit par la facilité d’anéantissement : en une seconde, tout cet
univers absurde s’écroule comme un gigantesque simulacre, comme si la solidité
de ses gratte-ciel, de ses cuirassés, de ses citernes, de ses prisons, n’était
rien d’autre qu’une fantasmagorie, sans plus de solidité que les gratte-ciel,
cuirassés, citernes et prisons d’un cauchemar. La vie apparaît à la lumière de
ce raisonnement comme un long cauchemar dont on peut cependant se délivrer par
la mort, qui serait ainsi une espèce de réveil. Mais réveil à quoi ? Ce
risque de ne trouver au-delà que le néant absolu et éternel m’a retenu dans
tous mes projets de suicide. Malgré tout, l’homme est si attaché à ce qui
existe qu’il préfère supporter son imperfection et la douleur que lui cause sa
laideur, plutôt que d’annihiler la fantasmagorie par un acte de volonté
propre.»
Bon c’est certain, il fallait que je me
ménage des lectures plus légères :
j’étais déjà assez déprimé comme ça… C’est un brin ridicule de se regarder trop
longuement dans la glace et n’ayant rien d’autre à faire, je me suis remis à
boire. J’évitais encore la cigarette, malgré l’envie que j’en avais, n’ayant
pas réussi de toute la journée à faire passer mon mal de tête. Mon verre à la
main, j’écoutais un peu de musique, en chantonnant pour moi-même dans mon
salon. Depuis des semaines, je ne supportais plus vraiment la musique. Trop de
souvenirs étaient associés à certains disques ; et je hais la nostalgie en
général et la mienne en particulier… J’étais finalement arrivé à un âge où l’on
a déjà plus qu’un passé ; ce n’était pas la peine de retourner le couteau
dans la plaie, comme on dit. Mon psychanalyste l’avait suggéré
énigmatiquement : la nostalgie, ce n’est pas la tristesse liée au retour,
c’est simplement le retour de la tristesse… Mais il prenait un peu tout
« à l’envers » ce psychanalyste ; et cela m’énervait au fond
qu’il fût beaucoup plus intelligent que moi… Quand j’en ai eu assez du disque qui passait,
j’en ai mis un autre. J’essayais de ne pas penser à ce qui s’était produit la
veille et je faisais tout pour chasser les vilaines visions qui m’en revenaient ;
en vain, évidemment… Il y a des épisodes de votre vie qui s’impriment en vous
définitivement. Ce sont comme des photographies, des instantanés en général
nocifs : je ne saurais pas le dire mieux. Finalement, comme je commençais à être ivre et
que j’en avais vraiment assez d’être chez moi à écouter des disques sirupeux,
je suis sorti. La journée qui avait été belle sans que j’en profite – quand on
traîne une telle gueule de bois, le soleil fait mal – s’était changée en une
soirée dégueulasse. Il pluviotait, ce doit être le mot, et le vent s’était
remis à souffler. Je marchais au hasard, serré dans ma veste. Je n’avais rien à
faire, ni personne à retrouver. J’évitais évidemment les quelques rues où je
risquais à coup sûr les mauvaises rencontres : dealers, prostituées, etc.
J’en avais un peu assez de tous ces jetés à la rue par la misère, le besoin,
j’en avais un peu assez de frayer
avec eux… Moi, ma misère après tout, n’était qu’affective et sexuelle. Certes,
j’avais beaucoup de mal avec l’abstinence obligée… Mais là, je n’y pensais pas
du tout. Je me contentais de marcher et de regarder autour de moi, les
enseignes, les visages : j’aime bien en fait n’être que spectateur…
Surtout quand l’obscurité estompe un peu ce que le spectacle peut avoir de violent... À un moment, j’ai eu la vision très précise de moi, à trois ou quatre heures du
matin, en train de ramasser des morceaux de verre, la vision très précise de ce
qui se tramait alors dans ma chambre… Cela m’a agacé ce « retour du
refoulé » et du coup je suis allé dans un bar, où j’avais mes habitudes,
c’est-à-dire que j’y allais quelques fois, après le travail. Je n’y connaissais
personne. La clientèle était plutôt très jeune. Mais moi, je n’y peux rien, les
étudiants, ça m’amuse. J’aime les regarder, les écouter discrètement :
c’est plus rafraîchissant que les collègues qui vous parlent de leurs gosses,
de leurs voitures, de leurs crédits, que sais-je encore ? C’est cela la
punition : être adulte. Avoir des conversations, des préoccupations
d’adultes… Quand j’étais en forme et que les dites conversations devenaient
franchement emmerdantes, je faisais le
pitre, je devenais le trublion de service. C’était la seule solution que
j’avais trouvée pour les tenir à distance avec leurs gosses, leurs voitures, leurs
crédits, etc. Mais depuis plusieurs semaines je n’étais pas en forme du tout et
je restais plutôt dans mon coin, pour ne pas fondre en larmes ou leur gueuler
dessus.
C’est à ça que je pensais, péniblement
penché sur le comptoir, pour tenter d’attirer l’attention d’un des trois
serveurs. J’étais ivre et avais du mal à dissimuler mon impatience. Je n’avais
bu que du vin : une bonne bière fraîche me ferait du bien. J’ai fini par
l’avoir et je suis sorti devant le bar, pour fumer prudemment ma première cigarette.
Ce n’était pas une très bonne idée… J’ai commencé par tousser assez
affreusement, puis je me suis senti faiblir et vaciller un peu, un léger
vertige, j’ai dû m’appuyer contre l’un des arbres qui bordent le boulevard,
poser ma bière à mes pieds, tentant de retrouver une sorte de contenance… Dans
mon récit, il y a ici comme une ellipse : je ne me souviens plus très bien de ce qui a pu se passer dans la demi heure qui a suivi. À un moment, je suis un
peu sorti de ma torpeur, pour réaliser combien j’étais seul : cela n’avait
rien de très olympien. Je suis
retourné vers le bar, mon verre était vide, au moins je n’avais pas oublié de
boire… Une phrase particulièrement stupide prononcée avec assurance m’a fait
sursauter : j’ai regardé autour de moi pour tenter d’identifier l’auteur
de cette belle ineptie ; c’est alors que j’ai vu les deux collègues !..
C’était la catastrophe, ce qui ne devait pas arriver. Elles ne m’avaient pas
encore aperçu, j’avais un peu honte malgré tout d’être dans un tel état à même
pas dix heures du soir et je commençais à opérer un repli stratégique, quand
j’ai entendu qu’on m’appelait. Il ne tenait qu’à moi de faire celui qui n’a pas
percuté, de tourner les talons et de me tirer au plus vite, mais l’une des deux
était déjà à mes côtés, me retenant un peu, pour me parler dans le visage, si je puis dire… Je ne comprenais rien à ce qu’elle
disait, je me tenais mollement en face d’elle et j’observais sa bouche, tandis
qu’elle parlait de je ne sais trop quoi. J’avais l’impression d’un gros plan
comme au cinéma et que l’univers entier se réduisait à cette bouche qui n’en
finissait pas de caqueter. À un moment, j’ai compris que celle qui me parlait
ainsi était plutôt contente de me voir. Elles étaient allées toutes les deux
voir un film et elles n’avaient plus rien de prévu. Je me suis souvenu qu’elles
devaient être plus ou moins célibataires, avec des gosses, mais célibataires et
peut-être en manque… Il y a un tel manque
d’amour… Moi, cela ne changeait rien : je n’ai pas beaucoup de principes,
mais les collègues, c’est pas touche… C’est bien beau de faire n’importe quoi
un soir ou deux, mais ensuite, vous la voyez tous les jours… Et si cela finit
dans le bruit et la fureur, comme
cela finit toujours avec moi, c’est gênant…
Je pourrais donner un tour comique à la
scène et dire que l’autre dont le visage était aussi expressif qu’une
porte-cochère était toute occupée de se curer le nez avec méthode ; mais
j’avais surtout envie de m’en aller… Et
c’est ce que j’ai fait !
J’ai tenté de prendre la fuite, j’ai eu
un geste maladroit et mon verre que j’avais encore en main et pour cause, a
littéralement explosé sur le sol…
Je n’ai pas eu le temps d’être consterné ;
celle qui m’avait parlé et dont le nom décidément m’échappait, m’a attrapé
fermement par le bras et dit : « Je te raccompagne. On se voit demain Suzy ? »
Et
seconde…
J’étais dans de beaux draps : c’est
le moins que l’on puisse dire. De marcher un peu, cela m’avait remis les idées
en place et cela m’était revenu qu’elle s’appelait Lisa, celle qui me
raccompagnait. Je n’en savais guère plus. Je la confondais vaguement avec une
autre et ce n’était pas que l’effet de l’alcool : je m’intéresse très peu aux
gens, en fait… Ce qui me préoccupait surtout – comme les hommes sont « médiocres,
et lâches, et veules », n’est-ce pas ? –, c’était la manière dont
elle allait raconter tout ça au boulot. Il ne faut jamais parier sur
l’intelligence de qui que ce soit ; mais peut-être aurait-elle
l’intelligence de ne rien dire ? En tout cas, pour le moment, elle ne
disait rien du tout, elle me tenait par le bras et c’était plutôt agréable de
marcher ainsi avec elle, en silence… Je faisais attention à ne pas me vautrer
et j’évitais de la regarder. J’avais l’impression que tout cela la rendait
nerveuse. Quand je la regardais quand même un peu, à la dérobée, quel cliché, je me disais qu’elle n’était pas très
jolie. Cependant, elle avait quelque chose. Ce n’était pas une horreur absolue,
comme l’autre…
C’était assez cocasse en vérité. La
veille au soir, je m’étais roulé dans la fange, j’avais ramassé dans la rue et
sans raison vraisemblable une créature des plus ignobles pour la ramener chez
moi et à présent, j’étais avec cette Lisa, qui ne disait rien et regardait
droit devant elle : le grand écart, en un mot… Je n’habitais pas très loin
et je voyais non sans appréhension, ma rue se rapprocher… Pour une fois très
sincèrement, je me demandais ce qu’il convenait de faire. L’inviter « à
monter et boire un verre » me semblait une outrecuidance. La remercier et
lui proposer d’appeler un taxi pour la ramener chez elle ne me semblait pas
moins minable…
Heureusement, quand elle a compris qu’on
était arrivé, elle a décidé pour moi. Elle a dit une phrase étrange, comme quoi
il n’était pas si tard et qu’elle sortait rarement et que comme elle n’avait
pas même eu le temps de boire un verre au bar, elle accepterait volontiers que
je l’invite un moment, si je n’avais du moins pas tout bu ce qu’il pouvait y
avoir chez moi… Elle a souri en disant ça et un peu rougi, il me semble. Elle
avait de l’humour… Cela m’a plu.
Chez moi, malgré la tempête de la veille,
c’était relativement propre et rangé. Vraiment pas l’idée que l’on se fait d’un
appartement de célibataire dépressif. Je n’étais pas à l’aise quand même. Elle
n’a pas fait un commentaire, elle s’est juste assise sur une chaise, après
avoir enlevé son manteau, qu’elle a gardé sur ses genoux, jusqu’à ce que je
réalise que je pouvais l’en débarrasser. Sans le manteau, c’est bizarre, elle
était mieux. Je ne comprends rien aux vêtements, mais elle portait une sorte de
robe de baba qui lui allait pas trop mal. Je n’aime pas trop les filles, et dans
son cas, les femmes, qui se donnent un genre baba : cela lui allait bien,
passons. Je lui ai servi un verre de vin. Je ne savais pas quoi lui dire. En
fait, quand je ne suis pas légèrement ivre, juste ce qu’il faut, je suis timide… J’avais eu le temps de dessouler
un peu, mais ce n’était pas la même chose. Un instant, je me suis plu à
imaginer que placé dans ma situation, un personnage de Dostoïevski lui eût sans
aucun doute raconté avec force détails la soirée de la veille, pour se
mortifier, se vautrer dans le repentir, insister sur son abjection… Ce n’était pas très possible en l’occurrence… J’ai quand
même souri à cette pensée.
« Tu n’es pas très bavard Fabien, et
tu ne t’es même pas servi… Comment on trinque dans ces conditions ? »
C’était bien vu ! Je me suis servi
et on a trinqué. J’essayais de pas trop la regarder. Pour détendre
l’atmosphère, je lui ai dit qu’en général dans la vie, je préférais écouter… Ce
n’était pas tout à fait vrai, mais je préférais écouter que parler. Parler de
quoi de toute façon ? Des livres que je lisais ? Du roman que
j’essayais d’écrire depuis des années ? Des mines que je me mettais pour
oublier que tout cela c’était vraiment pas folichon ? Ma vie intime,
c’était rien, c’était plus mince que du papier à cigarette. Je l’avais dit à
mon psychanalyste pour lui expliquer que je ne reviendrais plus. C’était
l’image que j’avais employée telle qu’elle : le papier à cigarette. Cet
imbécile n’avait pas voulu me croire. Pourtant, je n’avais pas de vie intime,
j’étais quand même bien placé pour le savoir ! J’en avais assez de ses
questions et de ses regards de chien battu. Mon problème, il est simple, si
c’en est un : je n’aime personne. Je n’aime personne et je n’en fais pas
toute une histoire. Je suis sûr qu’il y a beaucoup de gens qui sont comme ça.
Ils ont un peu honte, alors ils ne le disent pas ou ils enveloppent cela dans
des scénarios tirés par les cheveux. Je déteste ce qui est tiré par les
cheveux, les complexités que l’on se crée pour le plaisir un peu ridicule de
parler de soi…
J’aurais pu lui dire tout ça à Lisa.
Elle, malgré mon invitation, elle ne disait rien : elle sirotait son verre
de vin et elle fumait une cigarette. Cela ne me dérangeait pas, ce silence. On
parle trop dans la vie, tout le temps. Il n’est qu’à allumer la radio :
dès le matin, ce sont des avalanches de commentaires sur des histoires qui
n’intéressent personne, sauf peut-être les quelques journalistes qui en parlent
et encore ! Au travail, c’est pareil : de la parlote, de la parlote. Jamais
rien de vrai, ou même de sensé. Personne pour vous dire : « C’est
affreux, j’ai l’impression de rater complètement ma vie. Or, on n’a qu’une vie,
on n’aura pas de seconde chance. Je suis seul, je rêve de rencontrer quelqu’un
et puis presque aussitôt je n’en ai plus envie… Pourtant la solitude me pèse.
Le soir, quand je me couche, si je fais le bilan de ma journée, j’ai envie de
chialer… Alors ce bilan, je ne le fais pas, je prends un somnifère ou je bois
un peu, en me disant que de toute façon demain ce sera exactement pareil… Le
travail, la parlote, la parlote… ». Non, il n’y a personne pour parler
ainsi, les gens, ils parlent toujours d’autre chose. Du dernier film qu’ils ont
vu, un chef-d’œuvre je vous dis pas ! Et les acteurs, admirables !..
Le seul collègue qui m’a un peu ému depuis que je travaille, et ça commence à
dater, c’est celui qui m’a parlé de la mort de son chien. Je ne sais pas
pourquoi il m’en a parlé d’un coup, mais cela lui tenait à cœur et c’était réel… Plus que le dernier film de Machin
ou le dernier livre de tel autre.
En fait, j’aurais bien voulu lui dire
tout ça à Lisa. Peut-être que cela l’aurait étonnée, surprise. Peut-être
qu’elle m’aurait regardé différemment après… Mais je n’osais pas, j’ai jamais su oser… Et on est comme d’habitude
retombé dans la banalité. Elle a dit qu’il était tard et qu’elle devait
rentrer. Elle a dit aussi que je n’étais pas très bavard, mais qu’elle était
contente d’avoir passé un petit moment avec moi. Je ne la connaissais
pas : elle était très simple, en fait. Peut-être aurait-elle voulu que je
la prenne dans mes bras, que je sois tendre, peut-être qu’elle n’attendait que
ça : un geste, même pas un mot, un geste… Après tout, elle m’avait
raccompagné. Elle n’en avait pas fait toute une histoire. Je ne tenais plus debout
et elle m’avait aidé, simplement… Je me suis trouvé très ingrat d’un coup. Cela m’a dégoûté. J’étais trop concentré sur
moi-même. Peut-être qu’elle n’attendait pas grand-chose… Elle s’est levée. J’ai
eu l’impression qu’elle frissonnait un peu.
Mais c’était trop tard, je n’allais pas
la retenir maintenant. Elle a enfilé son manteau, elle a murmuré quelque chose
que je n’ai pas compris ; puis elle est partie…
Que croyez-vous qu’il se soit passé
alors ? Je vous le donne en mille. Je lui ai couru après, comme un fou
furieux. Elle a eu un peu peur de me voir la rattraper ainsi dans la rue.
Pendant un moment, je n’ai plus arrêté de parler, je ne me souviens même plus
ce que j’ai pu lui dire, je lui parlais de tout en même temps, elle ne
comprenait rien… Puis, je lui ai pris la main. Elle a eu un geste de surprise,
mais elle n’a pas retiré la sienne, elle me l’a abandonnée, elle était un peu lasse, je crois… Je l’ai ramenée
chez moi et je n’arrêtais plus de parler, de tout, de rien… Elle, elle riait,
ce retournement de situation imprévu semblait l’amuser beaucoup. Elle m’a dit
au moins quatre fois que j’étais cinglé,
puis quand je l’ai prise dans mes bras, elle a eu d’autres mots, plus tendres…
Sa robe de baba, c’est elle-même qui l’a enlevée, sans trop se précipiter, avec
des gestes assez gracieux même… Je l’ai regardée longuement, elle devait avoir
à peu près mon âge, mais la vie n’avait pas été trop cruelle… Quand je l’ai
emmenée dans la chambre, elle m’a dit à voix très basse que cela faisait
longtemps, qu’elle n’était plus très sûre de savoir comment il fallait faire…
J’ai rien dit, car ce qu’elle disait, c’était réel, ce n’était pas de la parlote… On s’est mis au lit et on y est
arrivé à peu près, il me semble… Je crois qu’elle a bien aimé, malgré sa réserve…
Or, c’est tout ce dont on a besoin dans ce monde abject et horrible : un
peu de tendresse partagée, un peu d’amour… Le reste, que c’était une collègue,
que je n’aimais personne, que j’étais un être vil et bas, c’était sans
importance : on verrait… C’est une fin possible…
Mais que croyez-vous qu’il se soit passé
alors ? Peut-être que tout naturellement je l’ai laissée partir, que de ma
fenêtre je l’ai regardée s’éloigner puis disparaître au coin de la rue et que
triste comme la pierre, je me suis simplement remis à boire, abandonnant le
vin, pour la rudesse plus exacte du whisky, m’enivrant jusqu’à tomber plus tard
en travers de mon lit pour me réveiller béant à l’aube, en sachant déjà que de
cette nouvelle journée je ne profiterais pas plus que de la précédente –
Ce serait une fin plus réaliste, plus conforme à la banalité de
la vie ; mais je laisserais chacun en juger… Moi, je ne tiens pas à déterminer ce qu’au juste j’ai rêvé ou vécu…
Cette
nouvelle a été écrite en novembre 2013. Frédéric Perrot.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire