Aphrodite, Détail d'une amphore peinte |
« I started something I forced you into a zone
and you were clearly never meant to
go… »
Morrissey
Alexandra
entre dans l’atelier du sculpteur. Elle a dans la poche de son manteau un long
couteau. Ses mains tremblent, mais elle sait qu’elle doit débarrasser le monde
de ce monstre : elle en a acquis la certitude deux jours auparavant et
elle est prête à l’attendre, cachée dans le noir, elle est prête à l’attendre
même si elle doit passer des heures dans le noir. Elle referme doucement la
porte, elle a décidé de se cacher derrière le paravent et l’ayant trouvé, après
l’avoir un moment cherché à tâtons, elle sort le long couteau de la poche de
son manteau et droite comme un i dans l’obscurité, dissimulée par le paravent
auquel pend une chemise du sculpteur, elle commence d’attendre en essayant de
repousser une nouvelle fois les visions qui depuis deux jours l’assaillent et
sans cesse reviennent…
Un
monstre, c’est bien un monstre et elle a aimé ce monstre… Elle se sent sale et
humiliée comme aucune autre femme avant elle peut-être ne s’est sentie sale et
humiliée : elle est humiliée pour de si étranges raisons… Ce qui l’obsède,
c’est d’avoir eu des rapports avec ce monstre… Oui, elle a eu des relations
sexuelles avec ce monstre, à quatre reprises… Et il l’a touchée, palpée,
embrassée et il a été juché sur elle comme il était deux nuits auparavant juché
sur l’une de ses statues renversée sur le sol et sur laquelle il faisait
simplement ce qu’il aurait fait avec une femme de chair et de sang, accomplissant
tous les mouvements qu’un homme accomplit avec une femme de chair et de sang…
Un
court moment, elle n’avait pas compris ce qui se passait… Elle le voyait
s’agiter le caleçon sur les chevilles, elle entendait son souffle et les mots
presque inaudibles qu’il prononçait… Mais elle ne comprenait pas ce qu’elle
voyait, il lui semblait que ce qui indubitablement se passait sous ses yeux
l’entraînait à la lisière de quelque zone obscure où elle n’était pas censée
aller, où elle n’avait pas envie d’aller et aux limites de laquelle elle avait
reculé avec un mouvement de frayeur presque superstitieuse… Et lorsqu’elle avait
compris ce qui se passait devant elle à quelques pas à peine de distance,
lorsqu’elle s’était résolue à admettre qu’elle ne se trompait pas et qu’elle
n’était pas en train de rêver ou de se faire abuser par l’une de ces mises en
scène dont le sculpteur aimait à entourer ses jeux érotiques et sa vie entière,
morbide était le premier mot qui lui était passé par l’esprit : il ne
jouait pas, non, ce n’était pas qu’un jeu, elle ne se trompait pas, tout cela
était morbide, morbide et pathétique… Cela n’avait pas duré longtemps, cela ne
durait jamais longtemps avec lui, cela elle le savait, elle en avait fait
l’amère expérience à quatre reprises ; mais chacun de ses mouvements
et de ses gestes, la manière qu’avaient ses mains de caresser la statue, ses
lèvres de se presser sur les lèvres inertes, tout, le moindre des quelques
instants qu’avait duré l’acte, demeurait dans
ses yeux ; comme y demeurait le tremblement imperceptible des
innombrables bougies qui disposées partout dans l’atelier éclairaient la scène
et conféraient à l’ensemble les apparences d’une sorte de messe noire, de rite
secret orchestré par le sculpteur pour son seul plaisir pervers et pathétique…
Oui, pendant quelques instants elle avait eu l’impression d’assister à quelque
rite secret dont le sculpteur avait découvert la formule ; mais c’était un
fou, un malade, il n’y avait aucun secret, aucun mystère, l’explication de ce
qu’elle voyait était infiniment plus simple, cet homme était fou, cet homme
était un malade, un malade pathétique qui sous ses yeux s’accouplait avec son
œuvre…
Et
elle avait reculé comme chassée de l’atelier, elle était déjà à la porte, dans
l’escalier et déjà elle était dans la rue… Et c’était comme si une force
irrésistible l’entraînait et l’éloignait toujours davantage de la rue et de
l’immeuble où habitait le sculpteur… Comme si elle en était chassée par ce
qu’elle avait vu et par une force irrésistible qui l’entraînait toujours plus
loin et sans qu’elle parvînt à avoir d’autre conscience que celle d’être
entraînée au fil des rues comme une feuille morte que chasse un vent violent
d’hiver…
Mais
elle était déjà chez elle et n’avait plus aucune conscience du trajet qu’elle
avait accompli et qu’elle accomplissait en général en une bonne vingtaine de
minutes… Elle était déjà chez elle et elle avait l’impression pourtant que
quelques instants à peine la séparaient du moment où dans l’atelier elle
s’était sentie enlevée de l’endroit
où elle se trouvait pour être jetée vers la porte, l’escalier, la rue… Sentant
que sa pensée s’égarait, elle s’était engouffrée sous le porche de son immeuble
et avait fermé à double tour derrière elle la porte de son appartement. Et elle
avait vomi douloureusement, elle avait vomi renversée au-dessus de la cuvette
des toilettes, elle avait vomi comme deux ans auparavant…
Ce
qu’elle avait vu ne quittait pas ses yeux et pour se calmer, elle avait vérifié
l’heure sur le petit réveil de sa chambre… Il s’était écoulé un peu plus d’une
heure depuis qu’elle avait quitté son appartement pour se rendre sans prévenir
chez le sculpteur qui ne lui donnait plus aucune nouvelle et semblait se cacher
depuis plus d’un mois.
Elle
a froid, elle est droite comme un i dans l’obscurité, dissimulée derrière le
paravent, son long couteau à la main, et elle a froid, elle sent qu’elle a
froid et que son corps tremble malgré elle ; et pour tromper l’attente,
oublier un moment qu’elle a froid, elle se met à fredonner les quelques mots
d’une chanson de son enfance, elle sautille sur place, elle se répète les
quelques mots de la comptine, elle agite les bras, songe au couteau et cesse
aussitôt d’agiter les bras, reprend la comptine, tente de concentrer toute son
attention sur les quelques mots qui lentement se perdent… Il lui faut encore
attendre, malgré le froid il lui faut encore attendre…
Oui,
elle a aimé ce monstre, elle a été pendant plus de deux ans sa maîtresse, celle
qui avait l’honneur d’accompagner le sculpteur, celle au bras de laquelle il
aimait à se faire photographier dans les soirées et les réceptions. Elle n’ignorait
évidemment pas qu’il entretenait des relations avec un certain nombre d’autres
femmes, mais elle était la compagne officielle, celle qu’il se résoudrait un
jour à épouser comme il avait une fois osé le prétendre à un journaliste de la
revue d’art où elle travaillait…
C’était
d’ailleurs par son travail qu’elle avait fait sa connaissance, lors du
vernissage de l’une de ses expositions. Elle y accompagnait un photographe de
la revue, qui les avait présentés. Il lui avait serré la main et elle se souvenait
de la sensation désagréable qu’elle avait éprouvée au moment où sa main s’était
posée avec une mollesse presque agressive dans la sienne. Il ne lui avait pas
serré la main, il n’avait fait que poser sa main dans la sienne, cela n’avait
duré qu’un instant et il avait retiré sa main naturellement, comme s’il l’avait
saluée… Et avec une politesse exquise, sous le regard attentif du photographe
qui l’écoutait avec un sourire, il s’était enquis en quelques phrases de son
nom et de ce qu’elle écrivait au sein de la revue, puis prétextant de ses
devoirs d’hôte il l’avait remerciée pour cet échange à son goût trop bref et
avait disparu dans la foule des invités… Quelques semaines avaient passé, elle
avait oublié qu’elle avait eu le privilège d’avoir dans sa main celle du
célèbre sculpteur et il lui avait téléphoné. Il avait obtenu son numéro
par le photographe et comme elle lui avait été très sympathique, il lui
proposait de lui accorder un entretien pour la revue. Elle avait été
évidemment prise au dépourvu, elle avait dû bafouiller quelques mots : la
conversation avait encore duré une demi-heure et elle avait accepté. A la
revue, tout le monde se disait très satisfait : depuis longtemps, la revue
souhaitait consacrer un de ses numéros à l’artiste et l’occasion lui en était
offerte… Il avait été bien clair : la seule condition à cet entretien
était simple, ce serait elle qui l’interrogerait et personne d’autre, si bien
que malgré sa relative inexpérience – elle n’était après tout qu’une petite
rédactrice de la revue – on s’était pour ainsi dire empressé de la jeter dans
ses bras… Elle avait tout à y gagner ; elle allait interroger un artiste
dont la presse spécialisée s’accordait à dire qu’il était important, cet
artiste n’aimait pas de tels entretiens, il les refusait presque
systématiquement et à elle, au contraire, il lui en offrait un comme sur un
plateau : elle allait être connue, son nom allait être connu grâce à cet
entretien…
Cela
avait été un cauchemar : les conditions que posait l’artiste et qui évoluaient
presque sans cesse étaient impossibles. Il exigeait d’écrire tout, il avait dès
le premier jour écarté ses questions comme puériles ou sans intérêt, il avait
préparé ses propres questions et il exigeait de tout écrire… Et c’était comme
s’il voulait que la moindre de ses paroles fût gravée dans le marbre, il ne lui
parlait pas à elle, il voyait à travers elle et il parlait pour l’avenir, la
postérité, avec ce sentiment exaltant de ne dire que des phrases importantes et
définitives ! Tout était enregistré et il tapait ensuite à la machine le
texte qui serait transmis par son intermédiaire à la revue. Seulement, il se
rétractait souvent, et de façon imprévisible : il exigeait que le texte
lui fût rendu, il le trouvait soudainement mauvais, le déchirait et tout était
à recommencer… Au bout de deux mois à ce régime à raison de trois séances de
dix heures par semaine, elle était pour de bon tombée dans ses bras : oui,
elle était tombée dans ses bras, il l’avait épuisée… Après chaque séance il
exigeait encore d’elle qu’elle l’accompagnât dans telle ou telle soirée, dont
elle rentrait seule à l’aube, ramenée par un taxi ; et à ce rythme, il
l’avait épuisée, l’entraînant dans la ronde folle qu’était son existence
ordinaire…
La
première fois, cela avait été dans le parc d’un château, elle était ivre et
cherchait le sculpteur dans la foule des invités depuis une bonne heure. Elle
ne se sentait pas bien, elle voulait rentrer chez elle, et lorsqu’enfin elle
l’avait retrouvé, il lui avait pris la main d’une façon toute nouvelle, elle
s’était habituée à la mollesse agressive de son geste qui n’en était pas un,
mais dans le parc du château, il lui avait pris la main d’une façon toute
différente et l’avait entraînée à l’écart de l’autre côté du petit étang que
bordaient des roseaux. Elle était ivre, elle se laissait entraîner et se
retournant d’un coup, il l’avait embrassée, l’avait fait tomber dans l’herbe
humide, elle n’en avait pas envie, elle était ivre et se sentait nauséeuse,
elle n’en avait pas envie, et elle avait eu un court soupir surpris lorsqu’elle
l’avait senti entrer en elle : cela n’avait duré qu’un instant, il s’était
dressé au-dessus d’elle et avait poussé un bref cri avant de retomber de tout
son poids sur elle. Après il s’était rhabillé en toute hâte, comme un enfant
pris en faute. Cela avait été son premier rapport avec le sculpteur et les
trois autres n’avaient pas été moins décevants et frustrants.
Le
plus étonnant était que cela se fût passé alors qu’elle n’éprouvait aucun désir
particulier pour le sculpteur : il la dégoûtait même un peu avec ses
étranges manies et ses cheveux rares et blancs. Il avait du ventre et vingt ans
de plus qu’elle. Elle n’avait jamais simplement pensé à lui comme à un homme
qu’elle aurait pu désirer et cela s’était passé… Et elle vomissait, appuyée
contre un arbre. Du jour au lendemain pourtant elle était devenue sa compagne
officielle… Et ce fut comme si ces instants sans joie dans l’herbe humide
avaient scellé leur union.
Elle
sourit dans l’obscurité, malgré le froid, malgré l’attente, elle sourit, mais
c’est un sourire douloureux, à peine un rictus, et il lui faut encore attendre
dans ce coin poussiéreux de l’atelier, dissimulée derrière le paravent, son
couteau à la main, il lui faut encore attendre… Et au moment où il arriverait
et traverserait l’atelier, elle se jetterait sur lui et lui planterait le
couteau dans le dos ; et elle débarrasserait le monde de ce monstre…
Elle
ne se soucie nullement des conséquences : elle a décidé qu’elle
n’avouerait pas le mobile véritable de l’assassinat. Elle irait se livrer et
évoquerait sa jalousie, la haine qu’elle éprouvait pour le sculpteur après tout
ce qu’il lui avait fait, elle dirait qu’elle avait prémédité l’assassinat et
elle signerait ses aveux… Personne ne saurait jamais qu’elle avait tué le
sculpteur pour une raison infiniment plus précise et qui tenait en une petite
douzaine de mots : elle avait vu celui qu’elle croyait être son amant
s’accoupler avec une statue… Ces mots, elle ne les dirait jamais : la
honte l’en retiendrait… Si elle avouait ce qu’elle avait vu, elle avouait par
la même le mensonge dont elle avait été la victime pendant plus de deux ans de
sa vie. Si elle avouait ce qu’elle avait vu et expliquait que c’était justement
ce qu’elle avait vu qui l’avait poussée au meurtre avec le sentiment de libérer
ce monde déjà assez opaque d’un monstre, d’un malade, on dirait qu’elle était
folle et que c’était elle le monstre, la malade…
La
même nuit, elle a rêvé d’une ville éclairée par les immenses bûchers de
l’Inquisition… C’était une ville d’Espagne où elle était allée l’été précédent
avec le sculpteur, mais ce n’était plus qu’un décor éclairé par les flammes.
Elle errait au hasard des rues et devant les maisons s’empilaient les cadavres
des victimes de la peste. Son rêve était confus : il mélangeait tout,
l’Inquisition et les souvenirs d’un ouvrage historique qu’elle avait lu,
consacré aux grandes pestes en Europe. Cela, elle se l’était dit au réveil,
mais cela ne l’avait en aucune manière apaisée… Elle arrivait sur une vaste
place envahie par la foule, où le bruit était considérable. On y brûlait des
monceaux de cadavres, quatre hommes les extrayaient d’une charrette où ils
étaient empilés et les traînaient jusqu’aux bûchers. Au moment où elle
détournait les yeux avec une lenteur extrême malgré sa répugnance, elle
apercevait un homme qui jetait à toute volée un chat noir dans les flammes.
L’homme se retournait vers elle et malgré ses habits et sa jeunesse, elle
reconnaissait le sculpteur, il essuyait son front en sueur avec le revers du
bras avant de s’éloigner et de se perdre dans la foule et le bruit…
Le
bruit en question était celui du téléphone qui sonnait dans l’autre pièce. Elle
avait laissé le téléphone sonner et elle avait pleuré longuement. Oui, elle a
pleuré longuement et une bonne partie de la journée elle est demeurée prostrée. Ses pensées lui
échappaient, elle cherchait à se rassurer en songeant que les flammes des
bûchers s’expliquaient sans doute par les innombrables bougies disposées dans
l’atelier, elle tentait de réduire son rêve à quelques éléments disparates et
arbitrairement rassemblés, elle cherchait à se soustraire à l’emprise de son
rêve… Mais ses pensées lui échappaient, elle se sentait sale, poisseuse, et
elle ne parvenait pas à s’arracher à son état de prostration : la seule
idée de sortir de son lit, de se lever au lieu de demeurer dans les draps
repliée sur elle-même, lui était intolérable. Elle se sentait clouée au lit par
ce qu’elle avait vu et la forte impression que lui avait laissée son rêve… Et
par moments, dans un violent mouvement de désespoir, elle s’enfouissait le
visage dans l’oreiller, comme si elle voulait ainsi chasser ce qu’elle avait
dans les yeux…
Oui,
cela a été une journée pénible, affreuse… Et elle songe que les deux années
qu’elle a vécues avec le sculpteur n’ont été qu’une vaste tromperie, une sorte
de machination, de jeu parfaitement orchestré, un piège qu’on lui a tendu et
dans lequel elle est tombée… Elle songe que ces deux années ont été des années
dont elle a été privée parce que sans doute « par caprice », il
avait téléphoné.
Et,
elle, son tort, c’est de n’avoir jamais rien su dire… Elle n’a jamais eu une
conversation de fond avec lui, au
sujet de leur étrange couple, de ce que malgré tout ils vivaient ensemble, même
si cet « ensemble » ne voulait souvent dire que dans le même endroit,
la même réception futile, où toujours à un moment ou à un autre de la soirée,
il l’abandonnait et disparaissait parmi les invités. Elle n’a jamais eu une
conversation de fond avec lui, il éludait…
Dans
la conversation ordinaire d’ailleurs, il se flattait de ne dire que des
futilités et citait volontiers avec onctuosité le mot fameux de Nietzsche sur
les Grecs « superficiels…par profondeur ». Avait-il lu
Nietzsche ? Elle en doutait : c’était juste un bon mot et un thème à
paradoxes…Et jamais elle n’a eu de conversation de fond avec lui, elle s’est
seulement laissée manipuler par un marionnettiste à la sexualité trouble…
Oui,
elle a été bien naïve, rien qu’au sujet de leurs quatre malheureux rapports,
elle aurait dû parler et dire ce qu’elle pensait… Elle manquait elle-même de
confiance dans ce domaine, mais elle savait que ce n’était pas cela la sexualité :
un homme qui prend son plaisir rapidement et une femme qui demeure muette,
n’ayant pas le temps de penser que cela commence, que cela déjà est fini… Jamais
elle n’avait aimé parler en toute franchise de sexualité, et il y avait des mots crus qu’elle ne pouvait se
résoudre à prononcer… Mais malgré tout, elle aurait dû parler, dire ce qu’elle
pensait : quatre fois en deux ans, elle n’en revient pas elle-même… Par
ailleurs il lui faisait tant subir au jour le jour qu’elle ne parvenait que
rarement à avoir une perception d’ensemble de la vie qui était la sienne… Ils
vivaient trop rapidement et ses réactions et ses humeurs étaient par trop
imprévisibles…
Dans
sa vie, comme pour la rédaction de ses entretiens, il se rétractait souvent. Ce
qu’on avait cru une heure auparavant se révélait d’un coup sans fondement et il
tombait simplement dans des états de léthargie profonde dès que d’un mot, on le
contrariait dans ce qu’il avait imaginé. Il avait aussi mais de façon plus
irrégulière des crises de nerfs et des accès de brutalité… Et sans cesse il la
jetait dans des situations ambiguës ou fausses, sans cesse il la contraignait à
n’avoir avec les autres que des rapports équivoques… Elle ne savait jamais à
quoi s’en tenir, elle était toujours sans expérience, toujours novice dans un
jeu dont les règles changeaient sans cesse et comme étourdie par le mouvement
de la ronde… Et puis tant de temps avait passé entre chacun de leurs
rapports : elle avait été à chaque fois surprise que cela se reproduise,
elle avait été à chaque fois mise devant le
fait accompli… Au fond, leur relation n’avait été qu’un perpétuel
malentendu dépourvu de sens…
Ah !
si les autres savaient, tous les autres… Ils seraient bien surpris sans doute
tous ces admirateurs zélés du sculpteur, tous ces flatteurs, tous ces
journalistes et ces savants écrivant de savants articles sur l’importance de
son œuvre, l’originalité de sa démarche – ne sculpter que des statues tombées,
en morceaux sur le sol comme l’Amour de Verlaine… Cette comparaison avait
tellement plu au sculpteur qu’il l’avait reprise à son compte pour affirmer
paisiblement qu’il avait plus jeune beaucoup aimé la délicatesse de Verlaine et
de ses Fêtes galantes. Avait-il lu Verlaine ? Elle en doutait
puisque tout compte fait, elle ne l’avait jamais vraiment vu plongé dans
d’autres lectures que celle des articles consacrés à son œuvre. Rien à part son
œuvre et les commentaires qu’elle peut susciter, rien au fond ne l’intéresse…
Et s’il va dans toutes ces réceptions, toutes ces soirées prétentieuses qui
l’épuisent lui aussi, ce n’est au fond que pour entendre les autres lui parler
de son œuvre et s’entendre lui-même en parler avec onctuosité et un plaisir
dont à l’observer, à l’écouter, elle a deviné qu’il n’était jamais vraiment
sans malice ou ironie…
Ah !
oui, si les autres savaient : comme la statue du Commandeur serait d’un
coup ébréchée ! Lui, un artiste, vous plaisantez, un pauvre pervers, à
l’imagination morbide : il ne sculptait que des statues tombées, mais c’est qu’il savait s’en servir et prenait
du bon temps avec ces statues tombées ! Oui, si les autres savaient, il
serait ridicule, la plupart sans doute et par dégoût se détourneraient de son
travail et ne voudraient plus en entendre parler, le prix de ses œuvres
fondrait comme neige au soleil ; et il sombrerait dans ce qu’il redoute le
plus : l’oubli…
Elle
songe qu’elle pourrait en fait ruiner
la carrière du sculpteur. Elle y songe un instant avec un léger vertige, comme
si cette pensée était d’une certaine manière trop vaste pour elle : ce
serait une façon de se venger, de lui faire payer tout ce qu’il lui a fait,
tout ce qu’elle a subi, tout ce qu’elle a souffert et souffre encore… Il serait
ridicule, on ne l’inviterait plus nulle part, on l’éviterait, il ferait honte
avec ses caprices d’enfant, ses manies, ses propos onctueux et sa manière de ne
jamais serrer la main de la personne qui se trouve en face de lui : il
deviendrait indésirable et pour lui,
ce serait le pire des châtiments… Oui, si elle écrivait un article ou mieux
encore un livre pour révéler l’étrange sexualité de celui dont elle avait été
pendant plus de deux ans la compagne – et de tels livres trouvaient leur
public, c’était une mode et le succès de tels livres était même devenu ce que
l’on nomme un « phénomène de
société » – oui, si elle écrivait un tel livre dans lequel elle ne
dissimulerait rien de la misère de leur vie intime, dans lequel elle dirait
tout sans omettre aucun détail scabreux, elle tuerait aussi le sculpteur, elle l’assassinerait aussi, au figuré
du moins… Mais parler, tout dire, ce serait avouer sa propre honte, son
humiliation… Avouer, ce serait une seconde fois sombrer avec le sculpteur…
Elle
entend du bruit dans l’escalier : plusieurs fois déjà elle a cru entendre
le bruit de ses pas, mais cette fois, cela vient par ici, cela se rapproche,
elle l’entend qui tousse dans le couloir, elle reconnaît sa toux d’asthmatique
et elle entend la porte s’ouvrir… Elle ne doit pas avoir peur, elle ne doit pas
trembler, elle doit agir de sang-froid…
Le
sculpteur allume et soudain il lui vient une idée affreuse, une idée qui
pendant ces deux jours ne l’a pas un instant effleurée… Elle n’ignorait
évidemment pas qu’il entretenait des relations avec un certain nombre d’autres
femmes, mais il lui apparaissait pour la première fois que pendant les longs
mois qui avaient séparé leurs rapports, il lui était peut-être arrivé parfois
de faire ce qu’il faisait deux jours auparavant…Trompée avec une statue, un
morceau de pierre… Cette idée l’affole et elle sort de derrière le paravent. Le
sculpteur est debout au centre de la pièce et lui tourne le dos. Elle n’a que
quelques pas à faire, elle lève son couteau
Va-t-elle
le tuer ? Va-t-elle y parvenir ? Va-t-elle lui planter son couteau
profondément entre les omoplates ? Qui pourrait le dire ? Mais si
elle le tue et en raison de la notoriété du sculpteur, cela sera dans deux ou
trois jours dans les journaux, parmi tant d’autres faits divers plus ou moins
sordides…
Cette nouvelle a été écrite en 2005. C’est ici une version revue.
Frédéric Perrot
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