« Lui à
qui le destin avait imposé le rôle servile de bourreau des nations, se
persuadait que ses actes avaient pour but le bien des peuples et qu’il pouvait
régler le sort de millions d’hommes et d’autorité les combler de ses bienfaits ! » (Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, au sujet de
Napoléon)
Yiakim Shilabar redoutait les questions
qui lui seraient inévitablement posées par le Guide Suprême. La capture d’un
engin spatial en provenance des confins de l’univers avait un moment agité
l’opinion publique et suscité de légitimes inquiétudes ; et le Guide
Suprême ne désirait rien tant que la fin de ces troubles et le plus vite
possible…
Le pouvoir absolu du Guide Suprême, en
dehors des services rendus par sa police, reposait en effet sur la conviction
assez unanimement partagée qu’il n’existait pas dans la totalité de l’univers
d’autres civilisations intelligentes que celle sur laquelle il régnait d’une
main de fer ; et l’apparition de ce misérable engin, dont la technologie
était des plus rudimentaires, semblait, pour reprendre l’expression d’un
amuseur toléré par le pouvoir, « une piécette jetée contre un estimable
édifice ».
Yiakim Shilabar avait présidé la
commission scientifique qui pendant plus de trois mois s’était efforcée de comprendre
et d’analyser les documents contenus dans la mémoire des machines de l’engin.
Le problème était justement que l’on n’y comprenait rien ! Parmi tout un
fatras de données techniques inutilisables ou obsolètes, il y avait un document
graphique, un document sonore et un document écrit. De l’avis de tous les scientifiques réunis,
ces trois documents constituaient une sorte de message ou de testament…
Enfin, n’en déplaise au Guide Suprême, ces documents paraissaient prouver
qu’une civilisation intelligente existait ou plus vraisemblablement avait
existé quelque part dans l’univers… Peut-être dix mille ou vingt mille ans
auparavant ! L’engin n’était qu’une épave considérablement endommagée et
qui avait dû dériver pendant des milliers d’années… Et ce n’était qu’un
hasard si des vaisseaux patrouillant aux limites du Domaine l’avaient repéré…
Le document graphique et le document écrit
ne présentaient guère d’intérêt. On pouvait légitiment penser que le document
graphique cherchait à mettre en valeur un imposant monument funéraire
ou religieux dont cette civilisation sans doute disparue semblait être fière
comme de l’une de ses réalisations les plus remarquables. Mais cela était tout
en lignes droites, sans souplesse et ne ressemblait à rien… Seules les
dimensions en paraissaient prodigieuses, comparées à celles de ses
constructeurs, qui étaient également représentés de la façon la plus naïve.
Yiakim Shilabar en tant que spécialiste
des langages s’était particulièrement penché avec ses confrères sur le document
écrit. Après plusieurs semaines de
travaux – malgré les décrypteurs dont on disposait, l’étrange alphabet en
présence avait longtemps résisté – l’avis général était que l’on avait affaire
à une chronique : bien des points demeuraient obscurs, mais c’était
indubitablement le récit d’une guerre. Ce qui troublait Shilabar, à mesure que
les décrypteurs proposaient une traduction instantanée, c’était qu’il restait
impossible de déterminer si cette guerre avait été un événement historique ou
une invention, ou encore, ce qui dépassait sa capacité de compréhension, un
mélange un peu pervers des deux… Quel
pouvait être l’intérêt de cela ? Soit un événement s’est produit et l’on
en fait un récit circonstancié, soit simplement on invente une histoire pour
amuser par exemple les enfants ou les esprits faibles… Mais là tout semblait
mêlé : des événements historiques et des événements imaginaires, le
concret et des réflexions aussi obscures qu’abstraites… Il était question dans un passage d’une population incendiant sa propre ville pour en chasser un envahisseur venu
de l’étranger. La ville se nommait « Moscou » et l’envahisseur
« Napoléon ». Selon les décrypteurs, ce dernier nom était un de ceux
qui revenaient le plus fréquemment dans cette interminable chronique, dont on
ne savait même pas par qui elle était faite, un soldat, un témoin… Shilabar
jugeait inenvisageable de raconter une guerre, si on n’y avait pas participé… D’un
mot, c’était une bouillie incompréhensible…
Mais ce qui terrorisait le plus
profondément Shilabar au moment où il pénétrait dans le salon du Guide Suprême
en tentant de se donner une contenance, c’était le document sonore, cette musique
merveilleuse, qu’ils avaient écoutée sans y croire…
Pour des raisons qui lui échappaient et se
perdaient sans doute dans le puits du Temps, le Guide Suprême détestait la
musique, en avait interdit depuis des centaines d’années la pratique et
l’étude… Shilabar croyait savoir, tout cela était épouvantablement ancien, que
l’une des premières décisions prises lors de son accession au pouvoir avait été
d’ordonner « le massacre des musiciens ». Depuis la musique
simplement n’existait plus dans le Domaine, c’est-à-dire l’immensité de
l’univers connu, sur lequel il régnait d’une main de fer…
Le document sonore passablement abîmé
s’interrompait de manière décevante au bout d’une quarantaine de minutes et
dans la mémoire des machines n’était accompagné que d’une indication lacunaire
: « Mozart ». Shilabar n’avait aucune idée de ce que cela pouvait
signifier et il avait trop peur de toute façon pour y réfléchir...
Frédéric
Perrot, mars 2020
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire