Dans ce court roman, déjà hanté par la
figure de Jean-Claude Romand – le père dépressif et tueur d’enfants – et écrit
en deux mois à peine, Emmanuel Carrère jette une lumière crue sur la morbidité des imaginations enfantines.
Le petit garçon timide et complexé –
Nicolas, âge indéfinissable – dont le lecteur partage dès la première ligne les
angoisses et les tourments – énurésie, insomnie –, ne rêve que de carnages et de morts violentes, imagine
« le chalet » envahi par
des « hommes méchants »,
dont il faut se cacher : « Mais
Nicolas et Hodkann seraient cachés dans
un creux du mur, derrière un lit. Ce
serait un espace étroit, sombre, un vrai trou à rats. Ils s’y serreraient l’un contre l’autre, les yeux brillants dans la
pénombre. Ils entendraient ensemble,
avec leurs propres souffles, les bruits affreux du carnage, cris d’épouvante,
râles d’agonie, chocs sourds des corps qui tombent, vitres brisées dont les
éclats entaillent davantage encore les chairs mutilées, petits rires brefs et
secs des bourreaux. La tête tranchée
de Lucas, le petit roux à lunettes, roulerait sous le lit jusqu’à leur cachette
et s’arrêterait à leurs pieds, les fixant de ses yeux incrédules. »
Les récits atroces et paranoïaques de son
père – les enlèvements d’enfants dans des parcs d’attractions par des « gens méchants » qui se livrent au
« trafic d’organes » – ont
certes fortement impressionné et influencé l’enfant ; mais la morbidité a sa logique propre, comme
le montre la scène avec l’autre garçon – Hodkann – au cours de laquelle
l’affabulation acquiert une dimension monstrueuse,
ce dont l’enfant lui-même prend conscience dès le lendemain : « Leur conversation nocturne, ses propres
inventions lui faisaient maintenant l’effet d’un crime, d’une participation inavouable,
monstrueuse, au crime qui s’était déroulé pour de bon. »
Cette culpabilité aggravée par les crimes réels du père qui ne sont que suggérés,
ne le quittera plus ; ce qui permet peut-être de comprendre les
troublantes et énigmatiques dernières phrases du roman, quand l’enfant est
reconduit chez lui par le sympathique moniteur de ski parce que quelque
chose de « grave » et
d’indicible s’est passé : « … mais
Nicolas savait que la porte allait s’ouvrir, qu’à cet instant sa vie
commencerait et que dans cette vie, pour lui, il n’y aurait pas de pardon.
»
Je noterai que tout dans ce roman semble
étrangement flottant. Rien de ce qui
est raconté n’est en soi invraisemblable ; mais les personnages qui cèdent
si facilement à des épisodes dépressifs – la mère de l’enfant qui doit être à
peu près folle, les gendarmes, la maîtresse –, les événements – l’oubli du sac
de l’enfant dans le coffre de la voiture du père et comment, si je puis dire,
on oublie cet oubli –, tout paraît décalé
et fantomatique, comme dans un long et pénible cauchemar. Le roman ne glisse cependant jamais vers le
fantastique et tout le talent de l’auteur consiste à faire entrer de force dans
un univers plausible et reconnaissable une imagination inquiète et torturée.
Sans doute y a-t-il ainsi un certain
plaisir pervers à faire du « parc d’attractions » le lieu de la
terreur pure et le décor d’un premier rêve érotique, dont l’enfant constate
sans comprendre le désolant résultat sur son ventre et dans les draps. Scène
bien glauque, au terme de laquelle l’enfant ne songe plus qu’à s’enfuir,
mourir, se perdre dans la neige qui comme dans les contes, s’est justement mise
à tomber d’abondance : « La
neige recouvrait tout. Il en tombait encore, des flocons que le
vent faisait doucement tournoyer.
C’était la première fois que Nicolas en voyait autant et, du fond de sa
détresse, il ressentit de l’émerveillement. »
Je ne sais évidemment pas si Emmanuel
Carrère y a pensé, mais à cet instant on peut se souvenir d’une autre histoire
de neige, d’enfant traumatisé et de père meurtrier : Shining de Stephen King. Sans verser dans le surnaturel, spécialité
de l’américain, l’atmosphère du roman de Carrère est lourde, angoissante,
étouffante à souhait.
L’autre grand mérite du livre est de
laisser au lecteur le soin de recomposer lui-même l’intrigue. Tous les éléments
lui sont fournis au fur et à mesure de la narration, tels les morceaux d’un
puzzle. La classe de neige peut être ainsi
perçu comme un roman policier, dont le détective serait le lecteur. Avec ce
risque que le lecteur se laisse à son tour emporter par son imagination !
Il m’a par exemple semblé au cours de ma
lecture que la mère de l’enfant était peut-être – l’affreux soupçon ! – la
complice impuissante des crimes du père, ce qui pourrait expliquer ce « déménagement » si précipité « deux ans » auparavant, les
mensonges qu’elle sert à cette occasion à l’enfant et dont celui-ci n’est pas
dupe, ainsi que son hébétude…
Ne m’intéressent que la manière dont
l’histoire est racontée et « l’effet »,
comme disait Edgar Poe, qu’elle cherche à produire : l’angoisse, la peur,
l’interrogation anxieuse…
D’autres approches sont bien sûr possibles :
celle des pédagogues patentés de l’Education Nationale qui, comme d’habitude,
n’y voient qu’un « conte intertextuel » et en minimisent la noirceur
toute contemporaine ; comme la maîtresse du livre – notoirement
incompétente – tente elle-même de minimiser des événements que Nicolas et les
autres enfants ont fort bien compris sans elle…
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L’ayant découverte dans les journaux,
Emmanuel Carrère souhaitait écrire sur « l’affaire Romand », mais
désespéré par les abîmes vertigineux que ce sordide fait divers ouvrait devant
lui, il se jette à corps perdu dans l’écriture de La classe de neige qui est, à ce jour, sa dernière œuvre de
fiction. Le livre consacré à « l’affaire Romand », L’Adversaire, ne paraîtra que cinq
années plus tard.
Dans ce roman où règnent le non-dit, le
mensonge, l’affabulation délirante et transgressive, l’indicible, les récits
atroces du père m’apparaissent comme des aveux
indirects ou métaphoriques : « Un jour, le père de Nicolas avait raconté une de ses histoires
d’hôpital qu’il rapportait de ses tournées, celle d’un petit garçon qui devait
subir une opération bénigne, mais l’anesthésiste avait commis une erreur et on
avait enlevé l’enfant du billard sourd, aveugle, muet et paralysé,
irréversiblement. Il avait dû
reprendre conscience dans le noir.
N’entendant rien, ne voyant rien, ne sentant rien au bout de ses doigts. Enseveli dans un bloc de ténèbres
éternelles. On se pressait autour de
lui et il ne le savait pas. Dans un
monde tout proche, mais à jamais coupé du sien, ses parents, les médecins, décomposés
d’horreur, scrutaient son visage cireux sans savoir si quelqu’un, derrière ces
yeux mi-clos, ressentait et pouvait comprendre quelque chose. ». Et : « L’enfant hurlait et n’entendait même pas son
propre cri. » Il est bien sûr horrible qu’un enfant effrayé en soit
l’auditeur contraint, par la main du
père, sur sa nuque… Un conte ? Non, vraiment pas.
Hambourg, avril 2019
Frédéric
Perrot
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