mardi 2 avril 2019

D'où viens-tu Hawthorne ?



« D’où viens-tu Hawthorne ? » rassemble un certain nombre de lettres d’Herman Melville à différents correspondants. Extrait de la longue lettre du premier juin 1851 à Nathaniel Hawthorne

Dans une huitaine, j’irai m’enterrer à New York dans une chambre au troisième étage, pour peiner comme un esclave sur ma « Baleine » pendant qu’elle passe sous la presse. C’est le seul moyen que j’ai maintenant d’en finir avec elle, tant je suis tiré à hue et à dia par les circonstances. Le calme, le sang-froid, l’humeur silencieuse de l’herbe qui pousse avec lesquels un homme devrait toujours créer – cela, je le crains, ne peut être que rarement mon lot. Les dollars me font damner, et le malin Démon, tenant la porte entrebâillée, est sans cesse à grimacer à mon adresse. Mon cher, j’ai un pressentiment – je finirai par être complètement usé et par périr comme une vieille râpe à noix de muscade, râpé moi-même par le frottement constant du bois, je veux dire de la muscade. Ce que je me sens le plus poussé à écrire, m’est interdit – cela ne paiera pas. Et pourtant, c’est certain, écrire autrement, je ne le puis. De sorte que le résultat, en fin de compte, est un gâchis et que tous mes livres sont sabotés. Je me montre peut-être un peu dolent dans cette lettre, mais voyez ma main ! – quatre ampoules sur cette paume, faites par des houes et des marteaux durant ces quelques derniers jours. C’est un matin pluvieux, aussi suis-je à la maison, tout travail suspendu. Je me sens d’humeur enjouée, et c’est pourquoi j’écris de manière un peu cafardeuse. Que le Gin n’est-il de la partie ! Si jamais, mon cher Hawthorne, dans les temps éternels à venir, vous et moi sommes assis au Paradis, dans quelque petit coin ombragé, en tête à tête, si nous parvenons par quelque subterfuge à y introduire en fraude une caisse de champagne (je ne crois pas à un Ciel au régime sec) et si nous croisons alors nos célestes jambes dans l’herbe céleste qui est toujours tropicale, et entrechoquons  nos verres et nos têtes jusqu’à ce que celles-ci et ceux-là résonnent musicalement de concert – alors, ô mon cher compagnon de mortalité, comme nous discourrons agréablement de toutes les multiples choses qui nous causent à présent tant de détresse – tandis que la terre entière ne sera plus pour nous qu’une réminiscence, oui, et sa dissolution finale de l’histoire ancienne. On composera alors des chansons comme à la fin des guerres ; des chansons humoristiques, comiques – « Oh ! quand je vivais dans ce drôle de petit trou qu’on appelait le monde », ou bien « Oh ! quand je peinais et suais là-bas », ou encore « Oh ! quand je cognais et que l’on me cognait dans la bagarre » – oui, attendons avec espoir de pareilles choses. 

 (Choix, traduction et introduction de Pierre Leyris, NRF Gallimard)

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