J’ai reçu l’ordre de tirer dans la
foule. Ce que je ne comprends pas, c’est
que le message psychique n’était pas crypté. Les messages psychiques le sont
toujours, comme l’étaient ceux de Radio-Londres durant l’avant-dernière guerre.
Les sanglots longs des violons. La bibliothèque est en feu. Celui-ci ne l’était pas. Il était clair et
excessivement explicatif. Je préfère les messages psychiques courts et cryptés.
On a toujours besoin d’un plus petit que soi. Ce qui veut dire ECI, Elimination
Ciblée Immédiate. Suivi d’un nom et d’un rapide descriptif de la cible. Comme
tous les professionnels, je n’aime pas qu’on me mâche trop le travail et qu’on
empiète sur mon territoire. Cela dit, j’ai reçu l’ordre de tirer dans la foule.
Je suis un fonctionnaire-tueur et je dois obéir. L’objectif général de cette
mission d’ampleur me semble assez transparent. Il s’agit une fois de plus de
perpétrer une ignoble tuerie que l’on attribuera aux Ennemis de l’Intérieur.
Ces fameux Ennemis de l’Intérieur ! Comme s’il existait des Ennemis de
l’Intérieur ! Comme si nous n’avions pas fait le travail depuis longtemps
et étouffé tout ce qui pouvait ressembler même à l’ombre d’une contradiction…
La contradiction est le commencement du doute et le doute mène au malheur. Cela
dit, je ne comprends pas pourquoi le Ministère de la Paix Sociale continue de
lancer de telles opérations. Enfin, je ne suis pas dans les petits papiers de
ces messieurs et ce n’est pas mon affaire. Je suis un fonctionnaire-tueur et je
dois obéir. L’obéissance est le gage d’une vie heureuse. Il n’en demeure pas
moins que je n’aime pas que l’on change les procédures et que je préfère les
messages psychiques cryptés et courts. Pour plus de sécurité, je l’ai transcrit
faute d’autre papier au dos d’une vieille ordonnance et depuis je ne cesse de
le relire : « Vous n’êtes pas sans savoir que le 14 Ventôse, sur
la Place du Désir d’Emancipation, anciennement nommée Place de la République,
aura lieu le Jour du Souvenir de la Terrible Catastrophe Climatique. Une
chorale d’enfants interprétera à cette occasion une belle et émouvante chanson
composée par la femme de notre Président aimé. Venez lourdement armé et tirez
dans la foule. Votre cœur de cible sera la chorale d’enfants. ». J’aime
cette expression « cœur de cible » et cela ne me pose aucun problème.
Personne n’a voulu me croire à l’époque, mais j’ai déjà tué un enfant de mes
propres mains dans un transport de colère. Je n’aime pas les enfants et en
particulier les enfants qui chantent. Je ne supporte pas les sons aigus.
Headache. Pourquoi tant de détails malgré tout, et une prose si fleurie ?
Cela aurait pu être plus court. On a toujours besoin d’un plus petit que soi.
Chorale d’enfants. 14 Ventôse. Place du Désir d’Emancipation. Ces messieurs du
ministère n’ont pas l’air de mesurer combien il est épuisant de recevoir un message psychique. Plus un message est long
et plus sa réception sera douloureuse. Après la réception de celui-ci, je suis
au moins resté deux heures dans le brouillard. Je n’avais rien pour apaiser la
douleur, puisque ce salaud de pharmacien de la rue des Lauriers m’a refusé mon
ordonnance en employant à son sujet un drôle de mot :
« obsolète ».
Cela est passé. Je suis un
fonctionnaire-tueur et je dois obéir. L’obéissance est le gage d’une vie
heureuse. Cela doit avoir lieu demain. J’ai réglé tous les problèmes de
logistique et établi un plan. C’est bien parce que je suis un professionnel que
l’on s’adresse à moi. Si j’en crois les voix toujours joyeuses de la Radio
d’Etat – pourquoi ces imbéciles passent-ils leur temps à rire ? –, il fera
très beau et il y aura beaucoup de monde. C’est heureux. J’aime voir clairement
la mort sur le visage des autres, et si je tombe sous les tirs de représailles,
ce sera en pleine lumière, en pleine gloire.
Strasbourg – Hambourg, avril 2019
Frédéric Perrot
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