Seul, dans mon atelier
d’ingénieur, je trace des plans,
Je signe des projets,
isolé en ce lieu,
Loin de tout et de
moi-même…
Auprès de moi,
accompagnement banalement sinistre,
Le cliquetis crépitant
des machines à écrire.
Quelle nausée de la
vie !
Quelle abjection, cette
monotonie !
Quelle léthargie, cette
façon d’être !
Jadis, quand j’étais un
autre, il y avait des châteaux, des cavaliers
(Peut-être des images de
mes livres d’enfant),
Jadis, quand j’étais en
accord avec mes rêves,
Il y avait les grands
paysages du Nord, éblouissements de neige,
Il y avait les grandes
palmeraies du Sud, luxuriantes de vert.
Jadis.
Auprès de moi,
accompagnement banalement sinistre,
Le cliquetis crépitant
des machines à écrire.
Nous avons tous deux
vies :
La vraie, qui est celle
que nous avons rêvée dans notre enfance,
Et que nous continuons de
rêver, adultes, sur un fond de brouillard ;
La fausse, qui est celle
que nous vivons dans le commerce des autres,
Celle qui est pratique et
utile,
Celle où nous finissons
dans un cercueil.
Dans l’autre, il n’y a ni
cercueils ni morts,
Il n’y a que les images
de l’enfance :
De grands albums coloriés
qu’on ne lit pas mais qu’on regarde,
De grandes pages en
couleur que l’on se rappelle plus tard.
Dans l’autre, nous sommes
nous-mêmes,
Dans l’autre, nous
vivons ;
Dans celle-ci, nous
mourons, car mourir est le sens de la vie ;
En ce moment la nausée me
fait vivre dans l’autre…
Mais auprès de moi,
accompagnement banalement sinistre,
Le cliquetis crépitant
des machines à écrire hausse la voix.
L’auteur
peut se dire « ingénieur », puisqu’il s’agit d’Alvaro de Campos, un
de ses « hétéronymes », ou doubles fictifs pour simplifier, auquel
Fernando Pessoa a prêté une œuvre abondante, une biographie documentée et
certains de ses poèmes les plus fameux (Bureau de tabac).
Parmi
un grand nombre d’écrivains imaginaires, il y en aurait plus de soixante-dix, les
quatre « hétéronymes » les plus importants sont Alberto Caeiro,
Ricardo Reis, Alvaro de Campos et Bernardo Soares, auquel est attribué Le
Livre de l’intranquillité. Frédéric Perrot
Choix de poèmes d’Alvaro
de Campos
Traduits du portugais par
Michel Chandeigne, avec la collaboration de Pierre Léglise-Costa et de René
Tavernier
Fernando Pessoa, je ne
suis personne (une anthologie)
Sur
Fernando Pessoa et ses hétéronymes, à lire du regretté Antonio Tabucchi, Une
malle pleine de gens.
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