dimanche 1 octobre 2023

Fernando Pessoa, Dactylographie

 


Seul, dans mon atelier d’ingénieur, je trace des plans,

Je signe des projets, isolé en ce lieu,

Loin de tout et de moi-même…

 

Auprès de moi, accompagnement banalement sinistre,

Le cliquetis crépitant des machines à écrire.

Quelle nausée de la vie !

Quelle abjection, cette monotonie !

Quelle léthargie, cette façon d’être !

 

Jadis, quand j’étais un autre, il y avait des châteaux, des cavaliers

(Peut-être des images de mes livres d’enfant),

Jadis, quand j’étais en accord avec mes rêves,

Il y avait les grands paysages du Nord, éblouissements de neige,

Il y avait les grandes palmeraies du Sud, luxuriantes de vert.

 

Jadis.

 

Auprès de moi, accompagnement banalement sinistre,

Le cliquetis crépitant des machines à écrire.

 

Nous avons tous deux vies :

La vraie, qui est celle que nous avons rêvée dans notre enfance,

Et que nous continuons de rêver, adultes, sur un fond de brouillard ;

La fausse, qui est celle que nous vivons dans le commerce des autres,

Celle qui est pratique et utile,

Celle où nous finissons dans un cercueil.

 

Dans l’autre, il n’y a ni cercueils ni morts,

Il n’y a que les images de l’enfance :

De grands albums coloriés qu’on ne lit pas mais qu’on regarde,

De grandes pages en couleur que l’on se rappelle plus tard.

Dans l’autre, nous sommes nous-mêmes,

Dans l’autre, nous vivons ;

Dans celle-ci, nous mourons, car mourir est le sens de la vie ;

En ce moment la nausée me fait vivre dans l’autre…

 

Mais auprès de moi, accompagnement banalement sinistre,

Le cliquetis crépitant des machines à écrire hausse la voix.



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L’auteur peut se dire « ingénieur », puisqu’il s’agit d’Alvaro de Campos, un de ses « hétéronymes », ou doubles fictifs pour simplifier, auquel Fernando Pessoa a prêté une œuvre abondante, une biographie documentée et certains de ses poèmes les plus fameux (Bureau de tabac).

Parmi un grand nombre d’écrivains imaginaires, il y en aurait plus de soixante-dix, les quatre « hétéronymes » les plus importants sont Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos et Bernardo Soares, auquel est attribué Le Livre de l’intranquillité. Frédéric Perrot

 

Choix de poèmes d’Alvaro de Campos

Traduits du portugais par Michel Chandeigne, avec la collaboration de Pierre Léglise-Costa et de René Tavernier

Fernando Pessoa, je ne suis personne (une anthologie)

 

Sur Fernando Pessoa et ses hétéronymes, à lire du regretté Antonio Tabucchi, Une malle pleine de gens.



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