mardi 24 octobre 2023

Fernando Pessoa, Les autres n'existent pas (pour Rosanne)


 

L’une de mes constantes préoccupations est de comprendre comment d’autres gens peuvent exister, comment il peut y avoir des âmes autres que la mienne, des consciences étrangères à la mienne, laquelle, étant elle-même conscience, me semble par là même être la seule. Je conçois que l’homme qui se trouve devant moi, qui me parle avec des mots identiques aux miens, et qui fait des gestes semblables à ceux que je pourrais faire – je conçois qu’il puisse, en quelque façon, être mon semblable. Il en est de même, cependant, des images que je rêve à partir des illustrations, des héros que je vois à partir des romans, des personnages dramatiques qui passent sur la scène, à travers les acteurs qui les représentent.

Il n’est personne, me semble-t-il, qui admette véritablement l’existence réelle de quelqu’un d’autre. On pourra admettre qu’une autre personne soit vivante, qu’elle sente et pense comme nous-mêmes ; mais il subsistera toujours un facteur anonyme de différence, un désavantage matérialisé. Il est des figures des temps passés, des images-esprits contenues dans les livres, qui sont pour nous plus réelles que ces indifférences incarnées qui nous parlent par-dessus le comptoir, ou nous regardent par hasard dans le tram, ou qui nous frôlent en passant, au hasard mort des rues. Ces autres-là ne sont pour nous que paysage, et presque toujours invisible paysage, comme une rue trop bien connue.

Je considère comme m’appartenant davantage, comme plus proches par la parenté et l’intimité, certains personnages décrits dans les livres, certaines images que j’ai connues sous forme de gravures, que bien des personnes que l’on dit réelles, et qui relèvent de cette inutilité métaphysique que l’on appelle de chair et d’os. Et ce « de chair et d’os », en fait, les décrit fort bien : on dirait des choses découpées, posées sur l’étal marmoréen de quelque boucherie, morts qui saignent comme des vies, côtelettes et gigots du destin.

Je n’ai pas honte d’envisager les choses de cette façon, car je me suis aperçu que tout le monde en fait autant. Ce qui peut sembler du dédain de l’homme pour l’homme, de l’indifférence permettant de tuer des gens sans bien sentir que l’on tue, comme chez les assassins, ou sans penser que l’on tue, comme chez les soldats, provient de ce que personne ne prête l’attention nécessaire au fait – sans doute trop abscons – que les autres sont des âmes, eux aussi.

Certains jours, en certains instants que m’apporte je ne sais quelle brise, qu’ouvre en moi l’ouverture de je ne sais quelle porte, je sens subitement que l’épicier du coin est un être spirituel, que le commis qui se penche en ce moment à la porte, sur un sac de pommes de terre, est, véritablement, une âme capable de souffrir.

Lorsqu’on m’a annoncé hier que le caissier du tabac s’était suicidé, j’ai eu l’impression d’un mensonge. Le pauvre, il existait donc, lui aussi ! Nous l’avions oublié, nous tous qui le connaissions de la même manière que les gens qui ne le connaissaient pas. Nous ne l’en oublierons que mieux demain. Mais qu’il y eût en lui une âme – sans doute, puisqu’il s’est tué. Passions ? Soucis ? Certes… Mais il ne me reste, à moi comme à l’humanité entière, que le souvenir d’un sourire niais flottant au-dessus d’un veston bon marché, sale et de guingois aux épaules. C’est tout ce qui me reste, à moi, d’un homme qui a senti si fortement qu’il s’est tué de trop sentir, parce qu’enfin, on ne se tue certainement pas pour autre chose… Je me suis dit un jour, en lui achetant des cigarettes, qu’il serait bientôt chauve. En fin de compte, il n’a même pas eu le temps de le devenir. C’est l’un des souvenirs qui me restent de lui. Quel autre pourrais-je garder, au reste, dès lors que ce souvenir ne se rapporte pas réellement à lui, mais à une pensée que j’ai eue ?

J’ai soudain la vision du cadavre, du cercueil où on l’a placé, de la tombe, totalement anonyme, où on l’a probablement déposé. Et je vois soudain que le caissier du tabac était, d’une certaine façon, avec son veston de travers et son front chauve, l’humanité tout entière.

Ce ne fut qu’un moment. Aujourd’hui, maintenant, je vois clairement et en tant qu’homme, qu’il est mort. Rien d’autre.

Non, les autres n’existent pas… C’est pour moi que se fige ce soleil couchant, aux ailes lourdes, aux teintes dures et embrumées. Pour moi frémit sous ce couchant, sans que je le voie couler, le vaste fleuve. C’est pour moi qu’a été faite cette large place, s’ouvrant sur le fleuve où la marée vient refluer. On a enterré aujourd’hui le caissier du tabac dans la fosse commune ? Aujourd’hui, le couchant n’est pas pour lui. Mais, à cette seule pensée, et bien malgré moi, il a cessé aussi d’être pour moi…

 

 

Le texte est extrait du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa. Je l’ai lu dimanche soir lors de l’apéro-littéraire organisé chez lui par Michel. Ont été également lus des extraits d’Une saison en enfer, d’Edouard Levé, de Christophe Tarkos, de Boris Wolowiec… Frédéric Perrot.

   

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire