Musée d'Art Moderne de Strasbourg |
Tes
efforts demeurent lettres mortes. L’amour a fui au fil de l’eau. Semblable rêve
n’est plus possible.
À errer entre tes quatre murs, la tête
vide et le corps douloureux, tu crois te souvenir d’un prénom murmuré ayant la
saveur d’un printemps qui s’annonce, d’une peau fine couleur de désert qu’un
frisson parcoure, d’un bras à l’abandon sur le bord d’un drap froissé, de deux
yeux qui se ferment lentement dans l’étreinte.
Dans
un escalier laissant une impression de blancheur, tu rencontres une femme. Sa
chevelure noire tombe sur ses larges épaules, elle a la peau mate, son cou est
ridé, et en gravissant à pas lents les marches en faux marbre blanc, tu es
sensible au vif éclat de sa robe dont la frange sombre dans la poussière
s’étale. Sans prononcer un mot et comme si cela allait de soi, tu t’approches,
l’enlaces et commences à l’embrasser à pleine bouche en la poussant sans
violence contre le mur du palier. Mais tandis que tu l’embrasses, son visage
change, il se déforme sous tes yeux, il devient autre et tu t’écartes
légèrement. Tu ne ressens aucune peur alors que ses traits se convulsent sous
ton regard, et sans brusquerie aucune, d’un geste presque las, tu lui donnes un
coup pour faire tomber sa tête de son torse. La tête se décroche tout
naturellement, comme si elle n’était que posée et tu dois te pencher au-dessus
de la rampe de l’escalier pour la voir tomber au milieu d’un tas de chiffons et
d’autres saletés.
Le
couloir est sombre et deux filles dont ton dernier amour en date, à ton
approche s’enfuient en riant. Tu n’ignores pas ce à quoi elles étaient occupées
dans l’ombre complice et aveuglé par la jalousie, ton cœur battant dans ta
poitrine à te faire mal, tu te lances à leur poursuite. Tu les retrouves
serrées l’une contre l’autre dans l’angle formé par de hauts murs dont le plâtre
s’écaille, et à les regarder sans souffler mot, un instant elles te font songer
à deux enfants grelottants qui égarés dans une tempête de neige se soutiennent.
Ce n’est qu’une vision fugitive et sans fondement. Leurs visages proches à se
toucher comme deux masques grimaçants, elles rient de te voir si pâle, tremblant
de rage impuissante. Les mots de réconciliation que tu souhaiterais prononcer s’étranglent
dans ta gorge et tu sens tes bras retomber comme après un immense effort. Bouleversé,
tu pousses une porte et te retrouves dans une vaste salle éclairée où se
prépare une fête dont tu ne tardes pas à comprendre le genre. Tu es surpris d’y
rencontrer nombre de tes amis et de leur hâte à se déshabiller comme les
autres. Conscient de ton ridicule, tu erres parmi les convives, ne sachant où
poser ton regard et devant parfois retenir un rire nerveux. Tu n’as qu’un désir :
t’en aller, partir… Mais une jeune femme qui comme toi porte encore tous ses
vêtements et dont tu n’es pas certain qu’elle ne te prenne pas pour un autre,
accourt à ta rencontre en fendant la foule qui se presse autour de deux corps gigotant
sur le sol. Elle roule de grands yeux apeurés et son fin visage est tordu par
la souffrance. Pris au dépourvu, tu la serres dans tes bras. À demi-mots, elle te fait comprendre
qu’un homme de la soirée en a après ses longs cheveux noirs : par jeu ou
par vice, il veut les lui couper, et cela ne l’amuse pas, cela ne l’amuse plus…
Elle te demande de demeurer auprès d’elle. Veut-elle quitter la soirée ?
Tu l’assures que tu peux la raccompagner : tu n’es pas ici à ta place,
comme tu ne l’es nulle part… Elle s’y refuse pour quelque raison obscure et
disparaît dans une pièce attenante. Harcelé par un scrupule qui n’a pas de
raison d’être, tu négliges une soubrette venue t’offrir un cocktail et passes
dans l’autre pièce. Nue, avec les jambes écartées d’une façon qui te paraît
invraisemblable et dont tu songes qu’elle doit la faire souffrir, la jeune
femme est vautrée dans un large fauteuil en cuir où son corps chétif semble se
perdre… Elle pleure et répète d’une voix déchirante qu’elle ne veut pas, tandis
que derrière le fauteuil, se tient un homme qui penché et armé d’une paire de
ciseaux dont tu ne te souviens pas avoir jamais vu pareil modèle, est tout occupé
de lui couper les cheveux, dont de longues mèches épaisses, une à une, tombent
sur le sol…
Dans
un dédale de rues sales et humides, à l’aube, tu marches la tête basse. Tu ne
sais plus une fois encore où tu as pu te perdre et c’est sans importance. Pourtant,
il te semble que tu n’as pas toujours été cet être dénaturé qui fuit et
se fuit, que sans cesse harcèlent des souvenirs dont il n’est plus certain, que
sans cesse effraient de façon ridicule sans doute des visions, des coïncidences
que l’insomnie seule et le mauvais sommeil rendent frappantes, qui n’espère
plus rien, est indifférent, se livre lucidement à ce qu’il déteste… Quelque
chose a dû se briser, à un moment ou à un autre.
Le texte a été écrit au début des années 2000. Frédéric Perrot.
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