mardi 9 mai 2023

Hervé Prudon, La langue chienne (un extrait)

 


Gina n’avait pas d’enfant vivant, et me tirait la langue. Elle était une femme de télévision mais du côté le moins cathodique de l’écran, le côté chair et canapé. Gina était en chair et cette chair n’avait pas d’âme, pas de centre, pas de noyau dur et pas de structure sinon le canapé. Si je lui ramenais un requin, ça lui arracherait sans doute un sourire. Mais le sourire s’adresserait-il à moi ?  

La pluie en crise de larmes s’est mise à grêler le satin du sable d’une méchante vérole.

J’étais en pleine crise poétique. Il fallait s’abriter.  

Le ciel est devenu la peau d’un grand tambour douloureux.

De grands anges de lumière avançaient vers moi. Ils étaient la réincarnation de petits bébés morts. Et derrière eux venait la sainte, une féminité brûlée vive. Elle portait une armure étincelante et un étendard aux couleurs rouge et or du football club de Lens. Son sourire était figé dans la lave. Ses yeux étaient des plis et des replis du ciel. Un atelier de peintres fous barbouillaient le ciel. Le ciel avait une substance humaine. Cette substance s’appelait souffrance. De l’autre côté du ciel, tout se passait bien, les gens rigolaient ou pratiquaient le yoga. J’ai tendu les bras d’un côté et de l’autre, sans me protéger les yeux, ni me voiler la face, et je suis tombé à genoux ; j’ai rampé dans le sable mouillé en surface, et chaud dessous, la chienne à mes côtés.

Je me suis introduit toujours à plat ventre dans une sorte bunker à moitié végétal, une caverne clandestine de braconnier des dunes et garennes à lapins, avec la chienne qui me collait sa truffe dans la main.

Humidité d’un caveau, d’une soute, d’un cachot, pas celle d’un utérus.

Humidité des tranchées, de la guerre au nord de la Seine et de la Somme.

Humidité de sueur froide.

Certaines longues gouttes de pluie s’immisçaient dans la cabane et pendaient comme des stalactites à des toiles d’araignée.

Humidité d’une truffe.

Humidité du corps des saintes statufiées dans les églises au nord de la Seine et de la Somme.

Je n’avais pas peur de l’avenir, mais du passé.

Humidité des cryptes et des cales des navires qui croisent en mer du Nord.

Humidité glacée des vieilles larmes. umidité Hum

J’étais dans un repli du temps.

Je purgeais une peine. J’étais content de purger cette peine. C’était sans doute la peine d’un autre.

J’ai vu le repli se replier sur moi, comme un ciel d’encre enveloppe la barque du fou et la renverse, avec sa noire cargaison d’âmes.

 

Hervé Prudon, La langue chienne

 

 

Quatrième de couverture

 

La Langue chienne, au départ, est une histoire inspirée d’un fait divers réel bien noir, dont la banalité confine au sordide : un homme est brûlé vif par sa femme et son amant après avoir été pendant des mois leur souffre-douleur. Seulement, l’écrivain qui est ici à la manœuvre, c’est Hervé Prudon. Manchette disait à propos de lui : « J’ai de la considération pour cet homme, car il œuvre avec passion et capacité. » Dans La Langue chienne, il transforme le fait divers en mythe servi par la langue de Genet et de Céline, entrecoupée par les silences de Beckett. Le narrateur, Tintin, est un rejeton abandonné de la classe moyenne dans un pavillon de Marquebuse, une cité maritime du Pas-de-Calais. Tintin a beau être un mari complaisant, il énerve. Son goût de la poésie, de la lecture… Pour un peu, il se mettrait à écrire. Alors, Tintin va consciemment au martyre : il sait que « le seul mensonge qui tienne debout, qui dure longtemps, c’est la langue du chien qui lèche la main qui le bat ».

 

                                                           Jérôme Leroy


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