lundi 20 décembre 2021

Je parle de ce vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions littéraires (Leopardi)



Si j’avais le génie de Cervantès, qui a purgé l’Espagne de la vogue des chevaliers errants, je ferais un livre pour purger l’Italie et le monde civilisé d’un vice qui, compte tenu de la douceur de nos mœurs, et peut-être aussi dans l’absolu, n’en est pas moins cruel et barbare que les restes de brutalité médiévale fustigés par Cervantès. Je parle de ce vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions littéraires : c’est un mal qui sévit depuis la haute Antiquité, mais qui resta longtemps supportable, étant donné sa rareté ; mais maintenant que tout le monde se mêle de créer et qu’il n’est rien de plus difficile que de trouver quelqu’un qui ne soit point auteur, c’est devenu un fléau, une calamité publique, un tourment supplémentaire infligé à l’humanité. Je ne plaisante pas quand j’affirme que cette manie rend suspectes les relations et dangereuses les amitiés ; en vérité personne ne se trouve plus en sûreté nulle part et chacun risque à tout moment de subir le supplice d’interminables proses et de milliers de vers, sans même que le prétexte longtemps allégué pour justifier ces séances, à savoir l’avis de l’auditeur, ne soit invoqué aujourd’hui ; en effet tout se passe manifestement dans le seul but de donner à l’auteur le plaisir d’être écouté et de se voir discerner à la fin les compliments obligés. Je crois vraiment qu’il est peu d’occasion où apparaisse davantage la puérilité foncière de l’homme et où l’amour de soi puisse conduire à un tel degré d’aveuglement et de sottise. Il est remarquable de voir à quel point peut s’abuser notre esprit ; en effet chacun connaît bien l’indicible ennui qu’il y a à écouter les productions des autres ; et lorsqu’à son tour il veut faire entendre les siennes, il ne peut manquer de voir ses invités blêmir et prétexter toutes sortes d’empêchements afin de s’éclipser. Mais rien ne l’arrête et c’est avec une ténacité de fer et la voracité d’un fauve affamé qu’il traque sa proie par toute la ville et, l’ayant rattrapée, la ramène vers son triste destin. Il peut bien, durant la lecture, sentir, aux bâillements, aux contorsions, aux grimaces et à mille autres signes, quelle mortelle angoisse étreint son auditoire, mais il n’en poursuit qu’avec plus d’acharnement sa harangue, criant à en perdre la voix pendant des heures, que dis-je, des journées et des nuits entières ; et ses auditeurs sont depuis longtemps tombés en syncope lorsqu’il cède lui-même à la fatigue, épuisé, mais non repu. Il est certain qu’au moment où l’homme assassine ainsi son prochain, il ressent un plaisir céleste presque surhumain, sinon nous ne verrions pas tant de gens déserter pour ce dernier tous les autres plaisirs, jusqu’à en oublier le manger et le dormir et à perdre de vue la vie et le monde. En fait, l’homme est persuadé d’exciter l’intérêt de toute personne à laquelle il s’adresse, car autrement il irait déclamer dans le désert plutôt que devant un public. Or, chacun sait par expérience quel plaisir éprouve celui qui entend de tels discours (je dis bien entend et non écoute), et j’en connais beaucoup qui lui préféreraient n’importe quel châtiment corporel. Ce massacre n’épargne pas les récits les plus beaux et les mieux tournés, qui sitôt que leur auteur en donne lecture, deviennent mortellement ennuyeux. A ce propos, un philologue de mes amis notait que s’il est vrai qu’Octavie s’est évanouie en entendant Virgile lire le sixième livre de l’Enéide, ce n’est probablement pas tant à cause du souvenir de son fils Marcellus qu’en raison de l’ennui distillé par la lecture.

Tels sont les hommes. Et telle est la maladie dont est affligée l’espèce humaine : une manie barbare, ridicule et indigne d’une créature rationnelle, un véritable fléau, commun aux peuples les plus raffinés, à tous les caractères et à toutes les époques. Italiens, Français, Anglais, Allemands ; hommes de grand conseil, pleins de talents et de mérites ; parfaits hommes du monde, exquis de manières, friands d’épingler les ridicules et de les railler, ils deviennent tous des enfants cruels lorsqu’ils ont l’occasion de réciter leurs écrits. Ce vice n’est pas seulement l’apanage de notre époque, il fut aussi le lot de celle d’Horace, à qui il paraissait déjà insupportable, et de celle de Martial, qui, à un flatteur lui demandant pourquoi il ne lisait pas ses vers, répondit : pour ne pas avoir à entendre les tiens.

Il en fut de même à la meilleure époque des Grecs : Diogène le Cynique se trouvait un jour en compagnie de quelques personnes qui se mouraient d’ennui à une lecture de ce genre ; voyant l’auteur arriver à la fin de son rouleau, il dit : Courage, les amis, je vois la terre !

Mais aujourd’hui le phénomène a pris de telles proportions que les auditeurs, même forcés, peuvent à peine satisfaire aux exigences des auteurs. Conscients du problème et persuadés que réciter ses œuvres fait partie des besoins naturels de l’homme, des gens industrieux de ma connaissance ont eu l’idée de s’en faire, comme pour tout autre besoin public, une source de revenus. A cet effet, ils ouvriront bientôt une école, une académie ou un athénée d’auditions ; là, à toute heure du jour ou de la nuit, eux-mêmes ou du personnel salarié écouteront tous ceux qui voudront lire leurs œuvres selon un tarif précis : pour la prose, un écu la première heure, deux la seconde, quatre la troisième, huit la quatrième et ainsi de suite en progression géométrique. Pour la poésie, le double ; et pour tout passage déjà lu une fois, une lire par vers. Si l’auditeur s’endort, un rabais d’un tiers sera accordé sur le total. En cas de convulsions, de syncopes et autres incidents plus ou moins sérieux survenant en cours de lecture, l’établissement sera pourvu de sels et de remèdes administrés à titre gratuit. Ainsi, en exploitant commercialement un organe aussi peu rentable que les oreilles, on ouvrira un nouvel horizon à l’industrie, et l’on contribuera à l’enrichissement général.

 

 

 

Giacomo Leopardi, Choix de Pensées

Traduit de l’italien par Joël Gayraud


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