En
l’espace d’une semaine, les choses avaient eu le temps de profondément changer,
car en sortant la première fois du centre de la rue du Jura où nous venions,
Jules et moi, de faire le test, j’avais été contraint à l’honnêteté d’une
pensée inavouable : que je tirais une sorte de jubilation de la souffrance
et de la dureté de notre expérience, mais cela je ne pouvais pas le partager avec
Jules, il eût été obscène de vouloir le torturer dans cette complicité. Depuis
que j’ai douze ans, et depuis qu’elle est une terreur, la mort est une marotte.
J’en ignorais l’existence jusqu’à ce qu’un camarade de classe, le petit
Bonnecarère m’envoyât au cinéma le Styx, où l’on s’asseyait à l’époque dans des
cercueils, voir L’enterré vivant, un film de Roger Corman tiré d’un conte
d’Edgar Allan Poe. La découverte de la mort par le truchement de cette vision
horrifique d’un homme qui hurle d’impuissance à l’intérieur de son cercueil
devint une source capiteuse de cauchemars. Par la suite, je ne cessai de
rechercher les attributs les plus spectaculaires de la mort, suppliant mon père
de me céder le crâne qui avait accompagné ses études de médecine, m’hypnotisant
de films d’épouvante et commençant à écrire, sous le pseudonyme d’Hector
Lenoir, un conte qui racontait les affres d’un fantôme enchaîné dans les
oubliettes du château des Hohenzollern, me grisant de lectures macabres
jusqu’aux stories sélectionnées par Hitchcock, errant dans les cimetières et
étrennant mon premier appareil avec des photographies de tombes d’enfants, me
déplaçant jusqu’à Palerme uniquement pour contempler les momies des Capucins,
collectionnant les rapaces empaillés comme Anthony Perkins dans Psychose,
la mort me semblait horriblement belle, féériquement atroce, et puis je pris en
grippe son bric-à-brac, remisai le crâne de l’étudiant de médecine, fuis les
cimetières comme la peste, j’étais passé à un autre stade de l’amour de la
mort, comme imprégné par elle au plus profond je n’avais plus besoin de son
décorum mais d’une intimité plus grande avec elle, je continuais inlassablement
de quérir son sentiment, le plus précieux et le plus haïssable d’entre tous, sa
peur et sa convoitise.
À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie est un roman autobiographique d’Hervé Guibert paru
en 1990. Il devait par la suite devenir le premier volet d’une « histoire
personnelle du sida ».
Outre la découverte de sa séropositivité et l’espoir d’être sauvé de la maladie par un riche « ami » (Bill) qui se révèlera être un imposteur, Hervé Guibert y raconte les derniers mois du philosophe Michel Foucault (rebaptisé Muzil). Hervé Guibert est mort le 27 décembre 1991, à l’âge de trente-six ans.
Cela me replonge dans un passé lointain...
RépondreSupprimerMon insouciance - à peu près totale - se mangeait le mur invisible et transmissible d'un (tiens tiens...) virus ! La fête n'était plus aussi joyeuse : l'ennemi était partout !
Super bouquin !
Merci pour ton commentaire René, et ces souvenirs d'un passé lointain !
SupprimerCela me replonge aussi lontemps en arrière. J'aimais tant cet écrivain.
RépondreSupprimer"Muzil allait mourir, incessamment sous peu, et cette certitude me défigura dans le regard des passants qui me croisaient, ma face en bouillie s'écoulait dans mes pleurs et volait en morceaux dans mes cris, j'étais fou de douleur, j'étais le Cri de Munch."
<3
Un autre passage. Extrait de mon journal.
SupprimerExcellent passage, drôle et féroce, où il décrit l’influence de Thomas Bernhard sur son écriture comme une « métastase », qui se finit ainsi : « … je n’ai pas baissé les bras devant la compréhension du génie, au contraire je me suis rebellé devant la virtuosité de Thomas Bernhard, et moi, pauvre Guibert, je jouais de plus belle, je fourbissais mes armes pour égaler le maître contemporain, moi pauvre petit Guibert, ex-maître du monde qui avait trouvé plus fort que lui et avec le sida et avec Thomas Bernhard. » (Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, p.230-233)